Émergence de l'outrecorps

Philippe Chéron

Description

Informatique, génétique, robotique... Trois des piliers du développement vertigineux de la modernité technologique servent de prétexte à une vision poético-théâtrale de l’évolution du monde vers le transhumain.
Ce court récit en trois actes se joue d’une terminologie scientifique et fait la part belle au domaine de l’étrangeté et du drolatique.
En se déroulant, la prose active ses antennes. Elle permet ainsi à l’être en-manque-de-l’autre de palper la virtuelle trame textuelle et de faire mollement déborder la chair de l’outrecorps. Il prendra alors sa place « dans le ballet des atomes de l’entre-nous, de l’autre-vous, de l’outre-tous ».

Sujets

• Poetry
• Poésie
• Littérature

Informations

• Publié par: Edilivre
• Date de parution: 06 octobre 2017
• Nombre de lectures: 0
• EAN13: 9782414126385
• Langue: Français

Extrait

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ISBN numérique : 978-2-414-12636-1

© Edilivre, 2017
Emergence de l’outre corps

« Je ne t’ai donné ni visage ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. […] Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toi-même, librement, à la façon d’un bon peintre ou d’un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme. » (Pic de la Mirandole, Oratio de hominis dignitate )
Outretoiles
LE BOUILLONNEMENT MULTICOLORE d’un tableau animait un mur d’un atelier vétuste transformé en laboratoire. Le contraste entre une composition plastique faite de signes mystérieux en quête de leur signification et la rigueur austère de la pièce, donnait une impression d’égarement. Le large cadre rectangulaire qui corsetait cette œuvre tranchait violemment et jouait le rôle d’un carcan noir, sombre comme une tombe, aspirant toute énergie passant à proximité de ses invisibles tentacules.
Un rayon de soleil égayait néanmoins le lieu, s’efforçant de rivaliser avec le dynamisme coloré de la peinture. Par effet de contre-jour il enfonçait cette dernière dans une pénombre qui vibrait en s’abandonnant à la mélodie diffusée par un poste de radio. Les notes s’enroulaient en voluptueuses volutes autour des rais de lumière qui traversaient les vitres en diagonale, avant de s’évanouir dans les airs ou d’être happées par le cadre du tableau.
Se glisse alors une silhouette dans la glace d’une vieille armoire située sur la gauche. Voici qu’entre en lice un bipède au teint gris. Humble d’apparence, la ruse et des appétits ardents quoique encore assoupis se dissimulent peut-être sous son visage émacié, impassible, vide d’émotions.
Une fois installé à un bout d’une longue table trônant au milieu du local, il pose sa tête entre ses mains et fixe le tableau qui lui semble frémir et s’agiter au rythme de la musique, comme un monde pris de convulsions.
N’ignorant pas qu’à certaines époques le futur est fait de bulles évanescentes, il doit agir sans tarder et s’efforcer de trouver la meilleure manière d’élaborer un réseau d’outres et, à terme, un outreréseau – tentative aussi hasardeuse que courageuse visant à frayer un chemin vers la potentialité d’un champ reproductif, à tracer une voie menant à l’outrechair, à l’outrecorps de l’outrevie.
Oui, il y aura un jour une petite suite de textes d’outreloin et d’outrelien, des textes-outres en somme. Des outres en peau de loutre qui pourraient servir de poutres pour l’expérience à venir.
D’aériennes poutrelles, oui, adroitement enchevêtrées, finement reliées, organiquement gainées de soie et revêtues de fourrure – chaque combinaison jolie comme fleur, marionnette fécondée fécondante. Elles structureront avec subtilité le texto-monde.net, en renouvelleront l’outrecuidance tout en frustrant aimablement ses carences.
Il se pourra qu’apparaissent ensuite d’autres outres, qui seront contenues contenantes : des sortes d’outres russes, des poupées moulées roulées, emboîtées en un produit bien ficelé, mêlant interactivement les humeurs de ces gousses enchâssées les unes dans les autres.
Si les conditions métaphoriques sont bonnes, un outrelà surgira, qui parviendra à galvaniser l’outremoi. Ce dernier foncera alors à tombeau ouvert vers l’orée de l’outremonde ! Il finira par passer outre le voile sans tain. Il élargira l’entrée du labyrinthe jusqu’à parvenir, le corps crûment fouetté par les embruns, à palper minutieusement la trame textuelle de l’outreréseau. Il naviguera toutes toiles dehors !
 
 
LA CRÉATURE AU CRÂNE CHAUVE luisant et comme métallisé se sent emmaillotée dans le filet indiscernable de sa propre nuit, attrapée par les engrenages d’un projet de fécondation à l’issue incertaine. Elle murmure pour elle-même après quelques instants d’hésitation :
Pas de doute, il était vraisemblablement trop tôt et au même instant trop tard. Plusieurs facteurs et paramètres de l’équation grammaticale ont été mal calculés et ont dû décliner vers des excès de paronomase, patiner entre les lignes trop tendues, gripper en chaîne… D’où cette perte notoire de fluidité dans l’espace-temps du verbe.
Entre les deux pôles, qui n’étaient pas constitués que de particules pulsionnelles, restait à attendre patiemment la béance sournoise, la faille moussue d’où devait émerger le don d’être devant et derrière, ici et là-bas, en tous points à la fois.
L’éventualité d’un appel d’air aurait pu s’avérer inéluctable : une grimace inimaginable, la fulgurance féline d’une gesticulation ciselée.
 
 
LE PERSONNAGE MÉDITE, concentré, tendu, rigide tout à coup, gourd. Affolé et comme décoiffé par une charge électrisante inquantifiable jaillissant probablement du tableau formant réseau et de son cadre ténébreux qui captent son attention, pris d’une nostalgie inouïe dans sa solitude de silicone, il se lamente :
À quand le retour de l’infinie beauté de leurs yeux qui irradiaient avec une fixité marmoréenne ? C’est d’eux qu’émanait le parfum de ces pensées trop denses, capiteuses...