Le MORS AUX DENTS
62 pages
Français

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Description

Il y a une grande responsabilité à se représenter comme étant les derniers d’une longue lignée. C’est un lourd fardeau que tous ne sont pas prêts à porter. Voilà pourquoi, l’histoire de la calèche à Québec était de l’ordre du conte moral et de la fable philosophique. Aujourd’hui, alors que les derniers chevaux arpentent la ville, plus que jamais, le milieu de la calèche incarne un microcosme dans lequel les vérités, les opinions et les apparences ne cessent de s’entrecroiser et de s’opposer. De toute évidence, c’est un récit qu’il faut inscrire aux côtés de ceux de notre folklore. Vous y retrouverez un véritable conte populaire, proche de la chasse-galerie et des autres légendes qui ont marqué notre imaginaire collectif.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 31 mai 2023
Nombre de lectures 0
EAN13 9782898312168
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0900€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

À ceux qui s’y reconnaîtront.




On y attribuait l’invention de cette fable à un cocher. Un cocher qui veut un pourboire est capable de tout, même d’imagination. – Victor Hugo, Les Misérables


AVANT-PROPOS
En octobre 2019, un accident de la route m’a cloué à la maison près de cinq mois. Je ne me souviens pas de grand-chose : je roulais gentiment sur le chemin Sainte-Foy, j’ai engagé la verte, puis voilà que, BANG, j’ai fait un flip sur une douzaine de mètres avant de m’écraser sur le pavé. L’adrénaline s’est mise à refluer dans mes veines, je me suis relevé, j’ai essayé d’enfourcher ma moto puis je suis retombé au sol complètement sonné. Je n’étais plus capable de bouger, je ne voyais plus rien, et tout ce que j’entendais c’était les cris des passants qui s’agitaient autour de moi, qui me répétaient que j’avais peut-être une commotion cérébrale et toutes sortes de fractures au poignet et dans le bas du dos. Après six ans à bosser sur une calèche, six ans à me démener seul dans le trafic lorsque je perdais le contrôle de mon cheval ou qu’un bus de la ville me fonçait droit dessus, c’était mes vieux réflexes qui ressortaient à ce moment-là. C’était mon inconscient qui me dictait de me mettre à l’abri des regards avant d’évaluer l’ampleur des dégâts.
À l’hôpital, le docteur m’a prévenu que je n’allais peut-être plus jamais pouvoir monter sur une calèche de ma vie. Pour être parfaitement honnête, je ne savais trop si je devais m’en affliger ou en être soulagé… Autant le métier de cocher avait été pour moi le plus beau du monde, autant il m’avait réservé des moments de réel calvaire. Il n’y avait pas de job plus déséquilibré : un jour on était pris d’une grande fierté en baladant son étalon au cœur des remparts du Vieux-Québec, un autre la ville nous balançait des sanctions, les policiers nous refilaient des contraventions, les médias faisaient de nous des batteurs d’animaux ; une minute une famille de touristes nous étreignait de gratitude, l’autre une bande de militants anti-calèches venaient nous lancer des cailloux. C’était un boulot de timbrés, de fous à lier, d’excentriques. C’était un spectacle différent tous les jours. Une tragicomédie dont mes collègues et moi n’arrivions plus à nous passer.
À ma sortie de l’hôpital, j’ai commencé à rédiger l’histoire qui traînait dans ma tête depuis des années, celle des cochers et de leur métier. À mon sens, elle en disait long sur nous tous et sur le chemin que nous empruntions. Je me suis rappelé les heures passé avec les gars de chevaux au Parc de l’Esplanade ou au « pôle » du Château Frontenac à écouter leurs souvenirs, leurs récits, leurs exagérations et leurs plus beaux mensonges. Je me suis replongé dans les intrigues avec leurs patrons, les démêlés en justice, j’ai revécu les balades les plus marquantes avec des touristes venus de partout dans le monde, les soirées arrosées et les lendemains de cuite à rigoler et à regretter. Et je m’en suis rapidement convaincu : il n’y aura plus jamais personne comme les cochers. Ces gars-là étaient les derniers représentants d’une espèce définitivement disparue. Et tandis que j’en avais encore l’occasion, devant mon ordinateur, en tapant de la main gauche une touche à la fois – et en planant encore sur mes dernières injections de morphine –, j’ai râtelé ma grosse Nelly et les ai suivis du mieux que j’ai pu pour une dernière virée tapageuse en leur compagnie.


UN
Le Parc de l’Esplanade
Cheval : n.m. [pl. chevaux] ( lat. caballus, rosse). Grand mammifère ongulé domestique caractérisé par de longs membres reposant sur un seul doigt, qui font de lui un coureur remarquable et une monture d’usage presque universel. (Longévité : jusqu’à 30 ans. Cri : le cheval henni. La femelle est la jument ; son petit est le poulain. Ordre des périssodactyles ; famille des équidés.)
Calèche : n.f. de l’allemand Kalesche. Anc. Voiture hippomobile découverte, suspendue, à quatre roues, munie à l’avant d’un siège à dossier, à l’arrière d’une capote à soufflet.
Cocher(ère) : Conducteur(trice) d’une voiture à cheval.
D’abord, il y avait tous ces personnages et toutes ces histoires. Il y avait ces récits à peine croyables qu’on racontait aux nouveaux lors de leurs premiers jours de formation, tandis qu’ils n’arrivaient pas à contenir leur fébrilité à l’idée de travailler avec des chevaux, de se balader toute la journée au soleil et de s’éviter les cuisines et le salaire minimum. Parmi eux, on retrouvait des gens de tous les horizons, des types qui avaient mis leur carrière en veilleuse pour venir se balader en charrette . Il y avait des ingénieurs de formation, des littéraires, des écologistes, des anthropologues et même, une année, un boursier de NYU et une diplômée en médecine. Pendant leurs trois semaines de formation, ils étaient des dizaines à s’assoir chacun leur tour sur la banquette arrière, tirés par Frosty et guidés par Jacques Fournier, le formateur. En écoutant ce dernier, ils s’imaginaient à quoi pouvait bien ressembler la capitale quelques dizaines d’années auparavant : la rue des Cordes à linge, le stationnement de la Place Royale, les peep-shows, les bordels qui se succédaient sur la rue du Trésor et les appartements même pas chauffés en hiver qu’on désertait au début du mois d’octobre. Décidément, le Vieux-Québec n’avait plus rien à voir avec celui qui précédait la revitalisation du quartier dans les années 70, avant que la ville fortifiée ne devienne la carte postale idyllique réservée aux touristes et qu’elle soit fuie des résidents – qu’elle ne se donne l’air d’un décor de cinéma en carton, où ne défilent que ces figurants anonymes oubliés aussitôt leur portefeuille déplumé. À l’époque, il n’y avait pas encore d’autobus rouge à deux étages pour faire le tour de ville, pas de Promenades Fantômes, le Festival d’été était encore à son état embryonnaire, et personne n’avait encore envisagé les courses cyclistes, les événements culturels et les Food trucks. Jusqu’au début des années 90, les cochers régnaient en maîtres à l’intérieur de la ville fortifiée, et personne ne prétendait encore renverser leur trône.
Certains d’entre eux pratiquaient le métier depuis quarante, voire cinquante ans, reprenait Fournier. Ils avaient connu le délire des années 70 durant lesquelles on se tapait sur la gueule à grands coups de pelles, quand les chevaux laissés détachés sur la Terrasse Dufferin s’emportaient au premier camion de poubelles qui passait par là, quand une calèche fermée – avec toit et portes – stationnée au Parc de l’Esplanade servait de piquerie et qu’on y sniffait plus de coke que les membres des Stones réunis. La ville délivrait alors jusqu’à quatre-vingts permis et à peu près aucune réglementation ne structurait l’industrie. Comme le disait le formateur, c’était le Far West. Le maire Pelletier n’en pouvait plus de voir cette parade de cochers en camisole, qui trop souvent buvaient sur leurs voitures hippomobiles et se battaient pour les prochains clients. Il n’en pouvait plus, surtout, que les rues de sa ville deviennent un véritable champ de mines dès midi… Après tout, il n’y avait alors aucune couche à l’arrière des chevaux, et les passants qui avaient le malheur de marcher dans un tas de merde en traînaient l’odeur jusqu’au soir. À l’époque, continuait Fournier, chaque semaine connaissait son lot d’accidents… Un cheval détaché dévalait Place d’armes jusqu’à finir sa course dans les terrasses peuplées de Français et d’Américains, un autre renversait sa calèche sur la rue Saint-Louis, envoyant par le fait même d’autres touristes aux Urgences, ou encore un « bogey » mal attelé finissait par faucher un groupe de petits vieux. À chaque accroc, on voyait déballer à moitié ivre, à moitié amochés, une bande d’hurluberlus qui s’empressaient de rattraper leur bête, qui se dépêchaient de la maîtriser tant bien que mal… La moitié des gars étaient couverts de cicatrices, mais personne ne parlait de leurs récents exploits. Les accidents restaient de l’ordre du non-dit, du tabou. C’était l’omerta ; la loi du silence qu’on justifiait par un trop-plein de fierté, parce qu’on ne souhaitait pas ébruiter les mauvais coups – et qu’on était déjà sous les projecteurs.
Qu’ils croient Jacques ou non, arrivés au Parc de l’Esplanade, après avoir parcouru la moitié de la ville depuis l’écurie, les nouveaux employés prenaient enfin conscience de ce qui les attendait. Il n’y avait rien de tel que le portrait de ces charretiers pour corroborer les histoires qu’ils traînaient derrière eux. Assis autour de la table à pique-nique, près de leurs bêtes qui grattaient le sol, qui hennissaient dans l’attente de commencer la journée, les cochers fumaient des clopes et buvaient des cafés achetés à l’auberge de jeunesse sur Sainte-Ursule. Ça discutait, ça se taquinait, ça rigolait. De sa cabane, le walkie-talkie à la main, ayant visiblement perdu le contrôle, Nicole, la répartitrice aux cheveux rouges, probablement septuagénaire, voire octogénaire, essayait de remettre un peu d’ordre dans toute cette pagaille. Et même si, à l’arrière, il y avait quatre ou cinq jeunes qu’on s’imaginait universitaires, c’était surtout les vieux de la vieille qui marquaient l’esprit des nouvelles recrues : chapeaux de feutre ou de pailles, lunettes de soleil, la peau cuivrée pour avoir négligé la crème solaire depuis des années, ils se tenaient là avec leur cigarette au bec, leur barbe pas toujours rasée, leur posture déformée par trop d’hivers trop froids, par trop d’étés trop humides, et ils n’avaient pas tous l’air le plus accueillant… C’était à se demander combien parmi eux traînaient une flasque sous le banc de leur calèche, combien d’entre eux sortaient de prison. Et, même s’il ne fallait pas se fier aux apparences, que dans le monde de la calèche rien n’était blanc ou noir – que ces vieux bougres n’étaient peut-être pas tous des truands –, les nouvelles recrues constataient rapidement dans quelle galère

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