Le ver à soie
174 pages
Français

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Description

« L’Indochine c’est terminé ! », s’est écrié Ray, au cours d’une escale effectuée par « Le Scobryn », bateau affrété par la France pour rapatrier les familles prises de panique.
En mai 1954 la France perd la bataille de Diên Biên Phu, mettant fin à environ soixante-dix ans de colonisation. Deux ans plus tard, un bateau appareille dans la rade de Marseille avec à son bord des passagers qui fuient leur pays : le Viêt Nam. Accompagné d’une partie de sa famille, Ray, un gamin de seize ans né au Cambodge, s’apprête, le cœur vacillant, à mettre pied sur une terre étrangère. On suppute qu’un lointain ancêtre a fait voile en sens inverse pour tenter d’échapper à la ruine causée par la débâcle de 1870. La colonisation française a placé l’Indochine sous son joug depuis une quinzaine d’années. Ce paysan va tisser des liens en Indochine, terre pétrie de passion et de souffrances, lui rappelant ainsi la sienne.
La grande Histoire va peser sur les protagonistes, emportés dans la tourmente d’une guerre coloniale qui influera sur le devenir de plusieurs générations. Dans un contexte aussi troublé, qui aurait pu imaginer que Ray, le plus jeune membre de cette famille frappée par la guerre, la misère, contrainte à la fuite, deviendrait un physicien et un astrophysicien de renommée internationale ?
La collusion entre deux mondes, les influences culturelles et religieuses, la question des origines et de la filiation constituent les éléments de ce récit autobiographique dans ses grandes lignes.

Informations

Publié par
Date de parution 05 juin 2017
Nombre de lectures 0
EAN13 9782312052144
Langue Français

Extrait

Le ver à soie
Martine Pellegrina
Le ver à soie
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
© Les Éditions du Net, 2017
ISBN : 978-2-312-05214-4
Les origines
Le village était exsangue, les recruteurs de l’armée napoléonienne avaient ratissé les campagnes, faisant payer aux hommes un rude tribut et infligeant de lourdes pertes aux familles.
Lorsque la France s’engagea dans une nouvelle guerre face à la Prusse, le marin pensait échapper à l’enrôlement du fait de sa situation familiale. Les paysans traînaient les pieds pour aller à boucherie, et lorsque le garde champêtre tambourina l’ordre de mobilisation dans le village adressé à tous les hommes valides de vingt-et-un à quarante ans, certains tentèrent, avec la complicité des leurs, de se « mucher {1} » dans les endroits où la maréchaussée ne viendrait pas les déloger.
Peu enclin par nature à la rouerie, le marin n’eut pas recours à ce subterfuge, bien mal lui en prit !
Au conseil de révision, il suivait dans la file l’un de ses « pays », un jeune homme peu attiré par le prestige de l’uniforme, qui déclara être : « un infirme, miraud comme une taupe et n’y voyant goutte à plus de dix pas ». Le marin, appelé à témoigner, confirma les dires du petit malin, après tout, entre petites gens, il fallait bien se serrer les coudes !
Les membres du conseil, soucieux de boucler leurs effectifs, trouvèrent en la personne du marin une recrue qui pourrait faire l’affaire, d’autant qu’ils ne perdaient pas au change, le gredin ayant l’air bien plus costaud que l’avorton, bigleux ou non !
Le marin avait reçu la nouvelle sans broncher, il se rhabilla avec son air placide ; c’est à peine si ses mains tremblaient en boutonnant sa chemise.
C’est seulement à son retour qu’il réalisa ce qui arrivait. La dernière côte avant d’atteindre le village était sévère, les chevaux l’amorcèrent poussivement ; au sommet du promontoire le vallon apparut dans toute son étendue. Le paysan dirigea son regard vers la droite, là où la végétation se faisait encore plus dense, il situa sans hésiter sa maison, repérable au noyer unique entre tous, par sa hauteur et sa ramure généreuse. En tous points du village, quel que soit l’endroit où l’appelait son labeur, il oubliait sa fatigue rien qu’en fixant ce repère qui le rapprochait de Mariette. Rassuré, il pouvait reprendre de plus belle. Jamais pourtant il n’avait autant appréhendé leurs retrouvailles, il ne savait lui mentir, mais comment avouer les circonstances dans lesquelles son enrôlement s’était effectué ? Il pesta contre la malchance…, pourquoi le sort avait-il placé ce roublard au mauvais endroit, scellant ainsi le sort de sa famille ?
Rentré au bercail, le marin s’affala sur le banc. Mariette, dans l’attente d’une bonne nouvelle, avait soigné la cuisson des légumes en ajoutant dans la marmite une tranche de lard bien épaisse. La mine sombre et la bouche crispée de son mari la renseignèrent immédiatement sur la gravité du moment, elle le servit copieusement puis retourna vers l’âtre pour éparpiller les braises afin de cacher ses yeux embués de larmes. Il mangea bruyamment pour combler le silence pesant qui s’était installé, savourant à chaque lampée le bonheur de ce repas frugal mais riche de la présence bienfaisante des êtres chers. Il força un peu plus qu’à l’habitude sur le chabrot, en versant dans son bol le vin suret qui s’adoucit en léchant les restes encore fumants de soupe, puis il ratrucha {2} consciencieusement le mélange. Après avoir rangé son couteau dans sa poche, il osa poser un regard coupable sur sa femme.
Les mobilisés furent éparpillés sur les trois fronts ; contre toute attente, le marin échappa à la règle qui consistait à arracher les paysans de l’influence débilitante de leur région : il servirait en tant que fantassin, enrôlé sous le commandement de Faidherbe, et bataillerait à Bapaume, à deux pas de chez lui, pour ainsi dire.
Cet homme frustre partit au combat le cœur en lambeaux, et les discours emphatiques, déclamés à l’unisson en faveur de la guerre civilisatrice ou en hommage à la vaillance des soldats, n’y changèrent rien. Au village, adversaires et partisans du conflit s’étaient finalement rassemblés pour mettre en train les appelés. Durant la cérémonie d’adieu, le maire s’empêtra dans une invocation à la patrie invincible et triomphante ponctuée par les roulements de tambour du garde champêtre, un ennuyeux salmigondis constitué de bruit et de verbiage invectivant le prussien, une diatribe bien incapable de raviver la juste flamme belliqueuse du marin : il laissait derrière lui une femme et un fils qui commençait tout juste à devenir un homme. Il pensait devoir lui apprendre encore bien des choses et se demandait s’il lui serait encore loisible de le faire. En bon paysan habitué à vivre à la dure, il s’efforça de contenir son agitation pour dire adieu aux siens en composant un air un peu bourru, puis il rallia ses compagnons d’arme en entonnant avec eux la Marseillaise.
Celui que tout le village appelait le marin n’avait pourtant jamais pris la mer, d’ailleurs il n’était pas même « sorti d’son coin », mais René Duquesnes, puisque tel était son état civil, s’accommodait fort bien de cet usage fort répandu dans les campagnes, consistant à être affublé d’un nom souvent ridicule mais largement répandu. Pour certains individus, l’origine de leur sobriquet s’était perdue dans la nuit des temps, pour René il en allait tout autrement, preuve matérielle à l’appui !
Il avait définitivement été traité d’original, qualificatif peu enviable s’il en fut dans nos provinces, car il possédait une petite charrette à bras à l’aspect bien curieux. L’instrument était utilisé par la plupart des villageois pour transporter les légumes ou le bois. René , allez savoir pourquoi, avait fabriqué une « carriole » unique en son genre, si bien que chacun s’accorda à attribuer à l’engin, après amples et maintes tergiversations, la forme d’une barque. Sa bizarrerie lui valut de perdre ainsi l’usage de son nom, pour lui-même mais aussi pour l’ensemble de sa famille. Ainsi disait-on généralement à leur propos : « le fils du marin » et « la femme du marin »…
Si la guerre fut courte, elle n’en fut pas moins meurtrière. En cet hiver 1870, la misère galopante ravagea le Nord de la France. La Picardie, si coutumière des désastres séculaires engendrés par des batailles qui passaient inévitablement sur ses terres, courbait silencieusement l’échine. Cette année là encore, la région paya le prix fort et perdit bon nombre de ses enfants. La plaine, si fertile hier encore au temps radieux de la moisson, sombrait dans le chaos ; vacillante, elle râlait sous le poids de chaque corps, étouffée par des gargouillis sanglants, saturée par des monceaux de ferraille qui la défiguraient. Mais la neige se fit consolatrice et vint à son secours : de gros flocons se mirent à voltiger, parvenant à cacher ses blessures, tout doucement…
Quelle pitié ! Ne cessait de répéter le marin, l’air hébété devant tant de gâchis… Alors, pris d’une irrésistible envie, il pénétrait dans un champ en reprenant comme à l’habitude son pas cadencé, s’appliquant à coller lourdement au sol comme pour entrer en résonance avec lui. Il se baissait lentement, évaluait la terre, cassait la croûte gelée d’un coup de talon pour en saisir une poignée qu’il palpait au creux de ses mains pour la réchauffer, puis il la goûtait… d’un air comblé il la recrachait, et s’en retournait inévitablement vers la sienne : un peu crayeuse, certes, mais bien belle et grasse… et si constante… on avait beau la meurtrir, la griffer, l’éventrer jour après jour, elle pansait ses plaies, crevant de générosité au printemps, pour offrir même aux plus ingrats la manne inaltérable de ses bienfaits. Éperdu de reconnaissance, il en oubliait presque le froid et la faim qui le tenaillait : équipement mal adapté, manque de ravitaillement, réquisitions intempestives des prussiens, bref, la misère… la bonne volonté des habitants qui jetaient à la sauvette quelques morceaux de pain rassis ne pouvait suffire à adoucir le sort de ces tristes soldats.
Et puis, à force de traîner éperdument son regard sur les champs, ce monde familier dont on l’avait arraché, la rage, résultante de la frustration, l’étreignait jusqu’à l’étouffement. Devant à toute fin calmer ce tourment stérile et affolant, il cherchait une rangée de peupliers pour s’y poser un instant. La rectitude de ces arbres le rassurait, ses yeux égarés se fermaient, il se retrouvait enfin au creux du sillon, il suivait sa trace, laissant son esprit s’endormir paisiblement comme lorsqu’il poussait la charrue, bercé par le chant des oiseaux et le bruissement mét

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