Vivre deux cultures : Comment peut-on naître franco-persan ?
91 pages
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Vivre deux cultures : Comment peut-on naître franco-persan ? , livre ebook

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Description

Ce récit commence le 16 septembre 1928 quand Mansour Badie, âgé de 18 ans, arrive avec toute sa famille en gare du Nord, après un incroyable périple qui les a menés de la Perse de Rezâ Shâh Pahlavi jusqu’au cœur de Paris. En quête d’un Occident rêvé, le jeune Persan se retrouve sur les bancs de l’école républicaine, s’inscrit en faculté de médecine et s’éprend d’une jeune fille issue de la bourgeoisie soissonnaise qui surmonte tous les préjugés sociaux pour l’épouser. En dépit de cette union heureuse, les rêves de Mansour se fracassent bientôt sur la réalité : médecin urgentiste pendant la guerre, engagé dans la Résistance, il se voit refuser le droit de s’installer comme chirurgien à la Libération. Hommage à un père révéré et aimé, ce livre raconte aussi comment l’enfant traité de « bicot-youpin » dans son collège catholique s’ouvre à la complexité du monde, décrypte les nouveaux rapports Nord-Sud et vit sa biculturalité comme un trésor inaliénable, source spirituelle d’un parcours qui en fait aujourd’hui l’un de nos meilleurs analystes en relations internationales. Bertrand Badie est professeur des universités à Sciences Po Paris. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages qui font référence, dont Le Temps des humiliés, L’Hégémonie contestée, et Les Puissances mondialisées, tous parus aux éditions Odile Jacob. 

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 05 octobre 2022
Nombre de lectures 4
EAN13 9782415003128
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0900€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© O DILE J ACOB , OCTOBRE  2022 15, RUE S OUFFLOT , 75005 P ARIS
www.odilejacob.fr
ISBN 978-2-4150-0312-8
Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo .
Prologue

C’était l’un de ces derniers lundis de décembre, dans le Grand Amphithéâtre Émile-Boutmy de Sciences Po : l’année 2018 s’achevait et j’allais prononcer, au seuil de ma retraite, mon tout dernier cours d’« Espace mondial », cet enseignement censé ouvrir nos étudiants aux relations internationales modernes et, plus généralement, au monde d’aujourd’hui. Pour la circonstance, étudiants, collègues et administration avaient uni leurs efforts bienveillants pour m’accompagner dans un moment de grande émotion, entonnant, comme un refrain, surprenant en ces lieux, cette parodie réussie d’un hymne que chacun reconnaîtra : « C’est la leçon finale, groupons-nous et demain l’ Espace mondial sera le genre humain ! » Je songeais alors au début de ma longue aventure universitaire, cinquante ans plus tôt, les feux de Mai 68 à peine éteints, lorsque j’entrais pour la première fois dans ce vénérable amphi qui était depuis longtemps porteur de tant de destins, et que je n’ai de fait jamais quitté.
Dans l’émotion de cet hiver précoce qui ouvrait à la dernière saison de ma vie, je pensais au fil qui avait guidé mes réflexions, mes inquiétudes, mais aussi mes recherches et mon écriture. Je repensais à cette exploration du monde qui ponctua ma vie, à cette initiation aux autres cultures, et surtout à cette découverte de l’ altérité … Je songeais à ces phrases qui me servaient de profession de foi et qui ponctuaient invariablement l’introduction de tous mes cours et celle de la plupart de mes conférences : les relations internationales sont indissociables de l’humain et du social, tandis que leur étude consiste d’abord à prendre en compte un monde de souffrance plus que de puissance, de tourments aussi coûteux qu’insupportables, mais que le génie humain a su, tout au long de l’histoire, transformer en blessures créatrices, souvent sans les princes, parfois contre leur volonté. Ces pensées s’imprimaient dans ma tête alors que le directeur de Sciences Po, Frédéric Mion, prononçait des mots chaleureux et amicaux que je recevais comme cadeaux de sortie, ultimes gratifications académiques.
En reconstituant en mon for intérieur ce fil rouge de ma carrière universitaire, je découvrais soudain avec émotion le long processus, très intime, qui l’avait enclenché. Je comprenais alors tout ce que la vie m’avait apporté, ce qu’elle m’avait appris et la sensibilité que j’en avais retirée. Je sentais combien j’étais redevable à cet itinéraire incroyable qui fut d’abord celui de mon père, jeune Persan encore mineur venu, en 1928, faire ses études en France, mêlant dans ses rêves une culture ancestrale bouillonnante et la force attractive d’une France républicaine dont le brillant classicisme s’unissait à une foi vibrante dans le progrès. Cette formidable aspiration qui habitait alors l’imaginaire d’un jeune cadet de l’Orient multimillénaire ne révélait pas tout de la complexité du monde, mais elle en disait beaucoup : si elle annonçait bien sûr quelque bonheur futur, elle portait aussi certains espoirs bientôt déçus et quelques dangereuses désillusions à venir. Elle créait les conditions uniques d’une incomparable intelligence du monde qui mettait bien des souffrances, morales et matérielles au centre de cette vie peu ordinaire. Je reçus cette sensibilité en héritage, doublée de tout ce que la France m’avait parallèlement appris. Pour moi, ce fut d’abord une douleur, mais bientôt ce devint une chance ! Cette aventure fut celle d’un homme, mais, si on y réfléchit, elle est aussi un miroir de notre modernité contemporaine, de ses promesses inégalement tenues, de ses écueils et de ses drames.
L’insolite expérience migratoire de mon père dut vite faire face à une double tempête dont on ne sait toujours pas si ses sombres prolongements, encore actifs, se calmeront un jour. La première de ces tourmentes fut celle du nazisme et de l’Occupation qui brûla à tout jamais le regard du jeune migrant, et contre laquelle il se dressa immédiatement. Il était pourtant un « étranger », mais il choisit de participer à une Résistance qui le mobilisa au nom d’une cause qu’il fit sienne et pour une France dont il n’était pas. Je me souviens de l’émotion que suscitait Le Chant des partisans dans son cœur persan, comment toute sa vie il aimait fredonner quelques-uns de ses couplets au point que je les fis retentir ce jour froid d’octobre 1987 alors qu’on célébrait ses obsèques dans le lugubre crématorium du Père-Lachaise. Et de fait, « le vol noir des corbeaux » n’a jamais totalement quitté nos plaines. Il procède toujours de régimes odieux et dégradants qu’on combat quand on y trouve son compte ou qu’on excuse et même embrasse quand on recherche d’autres avantages. Mais ce vol sinistre surplombe aussi, de manière plus sournoise, la quotidienneté de la vie, jusque dans les milieux qui se tiennent pour les plus civilisés. Je suis profondément convaincu que, sous d’autres formes et volant sur d’autres champs, les rapaces n’ont jamais cessé de hanter la conscience fébrile de mon père jusqu’au jour de sa disparition ; ils n’ont jamais cessé de marquer la lecture qu’il faisait de son monde environnant, dans ce silence interpellateur qui a toujours été le sien.
De là, la seconde tempête, celle qui va du racisme ordinaire à l’incompréhension commune, en passant par l’ignorance, l’arrogance et l’amour de soi produit par celui qui se considère comme « supérieur » ou à qui on a toujours fait croire qu’il était tel. Un Persan de Paris est d’abord saisi par le mépris hautain trop souvent opposé par la rue – et même les boulevards des beaux quartiers – à sa propre culture, pourtant si riche, si belle, si apaisante. Incroyable désinvolture à l’égard d’une philosophie qu’on ne connaît pas, d’une histoire qui défie le temps, mais qu’on ignore et qu’on ne cherche pas à découvrir, pas même à enseigner. Art de l’amalgame, où on mélange tout, comme pour mieux assouvir son mépris : Persans, mollahs, musulmans, islamistes et djihadistes… Hier, mais surtout aujourd’hui, la Perse est couramment perçue comme un État suspect, de seconde division, auquel on n’oserait pas confier l’ordre du monde. Mon père avait jadis voulu quitter ce « tiers-état » du monde, mais il ne s’en est pour autant jamais dissocié : c’était le secret de sa force, sa manière de combattre ce qu’il percevait comme une asymétrie du monde. Asymétrie qui se fit méprisante, qui pesait sur chaque jour de la vie de cet homme, perceptible à tant de « petits riens », invisible par tant de « gens bien intentionnés », petites vexations dont il souffrait en silence avec une dignité dont j’ai tant appris, et qu’un enfant qui aime son père ne peut qu’installer à tout jamais au centre de sa mémoire.
Ma vie d’enfant a été profondément marquée par ces tourments du quotidien qui étaient en même temps personnels et empreints d’un malaise qui révèle certaines des pathologies profondes de l’humanité tout entière. Spectacle d’abord indéchiffrable lorsqu’on est en bas âge, mais dont le sens va évoluer au fil des années. Cette scène fut à son tour la mienne en propre, à mesure que j’entrais dans la vie avec les stigmates de l’« impureté nationale », ceux portés par un gamin en partie venu d’ailleurs et de trop loin, enfant au sang mêlé que ses camarades de classe appelleront bientôt le « bicot-youpin ». Français, je le suis de façon heureuse, par ma mère issue de la bourgeoisie soissonnaise, qui sut, héroïquement et par amour, surmonter, par ce mariage qu’elle voulut, les préjugés ancestraux reproduits à l’infini par la bonne conscience. Mais persan, je le suis également, avec le même bonheur, par mon père. Ce qui était reçu par beaucoup comme une étrangeté m’a très tôt plongé dans ce champ de moqueries qui me fit comprendre ce qu’humiliation voulait dire, elle qui, à une autre échelle, ronge encore et toujours le quotidien de la vie internationale 1 .
Mais d’une souffrance qui m’imposait un temps la honte, à moi qui « n’étais pas totalement de souche », naquit peu à peu tout le contraire, une fierté, évoluant progressivement vers la sérénité. Je découvrais, grâce à elle et au fil du temps, quelques secrets de notre monde, je parvenais à comprendre que celui-ci n’avait rien de chaotique, comme on aime à le dire afin de mieux abandonner sa part de responsabilité. Je saisissais qu’à force d’ignorer l’altérité, on rendait celle-ci ingérable et on précipitait le système international dans un tourbillon de violences et de mépris, dans une conflictualité désordonnée qui ne correspond plus aujourd’hui aux tournois policés qui faisaient l’ordinaire des guerres opposant autrefois des rois qui se voulaient égaux entre eux et se savaient cousins.
Progressivement, je découvrais aussi que, au-delà d’une lucidité acquise à marche forcée, la double culture ouvrait à sa part de bonheur. Celui d’être avec son monde, dans son monde, d’être en contact intuitif avec la multiplicité de ses faces. Bonheur d’accéder à l’ivresse épique émanant à parts égales de Ferdowsi, le poète persan, et de Corneille, le dramaturge français, de pouvoir psalmodier leurs vers avec le même enthousiasme, d’adhérer avec la même foi à deux hymnes relevant du même monde uniq

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