Les Libertés de l'improbable

Carlo Ossola, Alain Berthoz

Description

L’improbable est souvent considéré comme un vain exercice d’hypothèses oiseuses ou comme un supplément d’incertitude dans la culture occidentale, qui préfère le prévisible à l’incertain. Et pourtant… Que ce soit dans la recherche scientifique fondamentale ou dans l’invention artistique, dans la discussion philosophique ou dans l’évolution du vivant, l’improbable est cette source de liberté d’où peuvent jaillir idées, solutions ou événements nouveaux et imprévus. Autour d’Alain Berthoz et de Carlo Ossola, une dizaine de chercheurs d’envergure internationale abordent dans une approche multidisciplinaire les mystères et les ressorts de l’improbable, puissant facteur de créativité aux frontières du possible et de l’impossible. L’improbable au cœur de la création dans les sciences, les arts et dans la vie sociale ! Alain Berthoz est neurophysiologiste et professeur honoraire au Collège de France (chaire « Physiologie de la perception et de l’action »). Il a notamment publié Le Sens du mouvement, La Décision, La Simplexité et, plus récemment, La Vicariance. Carlo Ossola est philologue, historien de la littérature. Il est professeur au Collège de France (chaire « Littératures modernes de l’Europe néolatine »). Il a récemment publié Érasme et l’Europe, L’Automne de la Renaissance et Fables et identité. Pour retrouver l’Europe. Avec Paul Andreu, Daniel Bennequin, Emmanuelle Danblon, Paul Day, Edith Heard, Giuseppe Longo, Lucile Marion-Poll, Brian Stock, Gabriele Veneziano. 

Sujets

• Science
• Neuroscience
• Sciences et techniques
• Life Sciences

Informations

• Publié par: Odile Jacob
• Date de parution: 19 juin 2019
• Nombre de lectures: 0
• EAN13: 9782738146533
• Langue: Français

Extrait

Ouvrage publié avec le soutien de la Fondation Hugot du Collège de France
© O DILE J ACOB , JUIN  2019 15, RUE S OUFFLOT , 75005 P ARIS
www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-7381-4653-3
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À la mémoire de Paul Andreu
CHAPITRE 1
Inhibition et désinhibition : facteurs de liberté face à l’improbable ?

par Alain Berthoz Collège de France
© Paul Day.
Introduction
L’improbable est souvent considéré comme source de malheur ou d’ennuis dans la culture occidentale, qui préfère le prévisible à l’incertain. Le Golem, fruit improbable de l’alchimie médiévale et de la tradition de la Cabale, n’en est-il pas un exemple ? Créature improbable faite d’argile et mue grâce à des symboles cabalistiques pour protéger la communauté juive de Prague, il en devint rapidement le cauchemar. Nous lui préférons souvent l’impossible qui rassure. Dans son livre Le Cygne noir , Nicolas Taleb 1 nous offre un florilège d’exemples de cas où l’improbable fait surgir des situations ingérables, parfois dramatiques, souvent comiques, mais presque toujours innovantes. Les enfants peuvent imaginer des situations improbables entre 4 et 8 ans 2 , comme transformer un oignon en banane. Ils jugent d’abord que les phénomènes impossibles ne peuvent pas se produire mais, avec l’âge, ils jugent que les phénomènes improbables peuvent arriver.
Les neurosciences contemporaines utilisent largement le modèle du révérend Bayes pour décrire la capacité du cerveau à prédire et anticiper dans un monde incertain. L’avantage de la formulation bayésienne est qu’elle permet de relier les événements passés à une prédiction des conséquences futures de l’action. On y retrouve la description faite par le philosophe phénoménologue Husserl sur la relation entre rétention et protension 3 . Elle met en relation des probabilités au sens strict et permet de calculer des probabilités. À mon avis, il s’agit encore de la mesure du « probable », et elle n’ouvre pas à la richesse de l’improbable, parce qu’elle calcule alors que, précisément, l’improbable ne se calcule pas.
La thèse de cet ouvrage, improbable lui-même, issue de chaleureux échanges que nous eûmes avec Carlo Ossola et Brian Stock, est que, paradoxalement, l’improbable est créateur grâce à l’ouverture de champs de libertés d’où peuvent jaillir des idées, des solutions, des événements nouveaux et imprévus. Une des grandes qualités de l’improbable est d’être vicariant 4 , c’est-à-dire ouvert à de multiples possibilités. C’est une source de sérendipité. Car, si le possible est déjà là et si l’impossible est obstacle, l’improbable est source potentielle d’innovation.
On dispose maintenant de connaissances sur les bases neurales du traitement par le cerveau des événements improbables 5 . En particulier, une moisson considérable de données et de modèles est disponible, qui concernent les processus de décision et la relation entre raison et émotion 6 . Je ne chercherai pas à être exhaustif sur ce vaste sujet. Je me contenterai ici de proposer que l’inhibition – une des grandes propriétés du vivant – est aussi un puissant facteur de créativité aux frontières du possible, du probable, de l’improbable et de l’impossible . Cette proposition peut surprendre car, en général, on associe à l’inhibition une suppression de l’activité, un interdit comme dans les Dix Commandements de la Bible, un déni ou un refoulement comme dans les théories freudiennes, les règles morales, les tabous, les limitations de vitesse sur la route, les interdictions de médicaments, les préceptes religieux comme l’interdiction de la représentation humaine et même l’exposition du corps au regard d’autrui, etc. Notre vie tout entière est cernée d’inhibitions et d’interdits.
Or l’équilibre entre l’excitation et l’inhibition se trouve dans les formes les plus élémentaires de la matière. Le monde physique résulte d’une opposition permanente entre des forces ou énergies contraires. Cet équilibre est, en fait, une confrontation qui peut se traduire par une terrifiante victoire de l’excitation quand les forces de l’énergie indomptée explosent dans le soleil, le Big Bang, une bombe ou une centrale nucléaire, lorsque les opérations apaisantes ne calment plus les déferlements divergents des matières que l’homme a sélectionnées pour utiliser leur énergie.
La nature utilise aussi cette poussée d’énergie qui caractérise le vivant pour produire une exubérance contrôlée dans la végétation. Un témoin remarquable de la victoire sur la culture humaine de cette exubérance, quand elle n’est pas inhibée, est la domination des racines et des arbres sur les ruines des temples d’Angkor et de tant d’autres sites humains. Mais l’homme a su inventer une forme très élégante d’inhibition : la taille des arbres et des arbustes canalise l’énergie qui mène la sève aux branches pour obliger la plante à se consacrer à la production de fleurs et de fruits. Ainsi la rose, ainsi la vigne : la taille implacable du pied de vigne réduit à un moignon déformé est nécessaire pour que jaillissent quelques gracieuses et généreuses tiges ornées des grappes de raisins succulents qui offriront le vin et ses saveurs.
Il est hors de propos ici de traiter in extenso de la question du rôle de l’inhibition dans le vivant. Je n’aborderai pas non plus celle des comportements complexes comme le déni qui a pourtant deux faces – par exemple, dans un cancer, le refus d’accepter la réalité, mais aussi, par ce refus, la liberté d’envisager des solutions nouvelles, même improbables. Étant physiologiste, je porterai mon attention sur le niveau fonctionnel , sans ignorer qu’une grande partie des propriétés que je vais décrire sont basées sur les mécanismes élémentaires au niveau moléculaire, ou celui des neuromodulateurs, comme un examen des bases de données des neurosciences le révèle. Deux thèses seront proposées.

1. L’inhibition est une découverte majeure de l’évolution
Si les organismes vivants n’utilisaient que l’excitation dans un monde complexe, largement indéterminé, ils seraient condamnés à disparaître par incapacité d’anticiper, de s’adapter, de décider, de choisir. Ma thèse est que, contrairement à une idée souvent dominante, l’inhibition permet la flexibilité, la décision, le choix. Or l’inhibition est présente à tous les niveaux du fonctionnement des organismes vivants depuis le niveau moléculaire jusqu’aux aspects les plus cognitifs, culturels, sociaux et éthiques. La question que je souhaite poser ici est : peut-on montrer une capacité de l’inhibition à contribuer à la « liberté » de choix dans des situations improbables, pour lesquelles aucun comportement inné ou acquis n’est disponible et qui suscitent la surprise ?

2. Il y a une multitude de fonctions de l’inhibition et celles-ci sont souvent créatrices d’une forme de liberté
Dans ce qui suit, je présenterai quelques exemples de cette remarquable découverte de l’évolution que fut l’inhibition en ses multiples formes, en suivant le flux du vécu, c’est-à-dire en présentant quelques exemples de mécanismes physiologiques depuis la surprise que provoque la survenue de l’événement improbable, jusqu’à l’élaboration d’une action appropriée qui exige une mise en cause ou une suppression des comportements acquis.
Citons d’emblée quelques exemples pour indiquer la variété des fonctions de l’inhibition. On la trouve omniprésente dans les mécanismes de perception. Dans le mouvement, elle peut avoir pour rôle de simplement supprimer (innervation réciproque), affiner (inhibition latérale). Elle peut être en retour ( feed-back ) ou bien proactive et prédictive de façon quasi automatique ( feed-forward ) 7 , ou bien choisir et décider dans un répertoire de comportements préétablis. Elle est cruciale pour supprimer des comportements innés, mais assez rudimentaires auxquels peuvent être substitués des processus plus élaborés. Elle est utile pour supprimer des comportements stéréotypés ou même appris, mais non pertinents. Geler l’action ( freeze ) pour laisser au cerveau la possibilité de construire une réponse adaptée à une situation nouvelle (improbable !). Signalons qu’une forme particulière du freezing est observée dans la maladie de Parkinson. Plusieurs modèles ont été proposés pour tenter d’expliquer ce comportement. On a suggéré que cette inhibition est due à l’accumulation de plusieurs déficits moteurs ou bien à une interférence qui se produit entre le contrôle de la marche et des tâches cognitives, émotionnelles ou motrices 8 . Un autre modèle attribue à une difficulté de traitement de conflit l’inhibition comportementale. Elle entraînerait une indécision. On a aussi suggéré une dissociation entre la programmation de la tâche (comme franchir une porte) et la préparation motrice proprement dite. Enfin, on a suggéré que l’anxiété due à un ensemble de facteurs internes ou environnementaux jouerait un rôle majeur dans cette inhibition. Il est bien entendu que, dans le cas de cette pathologie, l’inhibition n’apporte aucune liberté supplémentaire mais au contraire handicape.
Les tentatives de catégorisation ont été nombreuses. On a, par exemple, distingué quelques grandes catégories d’inhibition. Dans l’ inhibition réactive , le signal qui indique l’action dans le cerveau pendant la préparation d’une action en réponse à une situation (par exemple une tâche go /