Un kimono pour linceul
219 pages
Français

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Description

« Un coup de poing n'aurait pas été plus violent ni brutal.
Les jambes molles, Gutxi s'adossa contre un mur, le souffle coupé. Ce n'était pas tant le portrait souriant de Tamae qui le troublait, que l'enfant de quelques mois assis sur ses genoux.
Gutxi venait de se découvrir un fils… »
Après vingt ans d'exil, Gutxi, un ancien terroriste basque, revient au pays des extrêmes, un Japon violent sous ses dehors polis. Condamné par les médecins, il souhaite finir ses jours dans ce lieu où il a laissé ses souvenirs et sa vie, de rares instants de bonheur pourtant liés à l’univers trouble des Yakuza. Il n’aspire plus qu’à la paix.
Mais certains ne l’ont pas oublié…

Informations

Publié par
Nombre de lectures 4
EAN13 9782374532967
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0045€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Un kimono pour linceul
Jean-Michel Leboulanger
Thriller
38 rue du Polar Les Éditions du 38
À Tamae
Prologue
Trois hommes attendaient, immobiles. Enveloppés dans de larges kimonos sombres, à genoux l’un contre l’autre sur les tatamis, ils ne formaient plus qu’une seule silhouette dans la pénombre. Celle d’un monstre inquiétant, hydre à trois têtes, silencieuse et patiente.
En les apercevant ainsi, n’importe qui aurait ressenti le poids de leur présence muette, impassibles comme des statues anciennes aux visages lunaires, à la divinité obscure et crainte. Le regard oriental semblait porter loin, bien au-delà des parois de bois de la petite chambre japonaise qu’éclairaient de simples lanternes de papier coloré. Chacun d’eux mesurait l’univers jusqu’aux confins de l’éternité. Les mains posées à plat sur les cuisses, ils attendaient que se déroulât la cérémonie, identique à celle imaginée par les samouraïs de jadis, dont ils se réclamaient les seuls héritiers.
Tous, un jour ou l’autre, l’avaient accomplie devant leurs aînés. Pour une arrogance, une faute, une défaillance passagère dont ils garderaient le témoignage toute leur vie.
C’était un passage. Le signe distinctif ultime qui déshonorait et honorait en même temps l’homme qui l’affichait.
Shugo s’était assis en seisa sur le tatami et faisait face aux trois hommes. Par bravade, il portait le kimono de son grand-père, ancien chef yakuza . Brodé sur chaque épaule, le mon prestigieux de la famille Ikeda, son blason. N’était-il pas un descendant d’une des grandes familles de l’Ombre ? La plus crainte de Tokaido, entre Tokyo et Kyoto ?
Depuis quelques minutes, son regard s’était fixé sur la table basse, antiquité laquée de brun rouge où serpentait un dragon doré et grimaçant, aux écailles luisantes et à la gueule menaçante.
Sur le plateau, alignés l’un à côté de l’autre, étaient pliés avec soin deux petits linges blancs. Sur le côté, une coupelle de saké. Enfin, devant lui, le tanto , le couteau traditionnel. Il en avait saisi fermement l’extrémité. Sans hésiter, il avait tiré d’un coup sec la lame courte de la saya de bois verni. L’arme était légère comme une plume, la lame précise comme un rasoir. Les plus récentes technologies n’avaient pas réussi l’exploit de dépasser, ni même d’égaler, le savoir-faire millénaire des maîtres forgerons de Kochi.
Le rituel…
D’un geste lent qui se voulait cérémonial, il plaça le tanto devant son visage, juste quelques secondes avant de le reposer devant lui. Toujours avec lenteur, à gestes mesurés. Puis, comme il l’avait déjà fait en entrant dans la pièce, il salua les trois hommes immobiles et muets en se prosternant, le front touchant le tatami. Shugo laissa s’écouler les secondes nécessaires qui marquaient son respect et sa soumission. La paille de riz tressée était fraîche contre sa peau.
En se relevant, le regard de Shugo se posa sur les deux linges blancs. Tout à coup, et pour la première fois de la soirée, il ressentit la peur.
Le moment était arrivé…
Jusqu’à présent, tout s’était passé selon un cérémonial convenu, connu. Un rituel mille fois entendu, et cependant abstrait tant qu’on n’y était pas confronté. Maintenant, il voyait les deux étoffes immaculées qui, dans quelques secondes, seraient imprégnées de son sang.
Ne pas penser, ne pas flancher. Cela ne durerait que dix secondes tout au plus. Qu’est-ce que dix secondes dans la vie d’un homme ? Un compte à rebours. Oui, c’est ça. Se concentrer sur les chiffres de dix à… rien. Plus rien. Et l’acte sera consommé.
Sous le plancher, Shugo entendait les tintements aigus et continuels des patchinko , la vibration des roues qui tournaient sans fin sous le flux des billes d’acier des billards japonais. Il imagina les regards fatigués et tendus des joueurs, coude à coude, insérant les billes une à une, chacun concentré sur sa machine, indifférent à la puanteur de sueur et de tabac de la salle de jeu.
Tout à coup, le jeune garçon ressentit l’envie irrépressible de prendre une poignée de billes dans sa main, de les faire glisser une à une dans les tulipes multicolores et d’écouter le cliquetis maléfique dont il ne pouvait se passer.
Son passe-temps, sa drogue.
Une obsession qui inquiétait sa compagne, la femme qu’il aimait en cachette. Celle pour qui il avait fait tout ça… Pendant un bref moment, il avait oublié pourquoi il était prosterné devant les trois hommes.
Le jeu fait tout oublier. L’amour aussi ?
Dix secondes. Une respiration profonde.
Il commença le compte à rebours.
Dix… Neuf… Jû … ku …
Sa main droite saisit le manche de bois lisse et froid du couteau… Bien assurer sa prise…
Huit… sept… Hachi … shichi …
De sa main gauche, il chiffonna un des linges blancs qu’il avait agrippé nerveusement. Il fallait aller vite désormais. Ne plus penser, être dans l’action. L’auriculaire bien raide contre le plateau glacé de la table. La gueule du dragon prête à recevoir l’offrande.
Six… cinq… Roku … Go …
La pointe de la lame contre la peau. La sensation du tranchant de l’outil bien fourbi, prêt à faire le travail qu’on lui demande.
Quatre… trois… Yon … san …
Entre les deux phalanges, juste à la jointure…
Deux… un… Ni … ichi …
Un coup sec, à peine appuyé.
Le sang jaillit aussitôt, limpide et frais. La phalange n’avait pas bougé, comme si elle appartenait encore au doigt dont on l’avait brutalement séparé.
Shugo lâcha le tanto et entoura le moignon sanglant sans le regarder, frissonnant déjà sous la douleur lancinante qui s’emparait de lui.
Ne rien laisser paraître. Rester stoïque, comme tout vrai Japonais face à la souffrance et l’adversité.
D’un même mouvement, il enveloppa le bout d’auriculaire dans l’autre linge, à la façon d’un paquet-cadeau, replié une fois, deux fois, puis en quatre avant de le placer au centre de la table en signe d’offrande. Une fleur de coquelicot se mit à éclore sur la blancheur du tissu. Il saisit ensuite la coupelle de saké et but en tremblant. L’alcool le réchauffa, lui faisant oublier la douleur l’espace d’une seconde.
Puis, après l’avoir essuyé, il replaça le tanto dans son étui. La lame était à peine souillée.
Avant de sortir de la pièce, Shugo s’inclina à nouveau devant les trois silhouettes, impassibles comme les samouraïs d’antan. Mais les samouraïs n’existaient plus. Désormais, il n’y avait plus que des yakuza , des hommes déchus et craints, sans morale, sinon celle qu’ils s’étaient créée, et qu’ils perpétuaient dans la violence d’un code d’honneur ancestral et révolu.
1
Gutxi avait trouvé un appartement à louer dans un immeuble non loin de la Sumidagawa . Un logement minuscule, à la japonaise. Depuis l’unique fenêtre, il pouvait voir les structures métalliques vertes d’ Umayabashi , un des nombreux ponts de Tokyo qui enjambaient le fleuve.
Il était arrivé d’Argentine deux jours auparavant. Après de longues années, il avait enfin obtenu l’autorisation de partir. Sans doute pensait-on que Gutxi, l’ancien terroriste de l’ETA, n’offrait plus aucune dangerosité au bout de huit ans de geôle à Madrid, suivis de douze autres d’exil forcé en Patagonie. Le seul coin de la planète où on avait daigné l’accepter sur l’insistance du gouvernement espagnol.
Des murs de béton pour cellule, des espaces infinis pour prison…
Et puis, il y avait eu le diagnostic du médecin de Buenos Aires. Le toubib n’avait même pas levé les yeux de son dossier pour le lui annoncer. D’une voix atone, il lui avait lu les résultats d’analyse comme s’il avait prédit la météo du lendemain. « Perturbations progressives dans les mois à venir, avec grisaille prononcée, très mauvais temps et catastrophe naturelle définitive. »
La nouvelle était tombée comme un couperet, un de plus dans la vie de Gutxi. Le premier choc passé, il n’aurait pas pu dire s’il l’avait mal pris ou non. En fait, cela le laissa aussi indifférent que possible, fataliste depuis toutes ces années perdues.
Il avait enfin un projet, une perspective, un délai : il mourrait dans les six mois…

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