Les Yeux de l autre
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Les Yeux de l'autre , livre ebook

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Description

Voici l'histoire de Rose, une vieille dame qui a choisi de léguer ses yeux à la médecine, de Jean-François, un jeune homme frappé par un accident qui l'a rendu mal voyant, d'Éric, un jeune médecin qui connaît ses premières réussites et ses premiers doutes. Voici l'histoire de gens ordinaires que rapprochent les miracles de la médecine. A travers elle, on découvre le travail, les interrogations, les émotions du chirurgien ophtalmologiste, tendu vers un seul but: redonner la vue, autrement dit maintenir le fil de la vie. Yves Pouliquen dirige le service d'ophtalmologie de l'Hôtel-Dieu de Paris. Il est l'auteur, aux Éditions Odile Jacob, de La Transparence de l'oeil et a reçu le prix mondial Cino del Duca.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 janvier 1995
Nombre de lectures 0
EAN13 9782738173041
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0500€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

DU MÊME AUTEUR
La Transparence de l’œil
Paris, Odile Jacob, 1992
rééd. coll. « Opus », 1994
© O DILE J ACOB , JANVIER 1995 15, RUE S OUFFLOT , 75005 PARIS
www.odilejacob.fr
ISBN 978-2-7381-7304-1
Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo .
S OMMAIRE
Couverture
Titre
Du même auteur
Copyright
Chapitre 1
Lundi
Chapitre 2
Mercredi
Chapitre 3
Le même jour
Chapitre 4
Mercredi, semaine suivante
Chapitre 5
Le lendemain, jeudi
Chapitre 6
Samedi, un mois plus tard
Chapitre 7
Mercredi, un an plus tard
CHAPITRE 1

Lundi
Rose Bodet retrouva la paix en s’éveillant. Le cauchemar qui avait torturé la fin de son sommeil s’évanouit, laissant la place à un ordre sans absurdité, sans exigence, dans lequel il était bon de s’accomplir, un ordre qui lui appartenait, à elle, la veuve solitaire. C’était lundi. La vie reprenait autour d’elle. Surtout, dimanche était passé, ce jour sans destin, ce long silence de la rue, de son appartement, de ses quelques amis. Si elle avait eu des enfants, sans doute seraient-ils venus la visiter, mais son mariage était resté stérile. Son amie Monique Estévant, la seule qui lui restât, la voyait peu et, quand elle la rencontrait, ce n’était jamais ce jour-là. Ainsi cette longue journée était-elle quatre fois par mois un lent moment blanc, sans bruit, sans événement, sans surprise, une épreuve de plus parmi toutes celles de la vieillesse et de la solitude.
Lundi s’offrait autrement. C’était jour de reprise, avec son programme obligatoire, son itinéraire qui conduirait Rose du boulanger au marchand de légumes, avec l’espérance que les échanges de monnaie s’assortiraient d’une sorte de conversation, convenue certes, mais d’une conversation. Madame Chenu, la boulangère, si elle n’était pas trop occupée, commenterait derrière son comptoir les événements politiques ; elle ferait certainement une place à l’immigration, au chômage ou à la délinquance. Rose souriait dans son lit. Madame Chenu l’amusait avec ses analyses simples, ses visions au premier degré, sa façon de s’étonner des décisions du gouvernement. Rose ne partageait pas ses idées. Elle avait été institutrice tout comme son mari avait été instituteur. Elle avait de l’existence des hommes une tout autre conception. Elle était généreuse. Elle s’était dévouée à l’éducation des jeunes auxquels elle avait appris à lire, à compter et aussi à penser ; la tolérance avait été sa grande valeur. Elle l’avait prêchée, enseignée.
Rose regarda son réveil. Il était sept heures moins le quart… C’était l’heure de se lever. Toute sa vie durant ce fut l’heure du lever. Son mari le lui avait reproché tant qu’il avait vécu, surtout lorsqu’il était tombé malade. Mais rien n’avait changé ce rituel ; elle gardait le sentiment que la meilleure perception du monde, elle la saisissait à l’aube. Les yeux grands ouverts, elle fixa un rai de lumière entre les deux grands rideaux de la fenêtre de sa chambre. Elle vit passer dans la zone éblouie de ses rétines de gros corps flottants qui s’étaient installés dans ses yeux depuis quelque temps et qui l’avaient inquiétée. Un ophtalmologiste consulté l’avait rassurée. Ce n’était que la dégénérescence du corps vitré, ce corps transparent qui remplissait son œil : un signe de sénescence, un de plus. À soixante-dix-huit ans, elle les collectionnait. Elle sentit soudain, encore allongée, la douleur de sa hanche droite ; elle s’appliqua à en changer la position. Elle la rapprocha des douleurs qu’elle éprouvait depuis peu aux poignets. La friction même de ses mains lui faisait mal. Il lui fallait chaque matin beaucoup de temps pour retrouver une position verticale confortable. Avec précaution, elle s’appuya sur un bras pour dérouler son corps, prit appui sur sa jambe gauche, indolore, et se redressa petit à petit. Elle vit en un éclair, dans le miroir de son armoire, sa silhouette se déplier et s’enrouler dans sa robe de chambre. Elle arrêta la sonnerie du réveil, car elle se réveillait toujours avant qu’il ne sonnât.
Elle entrevit de ses yeux flous, sans lunettes, le portrait de son mari, sur la table de nuit. L’habitude qu’elle avait de le revoir là, sur cette image conventionnelle qui le montrait jeune encore, correspondait à une sorte de signe, à une petite prière payenne liée à cette manière d’engagement perpétuel qu’elle lui dédiait. Elle avait souffert de sa mort, cruellement. Un cancer l’avait ravagé en quelques mois. Elle avait espéré, jusqu’à sa fin, qu’un miracle le lui conservât. Mais le mal avait prospéré d’une façon foudroyante, réduisant son corps amaigri à une pauvre carcasse jaune et son visage au seul regard fiévreux et suppliant qui la suivait partout. Georges était mort il y avait plus de vingt ans. Elle-même avait vieilli, tout comme ses pensées trop souvent ressassées. Les réminiscences du bonheur qu’elle avait eu avec lui et celles du malheur qu’avait entraîné sa mort s’étaient figées dans des circuits de pensée dont elle ne pouvait plus sortir. Ils en étaient comme abrégés, racornis, édulcorés.
Elle enfila ses chaussons, se dirigea vers la cuisinière. Alors qu’elle allait vers sa cafetière électrique, animée par la pensée du premier moment plaisant de sa journée, son petit déjeuner, elle éprouva une sorte de vertige. Celui-ci n’était pas nouveau. Son médecin y voyait la conséquence de l’insuffisance cardiaque qu’elle avait développée après l’infarctus qui l’avait frappée quelques années plus tôt. Ce vertige l’émut : il était plus violent que les autres. Elle s’appuya sur le rebord de la table. Un voile bleu passa devant ses yeux ; ses oreilles bourdonnèrent. Elle saisit un tabouret, s’assit, puis s’apaisa. Sa vision lui parut étrange. Elle mit ses lunettes. Tout était là pourtant, présent à ses yeux. Elle sentit des gouttes de sueur sur son front. Quand elle l’essuya, elle le trouva glacé. Son cœur s’était accéléré. Elle en sentit les battements précipités, irréguliers dans sa poitrine… Seule, sans secours, qu’ad viendrait-il si elle tombait, si elle s’évanouissait ? « Et si je mourais ? », se demanda-t-elle… Enfin son cœur se calma, sa respiration s’amplifia, son abdomen se détendit, une onde douce et neutre l’envahit, libérant en elle la corde qui s’était tendue depuis sa tête jusqu’à son bassin. « Non, ce n’est pas grave, à soixante-dix-huit ans, ce sont des choses qui arrivent. »
Elle dissipa son angoisse en allumant la cafetière électrique. Le bruit de l’eau qui commençait à bouillir lui fut doux à entendre. Elle ouvrit la fenêtre. La cuisine s’emplit de l’air frais du matin, auquel se mêla bientôt l’odeur du café. Les borborygmes familiers de la cafetière réjouissaient son oreille. Quand ils cessèrent, elle remplit son bol. Elle tartina deux biscottes, qu’elle grignota consciencieusement et sans grand appétit. Un pigeon roucoula dans le grand acacia du jardin, un autre lui répondit. La vie était là, que d’autres êtres vivants lui exprimaient. Elle avait toujours été sensible à cet éveil du jardin, tardif l’hiver, lorsque moineaux et merles se succèdent en des chants brefs, précoce l’été, lorsque les pigeons dominent, s’ébrouant dans des craquements de branches. C’était le premier message des autres. Il lui importait peu qu’il lui vînt des oiseaux plutôt que des hommes. Il n’en était que plus mystérieux, à elle adressé non en signes clairs, mais en une énigme, tout aussi profonde que celle de la vie même. Cette présence lui faisait du bien. Elle pouvait croire en ce nouveau jour.
Sa toilette faite, elle revêtirait sa tenue quotidienne, propre, sobre, sans originalité. Elle avait conscience de ressembler ainsi à toutes les veuves du quartier qui habillaient leur solitude des couleurs grises, brunes ou violettes de la conformité. Rien ne pouvait la distinguer des autres ; son souci de modestie s’en accommodait fort bien. Elle n’avait d’ailleurs eu dans sa vie que le nécessaire, et cela lui avait déjà paru une grâce. Sa rude éducation paysanne ne l’avait jamais incitée à l’ostentation, pas plus qu’elle ne l’avait encouragée au désir. Ce qui lui fut donné, ses succès à l’École normale, son mari, le bonheur tranquille, elle le reçut simplement. Sa seule vraie peine fut sa stérilité. Elle avait souvent imaginé, et beaucoup plus à présent qu’il était trop tard, une vie de famille heureuse. Plusieurs enfants, filles et garçons riant, portant l’espoir de leurs parents… Son rêve gardait la fraîcheur des sentiments de la femme jeune qu’elle avait été. Elle avait accepté cette fatalité avec résignation, car alors sans remède.
Jamais elle ne se hâtait. Vivant seule, elle avait appris à combler le temps, à s’en faire un allié, comme lorsqu’elle était institutrice et devait partager avec ses élèves les interminables journées scolaires. La segmentation en programmes précis, en matières diverses des jours scandés par les récréations ou les repas avait organisé une sorte de rituel dont la répétition n’était pas trop morose et s’accordait bien à la tâche à laquelle elle se consacrait. Sa longue retraite n’avait pas érodé ce rythme. Simplement, les petits gestes quotidiens, les actions nécessaires de la vie matérielle avaient pris le pas sur les leçons, les devoirs à corriger et toutes les habitudes de l’école. Les uns et les autres variaient au gré des jours de la semaine : quelques emplettes le lundi et le marché le vend

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