La Ville au yeux d or
176 pages
Français
176 pages
Français

Description

Une femme revient à Alger pour y écrire un livre. Renouant avec son passé sur un mode hallucinatoire et fantasmatique, elle se perd au milieu de personnages fabriqués de toutes pièces. Un prétexte tout trouvé pour mettre en scène la ville de tous les envoûtements, ses monstres, ses chimères, ses amours. Alger et son extraordinaire vitalité poétique à l’épreuve du temps. L’héroïne c’est elle, la sublime. Ce roman revisite des mythes dispersés et réinvente le conte des origines, jouant avec la fiction et les fragments mémoriels, tout en explorant la fascination des langues au prisme d’un imaginaire de l’exil, cette « crânerie ».

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 11 juillet 2021
Nombre de lectures 1
EAN13 9789947622971
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0791€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

c
o
l
l
e
c
t
i
o
n
l
e
t
t
r
e
s
LA VILLE AUX YEUX D’OR
Keltoum STAALI
LA VILLE AUX YEUX D’OR
roman
Villa n°6, lot. Saïd Hamdine, 16012, Alger
© Casbah-Editions, Alger, 2021. ISBN : 978 - 9947- 62 -297  1. Dépôt légal : Février 2021. Tous droits réservés.
Mon petit frère n’est pas mort. Pas encore. Puisque je ne suis pas encore née. Plus tard je le dirai. Je raconterai peut-être ce que je sais. C’est-à-dire pas grand-chose. Une histoire construite patiemment avec des bribes de souvenirs glanés chez les uns et chez les autres. Des fantasmes enkystés dans mon cerveau d’enfant nourri de ïlms de pirates et de chevaliers les jeudis après-midi. Mis bout à bout et avec un peu de talent, ces morceaux forment un patchwork qui ïnit par ressembler à une histoire que je pourrais raconter. Un peu mon histoire. Celle de Meryem, à qui je délègue la responsabilité de raconter ou d’incarner un personnage quand je serai fatiguée de l’être. Parce qu’écrire, n’est-ce pas, c’est faire de soi un personnage. Elle prendra ma place de temps en temps, pour les besoins du livre, et vivra ce que j’aurais pu, ou voulu vivre sans jamais l’oser. Elle campera un personnage de roman, nourrie de mes fantasmes et de mes lâchetés, de mes lectures et de mes rêveries. Car ceci est un roman. Elle tentera de ressembler à un personnage en bonne et due forme, un être de
8
La Ville aux yeux d’or
papier sur lequel se projettent des passions, des désirs, des souvenirs. A qui ressemble-t-elle ? Je ne saurais le dire pour le moment. Faut-il qu’elle ressemble à quelqu’un ? Je ne le crois pas. A moi probablement. A certaines femmes que j’ai croisées dans la vie et dans les livres. Elle est en train de grandir dans les tapotements de mes doigts sur le clavier. Elle apporte avec elle des réminiscences de voix, tantôt douces comme un chant de nuit, tantôt éraillées d’avoir trop fumé. Elle jette des regards tranchants et se cache derrière un sourire à toute épreuve. Peut-être qu’elle est belle. Ses cheveux accrochent des boucles aux nuages, ses longues mains sont encerclées d’écume. Elle a un cœur usé d’avoir servi et des yeux dorés par les embruns. Je me servirai d’elle le moment venu. Peut-être que vous ne vous en rendrez même pas compte. Elle sera mon déguisement de personnage, ma tenue de camouage, mon voile, que je revêtirai quand le besoin se fera sentir. Elle sera un paravent contre les facilités littéraires, les pièges de l’écriture en miroir. Une garantie d’authenticité. Je lui ferai vivre des aventures que je n’ai pas vraiment vécues. Je lui ferai prendre des risques que je me garderai bien de prendre. Je sens que je vais bien m’amuser. Mon petit frère n’est pas mort. Si c’était le cas je le saurais. Personne n’en a parlé. Avant ma naissance il y a cet espace ottant où se réfugient mes songes. Les rêves y croisent des chants dans une langue intraduisible. Comme un chant de mère qui voudrait bercer son enfant mort. Toute la puissance végétale
La Ville aux yeux d’or
9
d’un pays en tension s’y concentre. Un chant d’une essence violente quand la mort touche au vivant et que les forces cosmiques pulvérisent les territoires de la mémoire handicapée. C’est un soufe de bébé dis-paru qui réveille les fantômes, les appelle, « chacun par son nom » comme dans ces lettres ridiculement stéréotypées que les immigrés envoient au bled. Je vous écris ces quelques mots pour vous dire de mes nouvelles qui sont bonnes et en parfaite santé en espérant vous trouver de même. Et pour la formule ïnale : je vous salue tous, chacun par son nom. Un jour sans doute, une lettre semblable a été écrite ou dictée (à qui) par mon père. Je vous écris ces quelques mots pour vous donner de nos nouvelles… qui sont bonnes ? Les automatismes épistolaires ont-ils résisté à l’annonce de la tragédie ? Nos nou-velles sont bonnes,elhamdoulilah, mais notre ïls est décédé. Qu’Allahl’accueille dans son vaste paradis. Dieu a voulu le reprendre, sa volonté est sacrée. C’est lui qui décide de tout, à lui nous appartenons, à lui nous allons. Suivaient peut-être quelques formules rituelles.Allahyrehmouetc. Je te ferai un tombeau mon amour. Toi qui gis dans une fosse commune, terre chaude et gluante, à Marseille, veillé par un saintroumi, inconnu au bataillon, dans la fosse des pauvres. Tous les cierges du monde pour endormir tes paupières de glace dans les églises de montagne. Toutes les prières de la terre pour bercer la fragile amme du non-souvenir, de la non-mémoire et de l’anonymat. Car tu as cédé ton
1
0
La Ville aux yeux d’or
nom. Tu n’es plus aujourd’hui qu’un petit frère sans identité, sans défense. Là-bas au village, on a accueilli la nouvelle avec le fatalisme d’usage, celui qui reçoit sans ciller les mauvaises nouvelles. Tant d’enfants meurent tous les jours. D’autres naissent. Heureusement, Dieu, dans sa grande générosité, les remplace très vite. Le petit frère est remplacé par un autre petit frère à qui il abandonne son prénom, comme un jouet devenu inutile, puis s’efface. Un mort qui n’a même pas de nom. Même pas vrai. Par ce subterfuge, un petit frère remplace un petit frère. Le remplace. Prend son nom. Un jour il y a eu un vide. J’ai dû chercher partout le petit bonhomme en barboteuse qui marchait en se tenant au mur. La maison a entendu les rires et les premiers babils. Tout cela a pourtant existé. Ses mains sur les murs. Ses petits pieds heureux d’avancer. Puis plus rien. Ou presque. Le silence a fait ofïce de linceul. Un autre bébé est arrivé. Pourvu qu’il ait comblé le vide.
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents