Les Dérèglements du « je »
126 pages
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Les Dérèglements du « je » , livre ebook

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Description

« J'écris un roman autobiographique. J'écris (plaisir de jouer avec les mots) un roman (envie de produire un objet) autobiographique (manière de se simplifier la vie en se servant de la sienne)... » L'auteure ici autobiographiant a un métier qui la promène de Guinée Bissau au Mexique, du Sri-Lanka à Londres ou dans les studios de la banlieue parisienne. A travers son métier, ses attaches sentimentales, (un chat, deux fils, multiples amis et un amoureux) l'auteur dresse le portrait d'une femme à la fin du vingtième siècle.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 30 janvier 2014
Nombre de lectures 0
EAN13 9782342019179
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0060€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Les Dérèglements du « je »
Anita Fernandez
Mon Petit Editeur

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.


Mon Petit Editeur
14, rue des Volontaires
75015 PARIS – France
Tél. : +33 (0)1 53 69 65 55
Les Dérèglements du « je »
 
 
 
 
 
 
 
Ceci est la première phrase de mon second roman. Si vous n’avez pas lu le premier c’est que vous ne faites pas encore partie des multiples victimes auxquelles j’en ai imposé la lecture. De toute façon cela n’a aucune importance, il parlait de toute autre chose, de la lutte des classes, de la société policée d’aujourd’hui, soit de sujets plutôt vieux jeu, caduques comme il est dit à mon syndicat à propos des textes de loi. De plus mon premier roman n’était pas autobiographique ce qui aggrave son cas de premier roman. Je me suis donc dit que je devais maintenant écrire un premier roman public, un roman autobiographique comme il se doit.
J’avais déjà tenu ce genre de raisonnement à la naissance de mon premier enfant ; sachant que l’aîné des familles est un être à problèmes, un temps au moins seul au monde, point de mire de toutes les inquiétudes, entre les mains de parents inexpérimentés, je me suis demandée comment lui éviter ce terrible handicap ? J’avais donc décidé de l’avertir dès son arrivée qu’il n’était pas le premier, qu’il y en avait eu plusieurs autres avant lui. M’a-t-il crue ? Lui ai-je évité les affres des essuyeurs de plâtre ? Par moments sa gentillesse, la condescendance qu’il manifeste à mon égard, me font douter de mon ascendant sur lui et de la confiance qu’il me fait quant à ma manière d’organiser ma vie et ma place dans la société.
Il est vrai que souvent j’aménage. Non pour tromper, mais comme pour une mise en scène qui aiderait la pièce à se développer. Cela m’a valu et me vaut encore des incompréhensions. Ma très proche amie Nadine m’accuse d’hypocrisie. Il y a dans la langue française des mots que j’ai du mal à supporter (dans d’autres langues aussi, mais nous parlerons plus tard de mes rapports difficultueux avec les langues qui me sont étrangères). Hypocrite est un qualificatif que je refuse quand il m’est adressé et que pourtant j’accepte pour d’autres. Mais le mot « paresseux » est un terme que je récuse absolument et non seulement pour ma personne, mais pour les autres aussi, vous voyez que je peux être juste. Cet adjectif m’a persécutée pendant toute ma scolarité, longue scolarité. « Elle est intelligente, vive, mais paresseuse »… Je l’ai entendu ce mot-là, vu écrit sur mes bulletins scolaires en conclusion de différentes épithètes épiloguant sur des notes faisant des sauts de carpe entre les deux extrêmes et se résumant en fin de compte en une morne moyenne. « Peut mieux faire, ne travaille pas, n’a pas appris sa leçon, n’a pas fait son devoir… » Cette paresse que mes maîtres me reprochaient comme si j’y prenais un plaisir égoïste, nocif à mon avenir et à celui de la société tout entière (à l’époque la masturbation rendait sourd), cette paresse était pour moi une véritable souffrance, une chape de plomb qui paralysait mon intellect, ma mémoire, mon imagination, un véritable refus de mon corps à apprendre. Cette leçon non apprise, cette dissertation non écrite n’étaient remplacées par rien. Aucun plaisir ne venait me soustraire au devoir, seulement la torture de l’impuissance, la tétanisation devant l’effort à fournir, le vide, la douleur du vide, la migraine.
La migraine… Elle m’a saisie vers mes quinze ans, perfide, périodique (comme les serviettes de l’époque), inavouable, une maladie honteuse. Ma grand-mère maternelle, cette tyranne habillée de noir, cette veuve parfaite avait des migraines. Son mari, mon grand-père, était mort avant ma naissance, je n’avais pas eu la joie de faire sa connaissance, mais il avait toute mon affection pour avoir subi cette dame le temps de trois enfantements. Dans cette famille les hommes ne dépassaient pas la soixantaine et c’était déjà un record. Ma grand-mère donc était migraineuse d’essence, la migraine faisait partie de sa vie, comme les principes ancestraux des « grands de ce monde », comme de commander aux domestiques bien après que cette race d’hommes et de femmes ait disparu de l’univers familial. Elle disait encore aux chauffeurs de taxi : « tenez mon brave » en leur laissant une piécette qui ne leur permettait pas d’acheter un Carambar. Cette dame souffrait régulièrement de migraines, elle se retirait alors dans ses appartements, un confortable trois-pièces dans un immeuble marseillais où nous devions marcher sur la pointe des pieds. Je n’ai jamais cru aux migraines de ma grand-mère, elles avaient l’odeur du chantage, la couleur d’une féminité désuète. Quand j’ai senti arriver le mal, j’ai combattu, nié, refusé. J’ai combattu cette tare avec le même sentiment de rage que celui ressenti à l’apparition des quelques cheveux blancs qui menaçaient de se regrouper pour dessiner la mèche blanche grand maternelle. J’ai mis longtemps à accepter que la migraine soit une maladie comme une autre ; il a fallu que je rencontre un collègue de travail, un homme, souffrant du même mal, pour oublier le mépris dans lequel je tenais cette infirmité, comme j’ai mis du temps à trouver à ma mèche blanche une certaine élégance. La grand-mère haïe était morte depuis longtemps.
Mais comment en suis-je arrivée à vous parler de ma grand-mère alors qu’il était question de paresse ? Y aurait-il un rapport entre désordre et paresse ? Y aurait-il un rapport entre désordre, paresse et concentration d’esprit ? Y aurait-il un rapport entre l’impossibilité de se concentrer et la migraine ? Je ressens ma paresse comme une impuissance et impuissance égale souffrance. Je déteste la souffrance, je ne lui trouve aucune noblesse, aucune beauté (nous n’étions pas très catholiques dans la famille). La souffrance enlaidit, abêtit, diminue, je cherche à l’éviter à tout prix. Mais inutile de monter sur mes grands chevaux, mon propos n’est pas d’étaler mes sentiments, mais de vous raconter ma vie, vous en tirerez vous-même les sentiments qu’elle vous inspire.
Pourtant, une difficulté handicape sérieusement mon entreprise : je ne me souviens pas de grand-chose. Non que je n’aie pas de mémoire comme je l’ai cru longtemps, mais les souvenirs ne m’obéissent pas, ils ne viennent jamais quand je les appelle, comme mes chats successifs. Nous vivons ensemble, mais nous ne dépendons pas les uns des autres. Ma mémoire a des pudeurs gênantes, j’ai l’impression que tout est là, dans de multiples tiroirs, mais, ou bien je n’arrive pas à les ouvrir, ou bien je ne sais pas dans lequel se cache ce que je cherche. Quand j’en ai besoin ma mémoire se dérobe, s’évapore, joue à cache-cache et me voilà me lançant dans de multiples périphrases pour cerner le mot, le nom disparu.
— Si, tu sais bien, ce type qui jouait dans un film des années soixante, il a des yeux bleus rapprochés, c’était tiré d’une pièce avec cette actrice mariée à un anglais shakespearien, il y avait aussi l’américaine que j’aime tant, pleine de taches de rousseur qui a presque le même nom que l’autre américaine jeune et maigre. Elle jouait la mère cinglée au milieu de plantes exotiques et le mec finissait sur une plage espagnole surexposée, en costume blanc…
— Montgomery Clift dans Soudain l’Été Dernier .
Et voilà ! Il m’a fallu passer par quantité de périphrases, faire faire un véritable parcours du combattant à mon interlocuteur pour trouver un nom que je connais parfaitement. De quoi parlait-on déjà ? Ah oui de la mémoire. Mémoire, concentration, volonté, les trois mamelles d’où devrait sortir le lait nécessaire à la fabrication du fromage-roman. Le plus simple est de prendre dans l’ordre. Au début c’est comme dans Soudain l’Été Dernier tout blanc, une lumière crue qui fait baisser les paupières, une surexposition d’été sudiste. Le Midi en été et puis d’un coup le froid : janvier ou février. L’eau des poules gèle dans de vieilles casseroles cabossées. Lutte à armes inégales ; nous n’étions pas prémunis contre le froid, retour de bâton du mépris dans lequel nous tenions l’hiver considéré comme un accident, une incongruité dans cette région bénie des dieux. Tassés devant la cheminée, le dos glacé, la plante des pieds et le visage brûlants, nous écoutions mon père nous expliquer que l’isotherme d’Irkoutsk passait par le poulailler du Mas et que si l’eau des poules avait gelé c’était que le lac Baïkal était pris par les glaces.
J’avais donc un père, une mère aussi et des frères et un mas et un vélo et des poules dans le poulailler et des chiens d’adoption et des chats, reproducteurs impénitents dont ma mère limitait l’expansion à coups de hache sur le billot qui servait aussi pour le sacrifice des volailles.
Ce qui est difficile dans la forme autobiographique c’est d’arriver à se limiter, à choisir. Quand je me crois dans l’obligation de tout dire avec tous les mots, l’ennui s’installe très vite entre mon interlocuteur et moi, entre la page à écrire et le lecteur imaginé. Alors pour éviter votre lassitude et la mienne (nous n’allons pas tout de suite nous endormir ensemble) il faut que je choisisse, que je saisisse un angle.
La chance pour un rédacteur autobiographe normalement constitué est d’avoir ou violemment haï, ou violemment aimé. Ce n’est pas mon cas, j’ai essayé avec ma grand-mère maternelle, mais ma vindicte ne dépasse pas quelques lignes. Ma grand-mère ne m’a pas gâché la vie, son souvenir a paisiblement rejoint les autres, affadi, réduit par la distance comme si nous nous étions croisées il y a longtemps en villégiature, sans plus. Elle fait partie de ma culture, pas de mes grandes émotions. Où son

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