Aube rouge …
94 pages
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Aube rouge … , livre ebook

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Description

Qu'est-il arrivé exactement dans cet immeuble chic du Front de Seine lors d'uns soirée festive hivernale réunissant une bonne vingtaine d'invités soudain plongés dans un absurde cauchemar?

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 18 février 2021
Nombre de lectures 2
EAN13 9782357390089
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0500€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Alain BREZAULT
AUBE ROUGE
1
2
« Notre être apparaît dans la réalité-humaine, en rapport avec deux puissances. Nous appelons leur manifestation existentielle : la Norme du Jour et la Passion pour la Nuit. » Karl Jaspers
3
« Si nous avions une fantastique comme nous avons une logique, on découvrirait l’art de découvrir. » Novalis
« L’araignée tend sa toile Les insectes volent vers l’agonie Voici le printemps » Théophile de Giraud
4
U ne sacrée gueule : épaisse et sombre, comme écaillée par labarbe naissante, avec deux courtes cicatrices rituelles quientaillaient profondé-ment les pommettes luisantes de sueur. Le front haut laissait deviner un début de calvitie à partir des tempes et unemèche blanche dessinait une tache singulière sur le casque noir de ses cheveux crépus. Rougis par le hasch, les yeux globuleux étaient sur le point de rouler hors de leurs or-bites. La bouche : deux morceaux de viande éclatée sur de fausses dents en porcelaine. Il riait. Le costume bien coupé supportait mal les soubresauts du ventre rigolard. Quelque chose allait craquer, foutre le camp d’un moment à l’autre. En-veloppées dans le tissu soyeux de la chemise vert pomme, les graisses de la ceinture abdominale s’agitaient à chaque éclat de rire comme une mons-trueuse poche de gélatine. J’ai failli lui demander de mettre une sourdine à cet atroce mélange de braiments et de borborygmes qui nous faisaient perdre le fil de la discus-sion. On n’entendait même plus la musique, un CD pirate d’un vieux concert de Oumou Sangaré et de Salif Keita que j’avais ramené de Ba-mako le mois dernier, histoire de me réchauffer le coeur dans les frimas parisiens de cette fin d’hiver. Harlem se foutait pas mal des voix sublimes des deux chanteurs maliens. Monique, assise à ses côtés sur le bras du fauteuil, lui roucoulait à l’oreille des histoires qui avaient le don de le mettre en joie. Je ne me rappelle plus très bien qui l’avait surnommé Harlem la première fois, du temps où il n’arrêtait pas de nous bassiner avec New-York et Harlem qu’il avait ar-pentés en tous sens durant quelques mois, à la suite d’une vague mission commerciale pour le compte du Ministère de la Culture et du Tourisme de son pays. Notre amitié s’était forgée en Côte d’Ivoire. A l’époque, c’était encore un grand gaillard athlétique plein d’avenir qui rongeait son frein avec une solde d’instituteur dans une école d’Adjamé, à Abidjan. Histoire de forcer le destin, il avait démissionné de son poste, à l’instiga-tion d’un cousin friqué, pour glisser dans la magouille où il se révélait un expert en prises de risques calculés. Depuis quelques temps, Harlem s’était lancé dans l’organisation de tournées foireuses où il exploitait tant bien 5
que mal la naïveté de quelques musicos d’Afrique de l’Ouest émigrés en Europe. Excellent guitariste lui-même, admirateur de Kanté Manfila et d’Ali Farka Touré, mais aussi des grands bluesmen noirs américains, il s’était forgé une relative réputation en réinterprétant à sa façon certains classiques de la musique black. Il s’appelait en réalité Traoré Nakouman, un nom d’ori-gine guinéenne. Paix à ses ancêtres. Bon ! Je crois que ça doit suffire pour se faire une vague idée de l’ami Harlem. Je m’arrête, le temps de fumer une cigarette et de digérer ma mé-moire. L’interprétation du temps vécu… On croit être sincère et puis on finit par ramasser toutes les défroques rapiécées qui traînent dans le grenier aux mensonges. L’imaginaire ratisse large quand la mémoire a des ab-sences. Dans le cas présent, c’est la vérité qu’il s’agit de ramener à la sur-face. Pas question d’oublier le moindre détail en cours de route… Donc Harlem se bidonnait dans un fauteuil en compagnie de la mère Mo-nique déjà passablement éméchée… Monique, c’était la vieille copine cé-libataire que j’avais connue, elle aussi, en Côte d’Ivoire où elle enseignait le Français au lycée de Bouaké, avec un contrat local qui lui permettait tout juste de joindre les deux bouts. Elle avait fini par se faire réintégrer comme prof titulaire dans un collège d’Aubervilliers où elle essayait d’ini-tier aux subtilités de notre langue des mioches issus de la seconde géné-ration d’immigrés qui s’entassaient dans les HLM dégradées mises à la disposition des familles nombreuses par les services sociaux de la com-mune. Avec un éternel sourire énigmatique qui éclairait son visage de ma-done encadré par de longs cheveux raides teints en noir corbeau, Monique collectionnait les aventures, comme s’il était vital pour elle de se prouver que sa séduction était toujours au zénith. Pour fêter ses quarante balais, le mois dernier, elle s’était offert un jeune éphèbe roumain dont elle avait épuisé les talents en moins d’une semaine avant de le renvoyer à ses illu-sions migratoires. Dès le début de la soirée, elle avait jeté son dévolu sur l’affreux Harlem mais la pauvre était loin d’imaginer que la suite n’allait pas du tout se dérouler selon ses prévisions. Et les autres ?… Gilles, allongé sur la moquette, sirotait une bière en boîte tout en tirant sur sa cinquantième cigarette de la journée. Sa trouille du cancer allait de pair avec ses velléités d’arrêter de fumer et de picoler. 6
L’angoisse aidant, il prenait durant un mois la sage décision de tout stop-per. Suivait un régime jockey et une conduite ascétique, le temps d’aban-donner quelques kilos en pâture à ses illusions, jusqu’à la cuite suivante qui remettait tout en question. Gilles était réalisateur de TV. Nous nous étions connus en Afrique, un paquet d’années plus tôt. Il organisait la formation des futurs cadres techniques des TV tiersmon-distes francophones. Avec le temps, notre amitié battait de l’aile, elle était devenue si fragile qu’on y voyait à travers. Bernie, son immense carcasse adossée à un pouf, faisait un sort à un pla-teau de sandwiches. La bouche pleine et l’oeil humide, il suivait les évo-lutions de Rimel qui dansait toute seule au milieu d’un troupeau de connards. Bernie ne pouvait pas s’empêcher, chaque fois qu’il organisait une soirée, d’inviter un nombre incalculable de relations incertaines qui se révélaient la plupart du temps n’être que de fiers crétins dont la cordiale stupidité le ravissait. Pour l’instant, Bernie claquait du bec à chaque dé-hanchement de Rimel, surnom qu’il avait donné à sa nouvelle conquête. Il ressemblait de plus en plus à un vautour déplumé et famélique, une sorte de grand oiseau tragique incapable de prendre son envol. Bernie était psy-chologue auprès de diverses entreprises internationales qui payaient gras-sement ses prestations et ses conseils. En réalité, Bernie désirait plus que tout que l’on reconnaisse en lui le peintre maudit qu’il essayait d’être à ses moments perdus, sans jamais forcer ses fantasmes au-delà d’un im-probable projet d’exposition. Quand il revenait de mission, il avait l’habitude de fêter son retour parmi nous en organisant une bringue dans son vaste appartement, au quinzième étage d’une de ces horribles tours du Front de Seine, où il invitait tout le monde, c’est-à-dire nous, ses vrais amis, et n’importe qui. Ce soir-là, il était particulièrement fier de nous présenter Rimel qui ne donnait pas pré-cisément l’impression de faire grand cas de ses états d’âme. Elle prenait son pied en égoïste, à quelques milliers de kilomètres de l’appartement enfumé de Bernie. La voix obsédante de Salif Keita semblait prendre pos-session de son corps menu qui ondulait avec une volupté de plus en plus provocante. Là-bas, le prince malien albinos fêtait ses retrouvailles avec la terre mandingue et sa complainte magique montait comme une flèche de lumière dans la nuit bleue du Sahel. Rimel ne comprenait pas les pa-roles qui parlaient de paix, de fraternité dans un univers où l’Afrique 7
n’avait plus que l’illusion de sa dignité passée à offrir en pâture aux der-niers touristes qui osaient encore s’aventurer dans la boucle du Niger. D’ailleurs, ici, personne ne comprenait les paroles, pas même Harlem qui n’écoutait pas, ni Myriam en train de s’engueuler pour le principe avec Jordi et King-Kong, deux duettistes aux allures de rappeurs usagés, à pro-pos de la ringardise des émissions de variétés diffusées sur TF1, ni ce sacré Bidule qui tentait d’expliquer à qui voulait l’entendre les nouvelles tech-niques de contrôle du comportement mises au point par les Américains et qui, prédisait-il de sa voix nasillarde, allaient bientôt nous transformer à notre tour en cobayes de la bouffe synthétique, drogués au Coca et en-graissés au king-burger. — « Plus pessimiste que Bidule, tu meurs ! » s’esclaffa Bernie. Gérard Bidoule, surnommé « Bidule » par ses amis, vivait depuis quarante ans dans l’attente perpétuelle d’une catastrophe planétaire et semblait se délecter des avatars que sa poisse fantastique et une distraction hors du commun engendraient autour de lui, malgré toute la vigilance de Florence, sa compagne de toujours. Côté physique, Bidule me faisait penser à un personnage échappé des Peanuts de Schultz : une sorte de Schroeder monté en graine, qui aurait égaré son piano en atteignant l’âge adulte, avec un visage aux traits flous, des cheveux blonds ébouriffés et une paire de lunettes rondes perchées au bout d’un nez minuscule. Quand ses yeux d’un bleu délavé vous fixaient par dessus les verres de ses binocles, vous aviez parfois l’impression de n’être qu’une merde de chien abandonnée sur un trottoir ! C’était un talentueux illustrateur, graphiste vidéo, banc-titreur, peintre, photographe, qui collectionnait les insectes exotiques ramenés d’Afrique de l’Ouest et les emmerdements en tous genres récoltés inva-riablement durant ses séjours en France, entre deux missions techniques à l’étranger. Liu Fong, dit « Mandarin », vint apporter son grain de sel philosophique dans la discussion oiseuse entamée par Bidule. Mandarin avait forgé ses convictions contre-révolutionnaires sur la place Tien an Men avant de se faire une raison capitaliste auprès d’un de ses oncles, propriétaire d’un restaurant chinois dans le XIII° arrondissement. Mandarin avait pas mal picolé et ce soir-là sa dialectique au vitriol com-mençait à impressionner quelques âmes sensibles : l’iniquité du patronat face à la question truquée du chômage, la balkanisation de l’Union Euro-8
péenne, l’insondable crétinisme de W. Bush et sa clique de pétroleurs texans, la religiosité malsaine des culs bénis WASP de l’Amérique pro-fonde et la folie meurtrière des milices de l’apocalypse terrées dans leurs bunkers des Rocheuses, l’embourbement des Ricains en Irak, la poudrière du Moyen-Orient, la montée des intégrismes, l’agonie de l’Afrique, l’avè-nement économique de la Chine… tout y passait. On avait envie d’ap-plaudir sans trop savoir pourquoi. Etrangers aux envolées politiques de Mandarin, Ange et Clo se bécotaient tendrement dans un coin sombre du salon. Leur idylle, qui avait débuté au cours d’une rencontre fortuite sur une piste tôlée du nord de la Côte d’Ivoire, durait depuis une bonne vingtaine d’années. Ce fameux jour, Clothilde, plantée au bord de la piste, le sac de voyage en bandoulière, avec son ample chevelure aussi rouge que la poussière de latérite dont ses vêtements étaient maculés, ne pouvait passer inaperçue. Au retour d’un périple épuisant à travers le Mali et le pays Dogon, elle venait de s’engueuler copieusement avec son mari, un jeune agronome spécialisé dans les problèmes d’irrigation des sols. Cet imbécile, pris d’une rage subite, l’avait débarquée de sa Land Rover en pleine brousse, sous un soleil de plomb, et était reparti à fond la caisse pour Abidjan, sans plus s’inquiéter de la belle rousse. Clo faisait donc le pied de grue depuis une bonne heure lorsque l’arrivée providentielle d’une 504 climatisée changea le cours de son destin. Le conducteur était un ombrageux pharmacien Corse prénommé Ange, qu’un consortium pharmaceutique avait envoyé se faire les dents en Afrique de l’Ouest pour l’approvisionnement des of-ficines disséminées dans trois pays du Golfe de Guinée. L’Ange tombé du ciel enleva donc Clothilde qui ne reprit contact avec son con de mari que par l’intermédiaire d’un avocat. Mon amitié avec Ange et Clo date de cette époque où, installé moi aussi à Bouaké, je croyais encore que la coopération technique entre la France et l’Afrique allait faire des miracles. Les miracles attendus n’étaient que des mirages distillés par la propagande néo-coloniale au nom de la soli-darité entre les peuples, noble cause s’il en fut, mais qui passait sous si-lence les véritables enjeux commerciaux dont les dividendes étaient partagés par les gouvernements sur le dos des populations locales. Comme j’étais encore naïf, il me fallut plusieurs années pour m’en convaincre, le temps que se forgent des amitiés solides en noir et blanc, seuls liens véri-9
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