Noir et compagnie
98 pages
Français

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Noir et compagnie , livre ebook

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Description

Et si tu t'étais trompé, comment savoir, maintenant que tout est fait... Aurais-tu pu vivre une autre vie ?

Informations

Publié par
Date de parution 23 juillet 2019
Nombre de lectures 1
EAN13 9782379790607
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0017€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Jean-François GÉHANT
Noir et compagnie
Nouvelles


ISBN 9782379790607
© Jean-François Géhant
Juillet 2019


Plus noire que le noir de la nuit
Quand nous sommes venus nous installer à la campagne, j’espérais encore que ça pourrait s’arranger pour Catherine… Oh, la campagne, c’est un bien grand mot, il n’y a même pas un kilomètre d’ici aux premières maisons de la ville, mais enfin c’est calme.
C’était pour le calme que nous avions déménagé. Avant nous habitions en plein centre, au-dessus d’un carrefour, il passait des camions jour et nuit et ils faisaient un vacarme épouvantable en freinant pour s’arrêter. Le docteur avait dit que ça n’arrangeait rien pour les nerfs de Catherine, évidemment. Alors quand j’avais entendu parler de cette maison à vendre pour une bouchée de pain, j’avais sauté sur l’occasion.
C’est une ancienne gare désaffectée. Je me suis toujours demandé pourquoi on avait pu construire une gare en rase campagne comme ça, mais enfin c’était bien une gare autrefois : derrière il y a encore un quai, des rails, et un peu plus loin un passage à niveau qu’ils n’ont pas supprimé. Entre les traverses il pousse de l’herbe, des petites fleurs, ça amusait beaucoup nos amis les premiers temps que nous étions là, quand on venait encore nous voir…
Ce déménagement n’a servi à rien : depuis, l’état de Catherine n’a fait qu’empirer. Il paraît que pour ce genre de maladie il ne faut pas se faire d’illusion. Parce que c’est une maladie, tous les docteurs me l’ont répété. Catherine, elle, tantôt elle l’admet, tantôt elle ne l’admet pas. Il lui arrive même de dire que c’est moi qui décrète que c’est une maladie, pour la faire souffrir. C’est difficile d’entendre des mots comme ceux-là.
Maintenant elle passe presque toute sa journée au lit. Un jour, il faudra peut-être la placer dans un hôpital. Ce n’est pas physique, c’est dans sa tête, elle n’a plus de goût à rien et elle s’imagine que le monde entier lui en veut. Même moi. Surtout moi. Au début c’était seulement des gens qu’elle se méfiait, des voisins, de la famille, la sienne, la mienne. C’est comme ça que ça a commencé. Et puis un jour ça a été moi.
On en est arrivé au point que si je lui dis n’importe quoi, qu’il n’y avait plus son magazine au kiosque ou qu’il faut que j’aille donner un coup de main à mon frère qui retape sa maison, elle ne me croit pas. Je ne dis plus rien, on ne se parle plus.
Il y a des moments où je n’arrive pas à croire qu’on en soit arrivés là. Pendant des années tout avait été si bien. Il faut nous avoir connus à l’époque pour savoir comme on était heureux ensemble, on ne se chamaillait même pas, on était d’accord sur tout. On s’aimait.
En général je préfère ne plus penser au passé, ça me fait trop mal. Mais l’autre soir ça a été plus fort que moi.
J’avais regardé une émission qui s’était terminée tard à la télévision. Catherine était dans sa chambre mais elle ne dormait sûrement pas, elle a des insomnies. J’étais sorti derrière la maison, et je m’étais assis dans un vieux fauteuil que j’ai mis sur le quai. J’ai pris l’habitude de passer un moment là à regarder le ciel avant de me coucher, quand le temps le permet. Cette nuit-là il ne faisait pas froid mais c’était une nuit complètement noire, il n’y avait ni lune ni étoiles. Je ne sais pas si je pensais à quelque chose, je crois que non.
Ça m’arrive de plus en plus souvent de rester n’importe où, même pendant mon travail, à ne penser à rien. Je n’étais pas comme ça avant. Ce n’est pas l’âge, je ne suis pas assez vieux pour ça, ce n’est pas non plus que je devienne malade à mon tour. Le docteur dit que je suis un peu déprimé, rien de plus, que c’est banal. Il me donne des pilules, je les prends plus ou moins…
Non, si je ne pense plus à rien, c’est qu’il n’y a plus rien à penser. J’ai l’impression d’être arrivé au bout. Catherine ne redeviendra plus comme elle était, maintenant je n’y crois plus. Mais je resterai avec elle, c’est ma femme, l’idée de partir ne m’est jamais venue. Il y a seulement que c’est ma vie, et il n’y a rien d’autre à dire.
J’étais donc assis là, sur le quai, mais je ne l’ai pas entendue arriver. Et puis d’un seul coup je l’ai vue… C’était une vision extraordinaire, incroyable : sur la voie désaffectée, là, à cinq mètres de moi, juste devant la maison, une locomotive à vapeur, comme celles d’autrefois…
Elle roulait très lentement, presque sans aucun bruit. Ses grandes roues tournaient tout doucement, les bielles allaient et venaient à peine, on aurait cru que c’était un ralenti au cinéma, dans un vieux film. De sa cheminée il sortait un filet de fumée blanche. Je n’ai pas vu le mécanicien, le temps que je me lève et déjà elle s’était enfoncée dans la nuit, comme un fantôme.
Elle n’avait sûrement pas mis plus de quelques secondes pour passer le long du quai, mais ça m’avait paru durer une éternité. Ensuite, presque tout de suite, j’ai entendu un long grincement du côté où elle était partie, puis un bruit sourd et régulier, comme une respiration difficile. J’ai compris qu’elle avait dû s’arrêter tout près. Je suis descendu sur la voie et j’ai couru. Elle n’était même pas à cent mètres. Je voyais de la vapeur qui coulait le long de ses flancs et qui l’entourait d’une sorte de halo blanchâtre. Sa masse noire était plus noire que le noir de la nuit. Je courais, je voulais la voir mieux, la toucher, mais au moment où j’allais arriver à sa hauteur, elle a redémarré, toujours aussi doucement, je l’ai perdue de vue et elle a disparu.
Je suis resté là longtemps, debout, sans bouger, hébété, à regarder dans la direction où elle s’était évanouie.
Je me répétais que je n’avais pas rêvé, que je n’étais pas devenu fou. Là, sur cette voie désaffectée, cette voie qui était restée inutilisée des années et des années, une locomotive… C’était impossible, mais je l’avais vue.
Comme si elle était venue jusqu’à moi du fin fond du temps… Oui, je ne peux pas expliquer pourquoi, c’est complètement idiot, mais j’étais bouleversé, comme si cette locomotive me concernait moi, qu’elle soit venue d’autrefois, sans bruit, pour me signifier quelque chose.
Je suis rentré lentement à la maison. Arrivé sur le quai je me suis laissé tomber dans le fauteuil. Et là je ne sais pas ce qui m’a pris, moi qui ne pleure jamais, j’ai pleuré comme un gamin, pendant je ne sais combien de temps, en silence. De temps en temps je relevais la tête et je me rappelais cette locomotive, à quelques mètres de moi. Et je pensais à tout ce que j’avais espéré autrefois, et ce temps-là n’était pas si vieux, mais il était fini.


L’herbe frissonnait à peine
C’est un coup de fil de la gendarmerie qui m’a appris sa mort. Le personnel du Relais, l’hôtel de luxe du coin, avait fini par s’étonner qu’il ne se manifeste pas depuis qu’il était arrivé deux jours plus tôt. Sur la table de nuit de la chambre qu’il avait louée, à côté de toutes les boites de médicaments qu’il avait utilisées pour se suicider, on avait retrouvé deux enveloppes, l’une destinée à sa femme, l’autre pour moi. Passé le moment du choc que m’avait causé cette nouvelle, encore pénétré du froid de sa mort, j’ai peut-être compris en lisant sa lettre pourquoi Luc avait voulu mourir là où il avait passé sa jeunesse.
*
Nous avions dix, douze, seize ans. À vélo nous dévalions vent debout les pentes des collines alentour. Et quand nous les escaladions, le souffle court, nous nous effondrions dans l’herbe qui nous piquait les mollets.
À l’école puis au collège, il avait toujours été le premier de la classe. J’étais le plus souvent deuxième. Je n’ai jamais été jaloux, c’était mon meilleur ami, au fond j’étais fier de lui.
Tous les deux, pendant ces années, nous avons écouté ensemble avec passion les Beatles, nous avons répété les paroles de leurs chansons avec un accent lamentable. Nous adorions « The fool on the hill ».
Mais aussi Brel, Brassens. Je lisais Verlaine, il préférait des revues scientifiques, j’étais plutôt littéraire, lui plutôt matheux. Au lycée nous n’étions plus dans la même classe, mais nous prenions souvent le même car pour rentrer chez nous. Assis côte à côte sur des sièges crasseux, nous savourions silencieusement ce petit moment de bonheur complice.
Une nuit, sur le pont du Chassezenc, nous avions dix-sept ans et il venait de me dire que ses parents allaient l’emmener loin de notre vie, loin, à Paris où son père était muté. J’ai failli lui

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