Chronique des années soixante dans l Indre
170 pages
Français

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Chronique des années soixante dans l'Indre , livre ebook

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Description

La saga berrichonne de Jean-Pierre Muller se poursuit avec ce cinquième volet de l’histoire des Fromentin et de leur neveu, Vincent Pâtureau. Cette fois-ci, ce sont les événements de mai 1968 qui constituent le socle sur lequel s’appuie l’auteur pour nous expliquer l’évolution des pratiques sociales et culturelles dans l’Indre, mais aussi à l’échelle du pays.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 janvier 2014
Nombre de lectures 5
EAN13 9782813816283
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0072€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Sous une épaisse grisaille automnale, Adrien Fromentin, fermier au domaine des Trois Ormeaux, sur la commune de Chassignolles, conduisait par la bride une solide jument percheronne attelée à un tombereau vide. Il suivait les chemins détrempés par les pluies qui avaient empli les ornières et faisaient chanter les sources. Il parvint enfin dans le haut d’un vallon, dans lequel glouglou tait la Vauvre qu’on devinait derrière des peupliers ruisselants. Après bien des cahots, des gémissements d’essieux maltraités, des exhortations sonores qui sem blaient se noyer dans cet univers liquide, l’attelage s’arrêta le long d’un champ dans lequel poussaient des topinambours, appelés plus communément canadas en Berry. Le paysan administra quelques tapes amicales sur la croupe de l’animal pour lui signifier qu’ils étaient arrivés et peutêtre, aussi, pour se réchauffer. La jument hennit faiblement, commença à brouter sans conviction l’herbe du fossé tandis que son maître s’emparait d’un bigot à quatre dents.  Il avait hâte de commencer son travail mais il prit le temps de jeter un regard satisfait sur la parcelle qu’il avait mise en valeur et il se remémora tous les efforts consentis pour arriver à ce résultat. Il avait d’abord levé la terre au guéret, un jour d’hiver froid et calme qui avait vu l’arrivée de quelques flocons de neige. Ils virevoltaient dans l’air sec et semblaient peu pressés d’atteindre le sol où ils disparaissaient comme dans un linceul. Les labours terminés, il avait laissé la terre reposer un mois. Il s’était félicité des premiers froids qui avaient explosé les mottes trop lourdes. Alors, il les avait hersées pour les émietter et les ameublir encore puis, grâce à un piochage léger, pratiqué avec le canadien, il avait éliminé les herbes indésirables.  Ensuite, il avait laissé la terre se régénérer et prendre des forces nouvelles jusqu’aux premiers assauts du soleil printanier. À l’heure où violettes et pulmo naires sèment leurs corolles dans les fossés et les bouchures abritées et répandent la joie dans les chaumières, il avait repassé une dernière fois, profondément, le canadien puis la herse. Il avait ensuite attelé les deux chevaux à la charrue pour tirer des billons et semer les tubercules. Une fois le champ ensemencé, il avait pris une minute de repos pour observer ses billons rigoureusement semblables. Ils faisaient l’admiration de ses pairs qui considéraient le laboureur comme l’un des meilleurs du pays.  Quelques jours plus tard, lorsque la germination avait commencé, il avait hersé une dernière fois la terre, lui donnant une plate et morne nudité. Quand la saison nouvelle avait définitivement chassé les derniers miasmes hivernaux, les jeunes plants avaient pointé leur nez à l’air libre, et le champ s’était couvert de rayures vertes.  Avec la tranche ou la houe, il avait méticuleusement arraché les mauvaises herbes survivantes qui risquaient d’entrer en concurrence avec les canadas. Huit jours plus tard, pour mieux les protéger et favoriser leur croissance, il les avait méthodiquement butés.
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Il était fier du résultat. La parcelle choisie plaisait aux topinambours, une plante peu exigeante, résistant aux maladies et aux insectes et se contentant d’une terre maigre et légère. Originaire du Brésil, elle s’était parfaitement adaptée aux exi gences du climat berrichon, et elle constituait une nourriture non négligeable pour les animaux et même pour les hommes qui appréciaient son goût voisin de celui de l’artichaut.  L’heure de la récolte avait sonné. La veille, Adrien avait coupé à la serpe les tiges de topinambours qu’il désirait arracher. Elles étaient aussi dures que du bois et elles gisaient en tas, à l’orée du champ. Elles servaient à fabriquer descabras, sortes de cabanons au toit de genêts où il remisait le bois de chauffage et où il bricolait parfois, à l’abri des intempéries, durant la mauvaise saison. Elles lui permettaient aussi de dresser des palissades qui protégeaient les ruches du ch’tit vent d’hiver.  Le bigot en main, il pensa à la tâche qui l’attendait en cette froide après midi qui étouffait sous la grisaille. C’était assurément le travail le plus ingrat de l’année mais il savait qu’il en viendrait à bout, comme toujours, car la nature lui avait donné une résistance à toute épreuve, un torse large et épais, des bras puissants, des mains qui savaient tout faire, des cuisses courtes et charpentées qui lui assuraient une assise solide. On s’arrachait son aide pour la moisson ou la fenaison, tant il abattait un travail considérable que personne ne pouvait égaler. Il venait de franchir le cap de la cinquantaine mais il n’avait jamais senti le poids des ans.  Pourtant, en ce triste jour de novembre où le paysage sombrait sous un suaire gris, pour la première fois de sa vie, avec une pointe de nostalgie, il pensa aux années passées. Pour la tâche qu’il allait accomplir, il était seul, cela ne lui était jamais arrivé et il regrettait l’absence des êtres aimés.  Adeline, son épouse, ne l’avait pas accompagné. Prétextant un méchant rhume, elle avait préféré rester à la ferme. Elle avait perdu sa gaieté d’antan depuis que leur fille, Amélie, avait refusé de se marier avec Guillaume Petitpied, un jeune paysan qui l’aimait éperdument. Elle avait préféré partir à la ville, à La Châtre, chez madame Lory, négociante en vins, qui lui avait appris le métier de secrétaire, puis à Châteauroux, chez madame Lepage, une autre amie de la famille. C’était l’époque de la guerre froide entre l’URSS et le monde capitaliste. Dès 1951, les Américains avaient créé, à la Martinerie, la base la plus impor tante d’Europe. Amélie avait rencontré un jeune aviateur, Jacob Beblenheim. Ils s’étaient mariés et, depuis, elle espaçait ses visites aux Trois Ormeaux. Cela chagrinait ses parents qui savaient que, un jour ou l’autre, elle suivrait son mari à l’autre bout du monde pour défendre les intérêts américains.  Il était aussi tracassé par son neveu, Vincent Pâtureau, qu’il avait élevé comme son fils, à la suite du décès de sa mère, Solange, sœur cadette d’Adeline, empor tée par la tuberculose. Quatre ans que le garçon avait disparu sans donner la moindre explication ! Les Fromentin avaient reçu ensuite une lettre oblitérée
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en Algérie qui leur avait appris que le jeune homme s’était engagé dans l’armée. Il participait aux opérations de maintien de l’ordre et affirmait que tout allait bien, alors que « les événements » s’aggravaient au fil des mois. Quelle mouche avait poussé Vincent dans cette guerre qui ne voulait pas dire son nom ? N’étaitil point heureux aux Trois Ormeaux ? Ce garçon qu’ils croyaient connaître mieux que quiconque était devenu une énigme et, surtout, une source de remords.  Restait à Adrien l’ami de toujours, Gilles Renard, fermier au Ponderon, père de cinq enfants. L’aînée, Marie, travaillait dans une usine de textiles installée à La Châtre, rue du Bœuf Écorché. Le cadet, Justin, effectuait son service mili taire en Algérie, porté à vingtsept mois pour le contingent. Les autres enfants du couple terminaient leurs études. Cette annéelà, Gilles n’avait pas répondu à l’appel de son ami, prétextant un rendezvous important à La Châtre…  Adrien chassa les pensées moroses qui l’assaillaient ; d’un geste bref et pré cis, il planta son bigot dans la terre spongieuse et, d’un mouvement rageur des reins, il arracha le premier pied de topinambour. Il le retourna plusieurs fois, faisant tomber, avec le dos de son outil, la gangue qui collait aux tubercules. Il procéda ainsi sur tout le rang, sans prendre une seconde de repos, semblable à une machine bien huilée, à un robot humain, tant les mêmes gestes, à la même cadence, se reproduisaient sans que rien ne puisse les perturber. Il s’activa ainsi durant deux heures, sans s’occuper de la jument qui hennissait d’ennui, ni de Pataud qui venait de les rejoindre, en furetant dans les garennes. Il jappait, se plaignait, se taisait subitement, et la campagne redevenait silencieuse comme le jour des morts et, brusquement, le charivari recommençait. Le paysan ne s’en souciait guère. Adrien pensait aux années passées, quand il allumait un feu pour réchauffer les doigts gourds de sa femme et de ses enfants, leurs mains gercées, leurs pieds humides. Il se souvenait de leurs cris, des chamailleries enfantines, des plaisanteries des adultes. Pour la première fois, il lui sembla qu’autrefois la tâche était moins pénible.  Soudain, venu de l’invisible horizon, un glapissement retentit, suivi d’un bref silence puis d’une multitude de sons disgracieux. Pataud suspendit sa quête, écouta ; la jument agita ses oreilles et redressa la tête ; Adrien, qui fourrageait au milieu d’un rang, consentit enfin à s’arrêter, déplia son corps en s’appuyant sur le manche de son outil et scruta le ciel qui restait désespérément vide. Il allait reprendre son labeur lorsque des sons aigres emplirent ce vide. Surgissant de nulle part, enveloppées de brumailles, fantomatiques, les grues apparurent. La timonière, sûre d’elle, conduisait une troupe d’une centaine de congénères qui dessinaient, dans les nuées, un gigantesque V et, le cou tendu, les pattes collées au ventre, chacune des passagères s’appliquait docilement à suivre l’aspiration de celle qui la précédait pour économiser ses forces. D’autres bandes surgirent, aussi bruyantes ; elles suivaient toutes la voie tracée dans les cieux par les aïeules, la voie millénaire qui mène vers les pays ensoleillés, se fiant à leur instinct qui ne les avait jamais trahies. Et pourtant, trois parci, cinq parlà refusaient l’antique
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loi du groupe. Elles suivaient les autres sans jamais se mêler à elles. Quelle force obscure les poussait à faire bande à part ? Avaientelles été rejetées ou s’étaient elles exclues ellesmêmes ? Adrien ne connaîtrait jamais la réponse.  Elles disparurent derrière un rideau de brume. Longtemps, il entendit leurs cris ; ils s’éloignaient, s’éteignaient pour renaître aussitôt, et notre fermier com prit qu’elles cherchaient déjà un gîte pour passer la nuit.  Mollement, il termina l’arrachage des derniers rangs de topinambours. Ensuite, il reprit les tubercules qui restaient en grappes, sépara chaque élément en prenant soin d’enlever avec ses mains la terre qui s’accrochait dans les moindres inters tices. D’habitude, ce travail était dévolu à Adeline. Elle enfilait des moufles qui ne la protégeaient guère du froid. Cette tâche avait toujours semblé facile à son mari, alors qu’elle obligeait celui qui l’effectuait à rester constamment courbé. Quand il se releva, les reins cassés, il constata, étonné, que ses gros doigts calleux ne lui obéissaient plus. Il les frictionna vigoureusement pour leur redonner vie.  Naguère, les enfants réunissaient les tubercules en s’amusant, puis les ver saient dans le tombereau. Il perdit beaucoup de temps à les rassembler puis à les charger. Il n’oublia pas de placer, pardessus, les tiges rigides des topinambours et, avant de partir, il jugea le volume de la récolte et parut satisfait. Il devrait encore, arrivé à la ferme, la décharger, la laver dans une bâche avec l’eau claire du puits, la faire sécher et, enfin, l’entreposer dans la grange. De quoi occuper toute sa soirée ! Et puis, dans une quinzaine de jours, tout recommencerait car ces tubercules avaient un défaut : ils pourrissaient vite. Il les arrachait au fur et à mesure des besoins des animaux. Cela durait tout l’hiver et cette corvée épui sait les hommes.  Adrien chassa de son esprit cette perspective. Il était fier d’être venu à bout, seul, de cette première cargaison. Il siffla Pataud, s’empara de la bride de la per cheronne et il l’encouragea à avancer dans la traîne herbue. Il lui tardait de rejoindre son domicile. Avec ce ciel bâché, la nuit tomberait vite et il avait hâte de retrouver Adeline et de boire quelque chose de chaud.
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Il poussa la porte de la salle commune et lança à sa femme : – T’as vu passer les…  Il ne termina pas sa phrase. Un inconnu était assis dans le fauteuil qu’occupait naguère sa bellemère, Valentine Bridon. Adeline, debout à ses côtés, semblait s’adresser à lui comme à un familier, d’une voix douce et monotone dont Adrien ne comprenait pas les mots. Ils se retournèrent vers le maître des lieux et leur conversation cessa immédiatement. L’homme se leva péniblement mais resta muet, désespérément muet ; le fermier ne distinguait qu’une vague silhouette car sa femme, par souci d’économie, n’allumait qu’en cas de nécessité absolue.
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– On ne voit rien làdedans, grognatil et il actionna le commutateur. La lumière jaillit brusquement et les aveugla. Au bout de quelques secondes, les contours de la silhouette se précisèrent. L’individu était très maigre, légèrement voûté, semblait exténué et ressemblait à un vagabond. Il se tenait gauchement devant lui et baissait les yeux. Il n’avait pas grandchose de commun avec l’ado lescent qui avait fui les Trois Ormeaux quatre ans plus tôt, mais Adrien réussit à capter son regard. Il le reconnut : – Vincent, c’est toi ? balbutiatil, la gorge nouée. – C’est moi.  Celuici se rassit aussitôt comme si la station debout lui était pénible. – Quand estu arrivé ? – Cet aprèsmidi, répondit Adeline, en même temps que les grues. Il est très fatigué, il a besoin de repos. – Je savais que tu reviendrais un jour. Tu es chez toi ici.  Adrien pensa à lui demander pourquoi il était parti si précipitamment mais, au dernier moment, il se ravisa et bafouilla : – Oui, ta place est ici, parmi nous. Sauvageat [le bailleur] m’a souvent demandé de tes nouvelles. Il s’aperçoit que je vieillis et qu’il devra me remplacer un jour. Il pense à toi.  Adeline regarda son mari d’un air étonné et se demanda pourquoi il venait d’inventer cette histoire.  Adrien cherchait à reprendre la conversation sans y parvenir.  Vincent se taisait. Assis dans le fauteuil de sa grandmère, il fuyait le dialogue dans la contemplation du feu qui crépitait dans la cheminée, en léchant une grosse marmite noire où mijotait la soupe du soir.  Adrien se devait de continuer : – Tu nous as manqué, tu sais. Mais pourquoi…  Adeline lui coupa la parole : – Taistoi ! Il ne veut pas qu’on lui pose de questions. – Pardon, mon neveu, je suis un vieil imbécile mais personne ne m’interdira de te prendre dans mes bras, personne !  Il se planta devant le vieux fauteuil, obligea le jeune homme à se relever et il ouvrit ses bras qui se refermèrent sur un corps plein d’aspérités dont la légèreté le troubla. – Tu as besoin de te remplumer, ditil à son neveu qui s’accrochait au fauteuil berrichon. Astu faim ?  Vincent répondit d’un signe de tête. – Nous allons arroser ton retour avec une bonne bouteille de vin bouché, proposa le fermier.  Il guetta l’accord de sa femme, se leva et disparut dans le cellier. Se retrouver seul lui permit de remettre un peu d’ordre dans ses idées. Ce retour inattendu, ce garçon si différent de celui qui avait disparu quatre ans plus tôt – il doutait
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presque que ce fût le même –, lui avaient chamboulé l’esprit. Il prenait une bouteille, la reposait, en saisissait une autre, la rangeait aussitôt, il réfléchissait et, plus il réfléchissait, plus son trouble augmentait. Il revint avec une bouteille de saintémilion, tellement habillée de poussière que l’étiquette était presque illisible. – Elle a 12 ans, ditil à son neveu.  Adeline avait mis le couvert et Vincent s’était naturellement assis à la place qu’il occupait autrefois. – C’est ma dernière, insista le paysan en cherchant le tirebouchon dans le tiroir de la table. Il ajouta : Une année qui restera dans les mémoires. Allez goûte, mon garçon, elle t’attendait.  Celuici trempa ses lèvres dans le divin breuvage, constata qu’il était trop frais mais ne dit rien.  Adeline posa, sur la table, la soupe de légumes agrémentée d’un morceau de salé, dans laquelle barbotaient de fines tranches de pain. Elle dégageait un fumet si agréable que les narines de Vincent frémirent.  Adeline emplit son assiette, celle de son mari, puis elle s’assit et regarda les deux hommes. Ils mangeaient en silence, comme naguère, dans une sorte de recueillement presque religieux, trop accaparés par le plaisir et aussi la néces sité d’offrir à leur corps fatigué ce bouillon qui leur rendrait des forces en les réconfortant.  Levant les yeux, étonné, Adrien dit à sa femme : – Tu ne manges pas ? – Si, si, t’inquiète pas.  Elle guettait son neveu qui venait d’avaler sa soupe. Elle se précipita pour le servir une nouvelle fois puis elle emplit sa propre assiette. Adrien poussa un soupir de satisfaction, essuya ses lèvres, but une rasade de saintémilion, observa sa femme et son neveu qui lichaient les dernières cuillerées et il se mit à parler comme s’il s’adressait à luimême : – Saistu qu’Amélie s’est mariée à un Ricain ? Jacob Beblenheim qu’il s’appelle. Il dit qu’il te connaît. Il dit qu’il était réfugié chez les Mariton pendant la guerre. Il venait d’Alsace avec un autre gars, un nommé Franstein, du même vil lage, Kalhausen, je crois. Des juifs. Ils sont restés quelques mois parmi nous, puis leurs parents sont venus les chercher et ils ont fui en Amérique. Et v’là qu’ils sont de retour, dans les troupes de l’OTAN, comme aviateurs et ils servent d’instruc teurs à des fils de boches ! Comme si nous avions besoin de ces genslà chez nous ! Nous avons fait la Résistance, nous avons chassé ces maudits Teutons et v’là que les Ricains viennent les remplacer. Pauvre France ! Nous sommes colonisés ! Donc ce Jacob et son compagnon débarquent ici, aux Trois Ormeaux, dans une voiture américaine plus large qu’une batteuse et ils frappent à notre porte, costu més comme pour le défilé du 14 Juillet. Amélie leur ouvre et tombe amoureuse du Jacob avant même qu’il ait prononcé un seul mot !C’estipas malheureux ?
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Comme s’il n’y avait point de bons gars dans la région ! Un occupant ! La honte nous tombe sur les épaules. Mais je perds le fil de l’histoire. Ils entrent chez nous comme en pays conquis et te réclament pasque t’étais leur meilleur copain. Ils disent que t’étais champion pour monter aux nids mais qu’à la fin, ils grimpaient aussi vite que toi. Ils collectionnaient les œufs et ils se rappelaient t’avoir donné celui de grèbe et un aut’ de je ne sais pas quoi. On leur répond que t’es en Algérie et, au lieu de faire demitour, ils s’installent et v’là qu’Amélie leur prépare des œufs à la couille d’âne. Et c’est en les mangeant que le Jacob il tombe amoureux de l’Amélie. C’esti pas malheureux ? Comme s’il n’y avait pas assez de filles en Amérique ! Le reste ? Un cauchemar ! Notre fille ne veut point de curé pour son mariage. Quat’ témoins seulement ! Mais on a tenu bon. Elle a eu un mariage berrichon, avec le curé Musette qui est bien vieux et se déplace à cet’ heure grâce à une 2 CV. L’autre Rick s’est marié avec une fille de Châteauroux. Ses parents habitent chez ta marraine, madame Lepage, les Ponroy qu’ils s’appellent. Tu les connais peutêtre. Toutes les filles sont devenues folles. Elles courent toutes après ces Amerleaux. Elles font toutes des châteaux en Amérique, mais l’Amérique c’est pas le paradis…  Vincent écoutait sans réagir. Il avait oublié les deux garnements qui avaient traversé sa vie comme deux comètes pressées de disparaître. Petit à petit, leurs frasques lui revenaient en mémoire, et Adeline crut deviner un vague sourire sur le visage de son neveu. Elle dit : – Jacob est un brave garçon… – Un brave garçon qui a épousé une mauvaise cause : imposer la loi américaine au monde entier, et ça, il refuse de l’admettre. Mais passons. Si seulement je pou vais compter sur lui pour m’aider de temps en temps dans les gros travaux mais il a des mains délicates. Il préfère taquiner la truite dans la Vauvre. C’est un as de l’aviation, paraîtil, et unsert d’à rinà la campagne. C’est pas lui qui viendra m’aider à arracher les topinambours. Ici, tout le monde s’en va. Bientôt, il ne restera plus que les vieux. Quand t’es parti, gars, j’ai embauché un couple pour te remplacer. Ladrôllièredonnait duchimouaux lapins, il n’y avait pas plusbâsiotedans la commune. Son compagnon, un grand fainéant ! Quand j’étais présent, il travaillait ; quand j’étais absent, il fumait sa pipe à l’ombre d’un chêne ou commençait une conversation avec celui qui passait. C’était le roi destasons. Il fallait le surveiller comme le lait sur le feu et sa femmeitou. Alors, avec Adeline, on leur a demandé de chercher du travail ailleurs. Maintenant, je prends des journaliers mais on en trouve de moins en moins. La Marie Renard vient nous aider pour les foins ou les moissons. C’est une brave petite mais, elle aussi, est finalement partie à La Châtre. Et devine qui la loge ? Madame Lory, naturellement ! Comme ta cousine ! Depuis qu’elle est à la retraite, elle s’ennuie. Elle pensait vivre avec sa fille à Paris. Elle a pas pu ! Làbas, ils sont tous fous. Ils n’arrêtent pas de courir ! Elle préfère encore la vie provinciale. Alors la Marie lui tient compagnie, après son boulot à l’usine. Un jour ou l’autre, elle fera comme
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les autres, elle convolera avec un Ricain, je suis prêt à le parier. À la campagne, il ne restera que des célibataires. Les Trois Ormeaux sont bien tristes depuis que vous êtes partis. Surtout toi, sans aucune explication. Ta tante et moi avons cru dénaître…  Adeline l’interrompit. Elle lui servit un morceau de porc confit. – Taistoi et mange.  Elle servit ensuite le jeune homme, et le silence les replongea dans leurs pen sées. Adrien ne supportait plus la distance qui les séparait tous les trois et qui s’accentuait au fur et à mesure que les minutes passaient. Dès qu’il eut fini son morceau, il emplit les verres de saintémilion et dit, en maugréant : – Les filles s’en vont mais le mauvais temps reste ! L’automne a été pourri. En octobre, nous avons eu plus de brume, de brouillard et de pluie que d’habi tude. Labours et semailles ont pris un retard considérable. Et v’là que novembre est encore pire. Quinze jours que nous avons pas vu le soleil. La semaine der nière, l’Indre est sortie de son lit. À La Châtre, la route des Ribattes a été submergée ainsi que celle qui va des Envergeons à Briantes. À Neuvy, la Bouzanne a inondé les bas quartiers. Tout va mal. Mais je suis content que tu sois revenu. Ça, c’est une bonne nouvelle. Quelles sont tes intentions ? – Il faut d’abord qu’il se repose, dit Adeline. – C’estbinvrai. T’as une petite mine. T’es pâle, t’es triste, tu ressembles à un chien battu. T’es là, c’est l’essentiel.  Vincent continuait à se taire, en regardant son assiette vide. Adeline posa sur la table le saladier afin que chacun se servît. Adrien regardait à la dérobée son neveu, désespérant de lui arracher une parole. Il reprit son soliloque : – Ici, depuis ton départ, rien n’a changé. Nous n’avons toujours pas l’eau cou rante, malgré les efforts de notre maire Charles Yvernault. Ton oncle a été réélu deuxième adjoint après ton départ…  Il s’administra une claque sur le front : – J’ai une réunion du conseil municipal, ce soir ! Je n’irai pas ! Ton retour sera une bonne excuse. L’ordre du jour ? La SaintVincent. Elle se déroulera comme d’habitude : dégustation de galette au café Chauvet, puis messe célébrée par le curé Musette, accompagnée des chants de la chorale, ensuite nous processionne rons et nous déposerons une gerbe au monument aux morts, le banquet sera servi au café Ageorges, et la journée se terminera par un bal à l’hôtel Calvet. Cette année, le portedrapeau de la société est malade. Qui le remplacera ? Grave question ! Quand elle sera enfin résolue, chacun se plaindra des prix agricoles qui baissent tandis que les prix des produits industriels nécessaires à l’agricul ture augmentent sans cesse. On commentera un article paru dansLa Nouvelle Républiquela plume d’un journaliste dont j’ai oublié le nom. Il dit qu’il sous faut limiter le nombre de cultures dans le Boischaut, car la dispersion use. Il préconise de se spécialiser dans la production de lait, de viande et de céréales et, enfin, de se regrouper, de mutualiser les moyens intellectuels et mécaniques pour
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étudier en commun les problèmes et y apporter ensemble des solutions. Mais le troisième plan gouvernemental prévoit la disparition d’un million d’exploi tations et ça, ceMôssieu ne le dit pas. Ceux qui sont mécanisés comme dans le Nord, la Beauce ou la Champagne où existent de grands domaines, ceuxlà survivront. Et les petits qui ne le sont pas, à qui on refuse des prêts pour se moderniser, crèveront.  Il se tourna vers son neveu, le regarda dans les yeux : – C’est comment làbas ? – Làbas ? C’est la guerre ! – Je veux parler de l’agriculture. – C’est des gros ! – Plus gros que les Champenois ou les Beaucerons ? – Beaucoup plus gros !  Il se tut, mangea son fromage et une pomme sure. Adrien semblait dubitatif. Il hochait la tête et dit : – Làbas, c’est pas la maind’œuvre qui manque. Ils n’ont pas besoin d’être mécanisés ! – Ils ont tout, même des moissonneusesbatteuses ! Ils ne sont pas à plaindre. Les fellahs, eux, crèvent. – C’est comme ici, c’est la lutte des classes. – Non, c’est pas comme ici. Làbas, c’est pire, c’est pas la France. On me l’a appris dès mon arrivée. C’est un pays colonisé et c’est la guerre pour l’indépendance. – Oui, mon neveu et nous avons pétitionné pour y mettre fin. Élodie Lory et ta tante sont passées dans tous les foyers de la commune et même le curé Musette a signé l’appel pour la paix en Algérie. La guerre, les gens connaissent. – Non, cellelà, vous ne l’avez pas faite. – Aux Laboureaux, j’ai vu… – Aux Laboureaux, vous n’avez rien vu. Vous vous êtes enfuis pour échapper au massacre.  Il avait haussé le ton. On sentait sourdre en lui une colère trop longtemps contenue. Adrien, surpris et agacé, répondit : – À ma place, tu aurais agi de même. – C’est pas ça la guerre, s’entêtait le soldat. – C’est quoi alors ? demanda son oncle, ulcéré. – Aux Laboureaux, vous étiez du bon côté, ça change tout ! – Aux Laboureaux, il y a eu 21 morts ! – Certes, mais les corps carbonisés des copains tombés dans une embuscade, vous ne les avez pas vus ! L’odeur de chair brûlée qui vous poursuit jusque dans les rêves, vous ne l’avez pas sentie ! Les cadavres émasculés, les prisonniers sup pliciés, les massacres, les représailles… et le Macarel ! C’est nous qui l’avons tué !  Il éclata en sanglots. Il cacha son visage dans ses mains pour leur épargner ses larmes, trop longtemps contenues.
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