La Force des Mots - 2
183 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

La Force des Mots - 2 , livre ebook

-

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
183 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

Louis perçoit très jeune l’intention que transportent les mots. Un don ou une imagination débordante lui permet de visualiser certaines paroles ; elles prennent forme devant lui, se colorent, brillent comme des Lucioles. D’autres se transforment en de Redoutables armes qui blessent et dont on ne guérit pas toujours. (Tome 1)
Louis grandit et perd un peu de la pensée magique de son enfance ; les paroles visibles deviennent de plus en plus rares. Les mots sont pourtant toujours là, peut-être encore plus nombreux qu’autrefois, en suspension tout autour de lui. Louis les analyse : des mots complexes, à double sens, déformés avec leur syllabes inversées. Ils ont tant d’importance dans notre relation aux autres. Leur force pourrait le servir. Les maîtriser lui permettrait de s’approprier le monde.

Informations

Publié par
Date de parution 24 octobre 2019
Nombre de lectures 1
EAN13 9782312069524
Langue Français

Extrait

La Force des Mots – 2
Maryse De Gryse
La Force des Mots – 2
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
© Les Éditions du Net, 2019
ISBN : 978-2-312-06952-4
« Quand les hommes ne peuvent changer les choses, ils changent les mots. »
Jean Jaurès
1 – La Remeu
Ce matin, la nature peine à prendre ses couleurs, engluée dans un brouillard ouateux qui se fend et se referme aussitôt derrière notre car, sans même la marque d’un sillage. Impossible de balader son regard au-delà des vitres, elles sont voilées de gris, comme si elles étaient en verre dépoli ; les milliards de gouttelettes en suspension estompent toutes les formes du dehors. Mes yeux s’accrochent aux rideaux orange devant moi. J’aime ce car, son intérieur chaleureux, sa moquette grise, le jacquard de ses sièges. Je m’y sens bien. Je ferme les paupières et savoure le confort de mon siège, son ergonomie qui épouse la courbe de mon dos, ses rebords enveloppants qui m’apportent un maintien rassurant.
Cette année, nous bénéficions de plus en plus souvent de ces autocars récents. Il faut dire que nos vieux tacots rendent l’âme les uns après les autres. Nous ne les regrettons pas ! Avant, nous ne connaissions qu’eux, nous les supportions, ils faisaient partie de notre lot quotidien. Mais depuis que nous avons goûté au confort, nous n’acceptons plus d’être malmenés, secoués, brinqueballés de tous côtés, sur des banquettes dures en skaï déchiré, rafistolé à coup de bande velcro. Marre du vacarme des moteurs qui hurlent et des odeurs d’huile brûlée qui vous retournent le petit déjeuner dans l’estomac.
L’an dernier, nous traînions un amer sentiment d’injustice quand nous montions à regret dans notre vieux teufteuf bordeaux, alors que les autres élèves s’engouffraient dans de beaux cars blancs, bien plus hauts, plus élégants ; pourquoi la compagnie avait-elle réservé leurs vieux débris à notre trajet ?
Et puis il y a eu le premier, une merveille venue à notre secours quand notre vieux car s’était échoué au fond d’un fossé. Quelle excitation ce jour là ! La fierté que nous avons éprouvée en montant dans ce « palace » rutilant ! Je souris à ce souvenir. C’est à partir de ce jour-là, que les vieux tacots se sont faits plus rares, l’heure de leur retraite était enfin sonnée. Nous avons apprécié et nous nous sommes habitués. On s’habitue vite au luxe, trop vite. Je crois que ce matin je fais bien de savourer ce confort avant de ne plus être conscient de ma chance.
Je m’enfonce un peu plus dans le grand fauteuil, ma tête bien soutenue, mes bras allongés sur les accoudoirs. Je me laisse bercer par le ronronnement du moteur, j’apprécie la souplesse des suspensions. Quelle douceur ! C’est une agréable transition entre la maison et le collège. Je perçois quelques chuchotements autour de moi en fond sonore, rien d’agressif ; le matin, plus ou moins endormis, nous n’avons pas de puissance de voix. Je caresse le velours du siège, laisse échapper un imperceptible soupir de satisfaction. Le souvenir de tout à l’heure me revient sur l’écran des paupières. Je le regarde, je le retiens :
L’an dernier, nous étions dans la même classe de 6 e , Dominique et moi, cette fameuse première fois où nous sommes montés dans un « palace » roulant. Je me rappelle la joie de mon copain Dominique, ses yeux émerveillés comme ceux d’un gosse qui découvre les cadeaux de Noël au pied du sapin. Il ne tenait pas en place, il jouait avec le filet du dossier, avec les accoudoirs, avec les lampes du plafonnier, les rideaux, les stores. Il voulait tout tester, tout goûter et sa bouille d’ange se fendait d’un large sourire jusqu’aux oreilles. Je me souviens qu’il débordait de joie de vivre. Ce que je l’aimais mon copain quand il jubilait de la sorte. Sa bonne humeur m’éclaboussait et me remplissait de joie.
Mais son image plus récente s’impose et brouille ce doux passé ; tout à l’heure, quand il est monté dans le car, ce n’était plus ce Dominique d’une joviale innocence ; c’était un garçon hermétiquement fermé, ses éternels écouteurs vissés sur les oreilles et la visière de sa casquette masquant son regard. Il s’est laissé choir dans le premier siège libre, sans me prêter le moindre intérêt, dans une arrogante ignorance qui le caractérise désormais.
Son changement radical de personnalité remonte à cet été. À la fin de l’année scolaire en juin dernier, il était complètement paumé, anéanti, à cause d’une élève de la classe qui lui avait balancé en pleine figure : « fils de Boche ! », un secret de famille dont il ignorait tout jusque là. Finir l’année scolaire fut pour lui un vrai calvaire. Le Boche avait fait naître les railleries et les humiliations, avait rongé ses nuits par le dégoût de lui-même et la haine envers ses parents. Et puis, en juillet, il est parti en vacances, comme tous les ans. Au camping, il a rencontré une bande de marginaux, une sorte de tribu qui l’a absorbé et transformé. À son retour, il était métamorphosé. Il me racontait fièrement comment, à grand coup d’alcool et parfois de cocaïne, il partageait avec ses nouveaux potes de délicieux et envoutants paradis illusoires. Avec eux, il défiait la vie au mépris de la sienne. Jeux dangereux, débiles. Pour se prouver quoi ?
Et maintenant, c’est seul qu’il continue à se détruire. Par rébellion sans doute, par rejet en bloc de tout ce que sa famille a pu lui inculquer comme valeur. Il en veut tellement à ses parents. « Fils de Boche ! ». Pourquoi lui avoir caché ça, cette étiquette sur sa famille, ce secret qui n’en était pas un pour les anciens du village. Sa grand-mère avait fauté avec l’ennemi, son grand-père maternel n’était qu’un sale Boche ! Une révélation qui lui a littéralement explosé au visage, aussi dévastatrice qu’une grenade ; balayés tous ses repères d’enfant, anéantie toute sa confiance dans les adultes, dans ses parents. En juin dernier, le Boche a fissuré sa base, broyé ses fondations, Dominique a perdu l’équilibre. J’ai tout fait pour le soutenir, pour l’empêcher de s’écrouler. En juillet, je l’ai perdu.
Au camping, il s’est senti en terrain neutre, plus de honte, on ne le connaissait pas. Il était blond aux yeux bleus mais heureusement Boche n’était pas marqué sur son front. Et puis, la bande était joyeuse, ils rigolaient bien, se moquaient de tout, la société était naze , les parents n’étaient que des ploucs qui ne comprenaient rien à rien. Dominique voulait bien tout. Ça l’arrangeait d’être en accord avec ses jeunes qui l’avaient admis dans leur groupe ; c’est sûr il n’écouterait plus les parents, les parents racontent n’importe quoi, les siens lui avaient toujours menti sur ses origines. Les parents, on ne pouvait pas s’y fier, des « planches pourries » disaient ses potes, il était d’accord. Dominique a plongé, tête la première, sans chercher à savoir si cela était réellement bon, s’il y avait une once de vérité dans les propos de cette bande de marginaux. Il a sniffé la poudre, avalé l’alcool. Il s’est agrippé à des euphories éphémères, des brouillards abrutissants. Il croyait trouver des bouées de sauvetage, quand ce n’étaient que des ancres sournoises qui l’entraînaient chaque jour un peu plus vers le fond.
Il prétend qu’aujourd’hui sa seule motivation c’est de retrouver l’extase, les grands frissons de cet été, de s’abandonner jusqu’à la limite de la rupture, de flirter avec la mort qui ne lui fait pas peur. Notre petite misérable vie de collégiens ne l’intéresse pas. Lui , il choisit les sensations extrêmes. Je doute que ce soit un vrai choix. Plutôt une fuite. Le Boche exterminateur continue son travail de sape.
Le car s’arrête. Pchhh , ouverture des portes. Je soulève les paupières : derrière la vitre, les grilles du collège s’alignent. Nous descendons à la queue leu-leu, portant à bout de bras nos cartables bien trop lourds. Docilement , nous nous agglutinons devant le portail. Dominique , lui, continue son chemin en longeant les grilles. Il prend la direction du centre ville. Encore une fois, il va sécher les cours. Je le regarde s’éloigner. Un frisson coupable me zèbre le dos ; je devrais le retenir, l’empêcher d’aller se détruire, le tirer à moi, l’obliger à suivre le troupeau de collégiens, le convaincre d’accepter de s’enfermer toute la journée, assis à un pupitre, face à un déprimant tableau gris-vert, dans le bourdonnement soporifique d’un professeur blasé ! Quand j’y songe, il faut quand même être un peu masochiste pour accepter ça… Dominique s’éloigne, de plus en plus petit. Son évasion me tente, mais son but m’effraie. Je soupire impuissant et préfère détourner la tête. Voilà , je choisis de franchir moi aussi le portail. Mon

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents