L'homme reÁut de son estomac, en naissant, l'ordre de manger au moins trois fois par jour, pour rÈparer les forces que lui enlËvent le travail et, plus souvent encore, la paresse. Comment l'homme est-il nÈ? dans quel climat assez vivifiant et assez nourricier, pour arriver, sans mourir de faim, ‡ l'‚ge o˘ il peut chercher sa nourriture et se la procurer? C'est l‡ le grand mystËre qui a prÈoccupÈ les siËcles passÈs et qui prÈoccupera, selon toute probabilitÈ, les siËcles ‡ venir. Les plus anciens mythologues le font naÓtre dans l'Inde; et, en effet, l'air tiËde qui s'ÈlËve entre les monts Himalaya et les rivages qui s'Ètendent de la pointe de Ceylan ‡ celle de Malacca indique assez que l‡ fut le berceau du genre humain. D'ailleurs l'Inde n'est-elle point symbolisÈe par une vache? et ce symbole ne veut-il pas dire qu'elle est la nourrice du genre humain? Combien de pauvres Hindous, qui ne se sont jamais prÈoccupÈs de ces symboles, ne se seraient-ils pas crus damnÈs s'ils n'Ètaient pas morts en tenant dans leurs mains une queue de vache? Mais, quelque part que l'homme soit nÈ, il faut qu'il mange; c'est ‡ la fois la grande prÈoccupation de l'homme sauvage et de l'homme civilisÈ. Seulement, sauvage, ilmange par besoin. CivilisÈ, il mange par gourmandise.
Mai 2001
Le grand dictionnaire de
cuisine
Alexandre DUMASPour un meilleur confort de lecture, je vous conseille de
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L’homme re ut de son estomac, en naissant, l’ordre de
manger au moins trois fois par jour, pour rØparer les
forces que lui enlŁvent le travail et, plus souvent encore,
la paresse.
Comment l’homme est-il nØ? dans quel climat assez
vivifiant et assez nourricier, pour arriver, sans mourir de
faim, l’ge oø il peut chercher sa nourriture et se la
procurer?
C’est l le grand mystŁre qui a prØoccupØ les siŁcles
passØs et qui prØoccupera, selon toute probabilitØ, les
siŁcles venir. Les plus anciens mythologues le font
na tre dans l’Inde; et, en effet, l’air tiŁde qui s’ØlŁve entre
les monts Himalaya et les rivages qui s’Øtendent de la
pointe de Ceylan celle de Malacca indique assez que l
fut le berceau du genre humain.
D’ailleurs l’Inde n’est-elle point symbolisØe par une
vache? et ce symbole ne veut-il pas dire qu’elle est la
nourrice du genre humain? Combien de pauvres Hindous,
qui ne se sont jamais prØoccupØs de ces symboles, ne se
seraient-ils pas crus damnØs s’ils n’Øtaient pas morts en
tenant dans leurs mains une queue de vache?
Mais, quelque part que l’homme soit nØ, il faut qu’il
mange; c’est la fois la grande prØoccupation de l’homme
sauvage et de l’homme civilisØ. Seulement, sauvage, il
âmange par besoin. CivilisØ, il mange par gourmandise.
C’est pour l’homme civilisØ que nous Øcrivons ce livre;
sauvage, il n’a pas besoin d’Œtre excitØ l’appØtit. Il y a
trois sortes d’appØtits:
1/Celui que l’on Øprouve jeun, sensation impØrieuse
qui ne chicane pas sur les mets et qu’au besoin on
apaiserait avec un morceau de chair crue aussi bien
qu’avec un faisan ou un coq de bruyŁre r ti.
2/Celui que l’on ressent lorsque, s’Øtant mis table sans
faim, on a dØj goßtØ d’un plat succulent qui a consacrØ le
proverbe: L’appØtit vient en mangeant.
Le troisiŁme appØtit est celui qu’excite, aprŁs le mets
succulent venu au milieu du d ner, un mets dØlicieux qui
para t la fin du repas, lorsque le convive sobre allait
quitter sans regrets la table, oø le retient cette derniŁre
tentation de la sensualitØ.
Deux femmes nous ont donnØ les premiers exemples de
la gourmandise: Eve, en mangeant une pomme dans le
Paradis; Proserpine, en mangeant une grenade en enfer.
Proserpine ne fit de tort qu’ elle. EnlevØe par Pluton,
pendant qu’elle cueillait des fleurs sur les bords de la
CyanØe, et transportØe en enfer, ses rØclamations pour
remonter sur la terre le Destin rØpondit: «Oui, si tu n’as
rien mangØ depuis que tu es en enfer.» La gourmande
avait mangØ sept grains de grenade. Jupiter, implorØ par
la mŁre de Proserpine, CØrŁs, revit l’arrŒt du Destin et
dØcida que, pour satisfaire la fois la mŁre et l’Øpoux,
Proserpine resterait six mois sur la terre et six mois
àdessous. Quant Eve, sa punition fut plus grave, et elle
s’Øtendit jusqu’ nous, qui n’en pouvons mais.
Au reste, de mŒme qu’il y a trois sortes d’appØtits, il y a
trois sortes de gourmandises.
Il y a la gourmandise que les thØologiens ont placØe au
rang des sept pØchØs capitaux, celle que Montaigne
appelle la science de la gueule. C’est la gourmandise des
Trimalcion et des Vitellius. Elle a un superlatif, qui est la
gloutonnerie. Le plus grand exemple de gloutonnerie que
nous donne l’antiquitØ est celui de Saturne dØvorant ses
enfants, de peur d’Œtre dØtr nØ par eux, et avalant, la
place de Jupiter, un pavØ emmaillotØ, sans s’apercevoir
que c’Øtait un pavØ. Nous lui pardonnons pour avoir fourni
Vergniaud cette belle comparaison:
«La RØvolution est comme Saturne: elle dØvore ses
enfants.» A c tØ de cette gourmandise, qui est celle des
estomacs robustes, il y a celle que nous pourrions nommer
la gourmandise des esprits dØlicats: c’est celle que chante
Horace et que pratique Lucullus; c’est le besoin
qu’Øprouvent certains amphitryons de rØunir chez eux
quelques amis, jamais moins nombreux que les Gr ces,
jamais plus nombreux que les Muses, amis dont ils
s’efforcent de satisfaire les goßts et de distraire les
prØoccupations. C’est, parmi les modernes, celle des
Grimod de la ReyniŁre et des Brillat Savarin.
De mŒme que l’autre gourmandise a un augmentatif,
gloutonnerie, celle-ci a un diminutif, friandise. Ce
diminutif s’applique Øgalement aux personnes qui aimentles choses dØlicates et recherchØes et ces choses elles-
mŒmes. Le gourmand exige la quantitØ, le friand, la
qualitØ. Nos pŁres, qui avaient le verbe friander que nous
avons perdu, disaient, en voyant certaines physionomies
gueulardes autre mot perdu, dans ce sens du moins:
Voil un homme qui a le nez tournØ la friandise. Ceux
qui tenaient Œtre exacts ajoutaient: Comme saint Jacques
de l’H pital.
D’oø venait cet axiome, qui au premier abord para t
passablement incongru? Nous allons vous le dire. Il y
avait une image de saint Jacques de l’H pital peinte sur la
porte de l’Ødifice de ce nom, prŁs de la rue aux Oies,
devenue depuis, par corruption, la rue aux Ours, rue dans
laquelle se trouvaient les premiers r tisseurs de Paris.
Or, comme le visage du saint regardait cette rue, on
disait qu’il avait le nez tournØ la friandise. C’est ainsi
que l’on dit de la statue de la reine Anne, Londres, reine
passablement friande, de vin de Champagne surtout: C’est
comme la reine Anne, qui tourne le dos l’Øglise et qui
regarde le marchand de vin.
Et, en effet, soit hasard de la pose, soit malice du
statuaire, la reine Anne commet cette inconvenance, qui
peut passer pour une critique de sa vie, de tourner le dos
Saint-Paul et de garder son sourire royal pour le grand
marchand de vin qui fait le coin de la rue. Brillat-Savarin,
le La BruyŁre de cette seconde catØgorie des gourmands,
a dit: L’animal se repa t; l’homme mange; l’homme d’esprit
seul sait manger.
àLa troisiŁme gourmandise, pour laquelle je n’ai que des
lamentations, est celle des malheureux atteints de la
boulimie, maladie qui attaqua Brutus aprŁs la mort de
CØsar; ceux-l ne sont ni des gourmands, ni des gourmets,
ce sont des martyrs. Ce fut sans doute dans un accŁs de
cette fatale maladie qu’Esa vendit Jacob son droit
d’a nesse pour un plat de lentilles. Or c’Øtait un droit d’une
grande importance que ce droit d’a nesse chez les
HØbreux, puisqu’il remettait entre les mains du premier-nØ
la possession des biens et un pouvoir absolu sur toute la
famille. Cependant Esa avait pris son parti de ce premier
marchØ passablement indØlicat de la part d’un frŁre,
lorsque Isaac lui dit: «Prends ton arc et tes flŁches et
apporte-moi le fruit de ta chasse, puis tu l’apprŒteras de
tes propres mains, car je veux te donner ma bØnØdiction
avant de mourir.» RØbecca entendit ces paroles, tua deux
chevreaux; et, comme elle avait un faible pour Jacob,
tandis qu’Esa , son arc la main, exØcutait le
commandement d’Isaac, elle assaisonna les chevreaux,
couvrit de leurs peaux les mains de Jacob, et, l’aide de
ce stratagŁme, lui fit donner la bØnØdiction paternelle par
Isaac. C’Øtait la seconde fois qu’Esa Øtait volØ; mais cette
seconde fois, il n’accepta pas la chose aussi doucement
que la premiŁre: il reprit son arc et ses flŁches l’effet de
tuer Jacob, lequel se sauva en MØsopotamie, chez son
oncle Laban.
Ce ne fut qu’au bout de vingt ans que Jacob revint au
pays natal. Encore eut-il la prudence de s’y faire prØcØderpar deux cents chevaux, vingt-deux boucs, vingt bØliers,
trente chamelles avec leurs petits, quatre-vingts vaches,
trois taureaux, vingt nesses et dix nons.
C’Øtait le complØment de son plat de lentilles, plat que
Jacob, en y rØflØchissant, avait trouvØ bien usuraire.
L’Olympe antique, avec lequel nous avons fini, n’est pas
trŁs gourmand; il ne mange que de l’ambroisie et ne boit
que du nectar. Ce sont les hommes qui, sous ce rapport,
donnent le mauvais exemple aux dieux.
On ne dit point des festins de Jupiter, des festins de
Neptune, des festins de Pluton. Il para t mŒme que l’on
mangeait fort mal chez Pluton, puisque le Destin
supposait qu’aprŁs six mois passØs dans le royaume de son
Øpoux, Proserpine pouvait Œtre encore jeun. On dit des
festins de Sardanapale; des festins de Balthazar.
Nous pouvons mŒme ajouter que ces locutions sont
passØes en proverbe. Sardanapale est populaire en France.
La poØsie, la peinture et la musique se sont chargØes de le
rØhabiliter. Assis sur son tr ne, prŁs de Myrrha, entourØ
de ses chevaux, de ses esclaves, que l’on Øgorge,
transparaissant avec un sourire de voluptØ travers la
fumØe et la flamme de son bßcher, il se transfigure et
ressemble ces dieux d’orient, Hercule ou Bacchus,
montant au ciel sur des chars de feu. Alors toute cette vie
de dØbauches, de luxe, de paresse, de l chetØ, se rachŁte
par le courage des deux derniŁres annØes et par la sØrØnitØ
de l’agonie. Et, en effet, travers les brŁches de Ninive
assiØgØe, on voit d’un c tØ le Tigre dØbordØ, dont les flotss’avancent comme une sombre marØe, et de l’autre les
rØvoltØs conduits par Arbace et BØlØsØs, qui viennent lui
enlever cette vie qu’il se sera lui-mŒme pompeusement
tØe avant leur arrivØe. Alors on oublie que cet homme,
qui va mourir et qui est restØ le ma tre de sa mort, est le
mŒme qui a rendu cette loi: Une rØcompense de mille
piŁces d’or est accordØe celui qui inventera un plat
nouveau.
Byron a fait de Sardanapale le hØros d’une de ses
tragØdies; de la tragØdie de Byron, MM. Henri Becque et
Victorin JonciŁres ont fait un opØra. Nous avons cherchØ
vainement une carte d’un de ces fameux festins qui ont ØtØ
baptisØs du nom de Sardanapale.
Balthazar a, comme son prØdØcesseur, l’avantage de
servir de point de comparaison entre les gourmands
antiques et les gourmands modernes: seulement il eut le
malheur d’avoir affaire un dieu qui ne tolØrait pas le
mØlange de la gourmandise l’impiØtØ. Si Balthazar n’eßt
ØtØ que gourmand, JØhovah ne s’en fßt pas mŒlØ.
Gourmand et impie, la chose parut intolØrable. Voici, au
reste, le dra