Eliodora
142 pages
Français

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Description

« Des années de passions et de haines déferlaient d'un coup. Des centaines d'innocents étaient tués. Sans pitié, sans semonces. Les questions, les mêmes questions. Les draps collant sa peau. Les cauchemars. Les rêves, tous les rêves, les espoirs de la République défigurés sous les bottes des fascistes. Le marasme, le sang. Elle ne veut pas y croire. Une vague, un mur d'eau noire les emportait – Eliodora avec elle. Elles suffoquaient. Aspirées, déchiquetées. » 1936, la guerre civile n'épargne personne et gagne les petits villages de campagne. Ainsi, Eliodora perdra son père et Ana verra son mari recherché. Chacune d'elles, à sa manière, devra affronter l'absence, le silence, et la terreur du régime fasciste... À travers ces saisissants portraits de femmes, Aurélia Cassigneul-Ojeda plonge le lecteur dans le quotidien du franquisme en dévoilant comme une plaie béante les traumatismes à venir d'une Espagne en pleine implosion.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 20 janvier 2017
Nombre de lectures 0
EAN13 9782342150049
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0060€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Eliodora
Aurélia Cassigneul-Ojeda
Société des écrivains

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.


Société des écrivains
175, boulevard Anatole France
Bâtiment A, 1er étage
93200 Saint-Denis
Tél. : +33 (0)1 84 74 10 24
Eliodora
 
Toutes les recherches ont été entreprises afin d’identifier les ayants droit. Les erreurs ou omissions éventuelles signalées à l’éditeur seront rectifiées lors des prochaines éditions.
 
 
 
À mon père.
 
 
 
 
Je remercie Vincent et Adèle pour leur soutien constant.
 
 
 
 
« S’il est vrai que les seuls paradis sont ceux qu’on a perdus, je sais comment nommer ce quelque chose de tendre et d’inhumain qui m’habite aujourd’hui. »
Albert Camus, Entre oui et non, L’Envers et l’endroit .
 
 
 
« L’héroïsme est peu de chose, le bonheur est plus difficile. »
Albert Camus
Eliodora
Dans le bruissement des feuilles, dans la rumeur de l’eau, elle marche. Le cri rauque des cigales. Le soleil. Ses sandales – rouges.
C’est l’été et le vert des pins crève le ciel.
La chaleur dans les branches, dans l’air cru. Le chemin bigarré de rouge. Zébrures sanguines, stries de lumière.
Dans sa tête, un autre chemin. Strié de peur. Zébré d’angoisse.
Eliodora descend vers la rivière.
Ses pieds se couvrent de poussière. Qui tue l’éclat des sandales.

Le vieux moulin et le chemin se rétrécit.
Le figuier sucré, le cerisier à l’ombre douce. L’étroit verger du meunier ; tomates, melons, aubergines, pastèques rayées de jaune sur le noir des sillons. Comme un bouclier de fraîcheur le figuier étale ses feuilles. La terre gorgée d’eau noie l’ardeur du soleil.

Eliodora descend.
La lumière coule enfouissant le sombre. Ses pas soulèvent de petits souffles de poussière. Les cigales froissent l’air, chassent les ombres.
Dans l’air, le parfum des figues, de la terre humide. Des bruits de succion, des baisers ; la terre assoiffée avale l’eau qui la féconde. Eliodora l’entend – sous le vacarme des cigales.

Au travers des arbres, la rivière.

Une brise bouscule les feuilles légères et doucement chantantes, les abeilles bourdonnent.
Eliodora s’arrête.
Personne.
Le soleil frappe le vieux pont.
À peine visible entre les buissons, la sente qui rejoint la grande cascade. Elle n’a pas le droit de la prendre seule.
Le chemin traverse le pont, s’enfonce dans la pinède.

Le chemin vers l’arbre. Main dans la main avec son père, Federico ; un, deux, trois, pas chassé, on change de pied, un, deux, trois, pas chassé… Ils jouent. Un jeu de filles, il dit, mais il l’aime bien quand même, elle lui a appris. Les histoires, les secrets. Ils chantent, elle fait la seconde voix, Federico dit que sa voix est juste et elle est fière. Sa voix d’homme contre la sienne, sa grande main chaude. Elle aime les rires, la légèreté – le bonheur nu.

L’arbre au milieu du champ, face aux trois pics de la Mira. Ils s’asseyent dans son ombre, dans sa paix. Un moment. Les vachettes mâchonnent lentement, regard somnolent. Federico lit. Elle, elle traque les sauterelles, agace les fourmis, cueille des fleurs. L’herbe sèche craque. Au loin sa maison ; petite et blanche dans la montagne, dans le vert. Parfois, sa mère, Clara, sur la terrasse ; elle les voit, agite les bras et ils font signe en retour.

C’est sa maison. Dans ce paysage. Sous toute cette montagne.
Son point d’ancrage sous le soleil.

Le chemin de terre dans l’odeur des pins, de figues et de foin jusqu’à l’arbre ; la maison sous le ciel, maman sous la montagne. Son paysage.

Au retour, leur chant se fond dans celui de l’eau.

Eliodora l’écoute ce matin. La masse sombre de ses cheveux sur sa robe. Une fine sueur sur son front. Elle plisse les yeux dans le soleil ; fentes de jais, cils drus.
Dans sa tête, un chemin d’ombre.

Un bruit furtif. Elle l’a vu – sous les mûres encore vertes. Trop tard ! Il disparaît dans une fissure. Accroupie contre le mur, elle guette. Le revoilà qui passe sa tête ! Elle ne bouge pas. Il avance encore et très vite elle ferme ses doigts sur lui, le tient juste. L’immobilise. Il est fragile. Délicatement, elle le pose dans l’autre main. Le lézard reste là, chatouillant, tout léger. Sa tête, ses yeux bougent sans arrêt, il ne pense qu’à s’enfuir ; les trois griffes, les pattes souples et robustes, la queue fine ; tranquille, pas si apeuré finalement. Ce dos si lisse sous le doigt, si souple et vulnérable.

Si vulnérable. Si apeurée.

Les sandales rouges sur la brûlure du chemin. Les cigales irritent l’air. Trente mètres encore avant l’eau. L’air, bruit dans les feuilles, jette le soleil en piques dans la poussière.

Le passage se complique. Les grands rochers coupent le chemin ; ils sont glissants et elle ôte ses sandales, s’amuse du quadrillage de poussière, les lanières rouges inscrites en blanc sur sa peau.

Sous ses pieds, la pierre chaude, les cailloux, les brindilles.

Le bruit de l’eau se fait plus fort et la rivière enfin la prend. Ses pieds courent, s’accrochent à la roche. Elle ne va pas glisser ; son corps sait. Les gestes comme une empreinte, une promesse de bonheur. À mi-pente, elle s’arrête, se hisse sur la digue de galets.

L’eau de Las Virtudes – étincelante et lisse – s’étire, se prélasse.
Le bonheur retrouvé.
La rivière, la montagne, le ciel aveuglant sont à elle.

Sur le ventre, le soleil colle à sa peau, la chaleur de la pierre la transperce, brûle sa joue ; le fracas de l’eau entre ces cils.
Sur le dos, elle ferme les yeux ; dans ses orbites, deux ronds jaunes. Elle cale son dos contre la pierre, cherche les recoins les plus doux, les arêtes les moins vives.

Au-dessous d’elle, le torrent suit sa course, écume et pierres – cabriole, effiloche la lumière. Devant elle, le calme et la tentation du miroir plat de Las Virtudes.

Maria Virtudes se baignait nue ici. Un jour, on la surprit, le village le sut et elle en mourut ; elle se jeta d’un rocher, dans cette rivière qu’elle aimait.
La légende du bassin. Eliodora y pense souvent.

La lumière sur l’eau – rassemblée.

Eliodora scrute, observe tous les détails. L’eau stagne sur la droite, une vase fine sur le fond. Les araignées d’eau glissent, silencieuses, regroupées dans leur coin d’ombre. Un souffle d’air et elles s’affolent, s’éparpillent, griffent la surface de vaguelettes et de stries scintillantes. L’instant d’après, elles se retrouvent, se resserrent, longues pattes en amas confus. Nuée sombre en suspens sur l’eau.

Sous ses pieds, les galets ronds. Elle avance ; brise l’immobilité.
Laisse lentement la rivière enserrer ses jambes.

Le matin, l’eau raconte la montagne où elle a bondi toute la nuit – sous les étoiles et la lune. Eliodora plonge dans cette histoire, s’abandonne ; ouvre la surface de cette eau si douce, qui cède, et étreint tout son corps d’une caresse.

Fendre l’eau, sentir dans ses bras la force élastique du liquide, vaincre la résistance et se laisser prendre.
Dix brasses exactement jusqu’au rocher, le voir en transparence, le sentir sous ses pieds, se redresser.
Dix respirations, dix instants de dialogue bouillonnant, son bourdonnement sourd bouchant ses oreilles ; elle nage, gourmande, glisse sous l’eau comme un poisson, abritée du monde.
Elle plonge, ses bras emmènent son corps et l’eau lisse ses cheveux, en quelques brasses elle est sur l’autre rive ; sombre et terreuse, propice aux couleuvres. Ne s’attarde pas.
Elle plonge, vers les eaux claires, sous l’eau jusqu’à sa pierre ; jusqu’à ce que ses genoux touchent le fond ; réduit ses mouvements, n’avance que sur les bras, rampe dans l’eau ; se redresse.
Ses cheveux lourds dans son dos.

La chaleur retrouvée, la brûlure du rocher dans l’étourdissement du bain.
Le monde tourne derrière ses paupières et, sur son corps, le fourmillement du froid qui fond.
Elle laisse se taire l’essoufflement de la baignade et le soleil consumer le frisson de l’eau.

Alors elle oublie.
L’invisible, le gris. Le malaise diffus. Les rumeurs du village et l’angoisse.
Cette crainte qui sourd dans les vallées. Remonte jusqu’aux hommes.
Ce cri qui monte.
Ana
Elle y est avant l’heure. Dans la fraîcheur du matin.

La porte grande ouverte, les manches de sa robe rouge retroussées, Cristina chante, balai en main, et salue Ana d’un clin d’œil. Juan apparaît l’air ahuri, lui fait un petit signe.
« Toi, tu t’es levée trop tôt ! » lance-t-il d’un air moqueur.

L’autocar s’arrête devant le bar de Juan.
Elle est la seule à monter. Il fait chaud et les passagers somnolent ; corps abandonnés, une odeur de campagne ; de paille, de terre. Ils sont partis à l’aube et maintenant ils dorment. Leur tête pend sur leur poitrine. Ou renversée sur le dossier, bouche ouverte.

Quatre heures de voyage après cette nuit sans sommeil.

Les femmes s’affaissent ; rondes, molles. Elles disparaissent derrière les paniers, leurs mains ne lâchent pas l’anse. Croix d’or, robes noires, aux oreilles, les perles de baptême qu’elles ne quittent jamais.
Les hommes sont raides. Corps rétrécis sous les vestes trop grandes. Chapeaux de paille.

« Silhouette d’épouvantail », pense Ana.

Elle les regarde dans les grands fauteuils de moleskine ; ballottés.
L’Espagne profonde. Pauvres et dignes ; leur vie sur leur peau.
Une armée de paysans embarqués pour la capitale.
À l’arrivée ils sont perdus, abrutis par le voyage, la somnolence. Expulsés de ce bus qui les reliait à leur campagne. Une voix grésillante dévide une litanie de noms de villages, d’heures et de chiffres dans le tourbillon de cette grande gare.

Ana en renseigne certains.

Mais elle les oublie vite. Les questions dans sa tête recommencent à tourner.

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