Une esthétique du voile
224 pages
Français

Une esthétique du voile , livre ebook

-

224 pages
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Description

UNE ESTHÉTIQUE DU VOILE DOMINIQUE CLEVENOT UNE ESTHÉTIQUE DU VOILE Essai sur l'art arabo-islamique Éditions L'Harmattan 5-7, rue de l' École Polytechnique 75005 Paris © L'HARMATTAN, 1994 ISBN : 2-7384-2529-1 1. LE REGARD ÉLOIGNÉ LABYRINTHES « Un carrefour se présente avec trois ruelles tortueuses, mystérieuses, engageantes. Laquelle prendre ? Cela n'importe : nous sommes déjà tellement égarés. Celle que nous choisissons est déserte, silencieuse et si étroite à certains endroits (...) La ruelle se rétrécit de façon inquiétante (...) Bientôt même le ciel disparaît complètement sous les voûtes. La ruelle se fait couloir ou coupe-gorge et dans l'obscurité des portes cèdent devant nous et retombent sur nos talons 1 » L'égarement dans le labyrinthe, engageant ou inquiétant, de la ville arabo-islamique est l'un des lieux communs du fantasme orientaliste. Mais il est vrai que les anciennes villes du monde arabo-islamique mettent en jeu un espace qui leur est propre, que toutes, dans leurs diversités, partagent un même code spatial : celui-là même qui a séduit, intrigué ou dérouté les voyageurs occidentaux. C'est là essentiellement une question de perception : les repères et les certitudes familières du voyageur ne lui sont plus d'aucune aide. Plus précisément, la question est visuelle : le voyageur ne « voit » pas la logique des formes ou de l'espace urbain.

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Informations

Publié par
Date de parution 01 janvier 1994
Nombre de lectures 13
EAN13 9782296289475
Langue Français
Poids de l'ouvrage 5 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

UNE ESTHÉTIQUE DU VOILE DOMINIQUE CLEVENOT
UNE ESTHÉTIQUE DU VOILE
Essai sur l'art arabo-islamique
Éditions L'Harmattan
5-7, rue de l' École Polytechnique
75005 Paris © L'HARMATTAN, 1994
ISBN : 2-7384-2529-1 1. LE REGARD ÉLOIGNÉ
LABYRINTHES
« Un carrefour se présente avec trois ruelles tortueuses, mystérieuses,
engageantes. Laquelle prendre ? Cela n'importe : nous sommes déjà tellement
égarés. Celle que nous choisissons est déserte, silencieuse et si étroite à certains
endroits (...) La ruelle se rétrécit de façon inquiétante (...) Bientôt même le ciel
disparaît complètement sous les voûtes. La ruelle se fait couloir ou coupe-gorge
et dans l'obscurité des portes cèdent devant nous et retombent sur nos talons 1 »
L'égarement dans le labyrinthe, engageant ou inquiétant, de la ville
arabo-islamique est l'un des lieux communs du fantasme orientaliste. Mais il
est vrai que les anciennes villes du monde arabo-islamique mettent en jeu un
espace qui leur est propre, que toutes, dans leurs diversités, partagent un même
code spatial : celui-là même qui a séduit, intrigué ou dérouté les voyageurs
occidentaux.
C'est là essentiellement une question de perception : les repères et les
certitudes familières du voyageur ne lui sont plus d'aucune aide. Plus
précisément, la question est visuelle : le voyageur ne « voit » pas la logique des
formes ou de l'espace urbain. Mais si le voyageur s'égare, est-ce uniquement
dû à l'inefficacité de ses propres systèmes de repère ? Ne serait-ce pas
également dû au fait que les repères visuels de la ville arabo-islamique
fonctionnent précisément comme dispositifs d'éloignement ? Nerval l'a
compris au Caire : « La ville elle-même comme ses habitantes ne dévoile que
peu à peu ses retraites les plus ombragées 2 ».
Dès lors que l'on fréquente le monde musulman — arabe ou non arabe —,
certaines expériences se répètent qui toujours mettent en oeuvre, selon le même
schéma, le regard. À Alep, à Fès, à Tunis, mais aussi dans les vieux quartiers
d'Ispahan, on remarque d'emblée l'absence de perspectives urbaines. Il n'est
aucune ouverture, aucune percée dans la masse des constructions, qui permette
au regard d'atteindre un quelconque horizon. Dans ces villes, la rue est une
succession de ruptures visuelles : elle se coude à angle brusque, décrit une
1. A. RHONÉ, L'Égypte à petites journées, nouvelle éd., Paris, 1910, p. 434-435.
2. G. de NERVAL, Voyage en Orient, éditions Richelieu, Paris, 1950, T. 4, p. 256.
7 chicane, elle est barrée par un arc qui l'enjambe ou disparaît soudainement dans
l'ombre d'un passage sous voûte. Toutes ces ruptures visuelles sont-elles
fortuites ? Et que penser d'une réponse telle que celle de Xavier de Planhol :
« Partout la cité musulmane apparaît dans son essence comme manquant
cruellement d'unité, assemblage disparate d'éléments juxtaposés sans véritables
liens 1 » ? Ces ruptures qui font écran à la pénétration du regard, de plus en plus
denses à mesure que l'on quitte les artères principales, constituent un système
cohérent de repères. Elles marquent les étapes d'une progression menant des
rues commerçantes aux quartiers d'habitation. Elles constituent un dispositif de
protection qui a pour fonction de séparer les zones publiques des zones privées,
de signaler à l'étranger — étranger à la ville, au quartier ou à la famille — qu'il
est en train de pénétrer dans un domaine de plus en plus intime.
À l'extrémité de ce parcours, la maison impose à nouveau la même
expérience visuelle. Contrairement à la maison occidentale dont la façade sur
rue représente l'image publique, la maison urbaine traditionnelle du monde
arabo-musulman telle qu'on la rencontre au Maghreb ou au Mashreq —
l'architecture yéménite faisant à cet égard exception —, cherche à échapper aux
regards. Tout entière tournée vers sa cour intérieure, elle s'adosse aux maisons
voisines et ne laisse voir de l'extérieur que quelques pans de murs. Dans ces
murs, les fenêtres sont généralement rares, petites, situées en hauteur, garnies
de claires-voies ou munies de moucharabiehs — ces balcons de bois ouvragés
qui ont alimenté la littérature et la peinture romantiques —, de telle sorte que
l'on ne puisse, de la rue, plonger son regard dans l'intimité familiale. Quant à
l'entrée de la maison, elle prend tous les aspects d'un lieu protégé ; derrière les
lourds vantaux de bois, dont l'ornementation recèle souvent, comme à Tunis
par exemple, des motifs aux vertus apotropaïques, se situe un vestibule qui
impose au visiteur un parcours coudé et interdit en conséquence tout regard
étranger de pénétrer, quand bien même la porte est ouverte.
Il est un autre lieu dans le monde arabo-musulman, mais aussi bien dans
le monde musulman en général, où cette expérience du regard barré se répète
avec insistance. Nous voulons parler de la rupture visuelle qui partage la société
musulmane traditionnelle en deux : le voile de la femme.
Ce voile peut prendre selon les régions des aspects divers. Ce peut être
comme au Maroc un simple rectangle de tissu couvrant le bas du visage ou,
comme à Alger ou à Tunis, une pièce d'étoffe plus ample se drapant sur la tête
et l'ensemble du corps, ou encore le masque rigide qui se porte sur les yeux
dans les pays du Golfe Arabique et qui se prolonge par une fine mousseline
recouvrant le bas du visage ; ce peut être le chadâr iranien, grand châle qui
naguère était de tissu à motifs imprimés et qui, aujourd'hui, est uniformément
noir ou le chadârî afghan, finement plissé, qui recouvre entièrement le corps,
en occulte les articulations anatomiques et ne lui laisse comme seule ouverture
1. X. de PLANHOL, Le monde islamique. Essai de géographie religieuse, Presses
Universitaires de France. Paris, 1957, p. 18.
8 sur l'extérieur qu'une grille brodée rappelant étrangement les moucharabiehs
Mais quel que soit son aspect ou son nom local, il s'agit d'une pièce de
vêtement qui répond toujours à la même fonction, celle impliquée par son nom
générique, et juridique, de « hijâb » : cacher, séparer.
Ces deux expériences du regard barré, par les écrans de la ville ou le
voile de la femme, sont une seule et même expérience de l'espace social
araboislamique. Toutes ces ruptures visuelles assurées par un jeu de plans établissent
une mise à distance entre celui qui regarde et ce vers quoi tend son regard. Ce
sont des ruptures entre l'extérieur et l'intérieur, entre le public et le privé, entre
le masculin et le féminin, autant de ruptures entre le visible et l'invisible qui
présentent des analogies avec le clivage que l'Islam pose par le corrélatif
d'opposition « zâhir / bâtin », « apparent / caché » : le visible n'est qu'un voile
qui cache, recèle, réserve, protège une intériorité où siège la vérité, le sens
premier et dernier, la « haqîqa »
Cette expérience du regard que nous venons de décrire ne permettrait-elle
pas d'appréhender l'art arabo-islamique ? Le schéma qu'elle révèle ne
répondrait-il pas de l'esthétique arabo-islamique ?
LE CHAMP D'ÉTUDE
Mais avant d'engager toute enquête se donnant comme champ
d'investigation l'art arabo-islamique, il est nécessaire d'interroger et de clarifier
les notions mêmes d'« art islamique » et d'« art arabo-islamique ». Il est
nécessaire, en d'autres termes, de poser les questions suivantes : les productions
artistiques des pays ayant adopté l'Islam comme religion dominante et comme
système global d'explication du monde présentent-elles suffisamment de traits
communs pour que l'on puisse les rassembler dans une même catégorie
dénommée « art islamique » ? Ne doit-on pas plutôt utiliser un pluriel et parler
des « arts dans le monde de l'Islam » ? Les termes d'« art arabo-islamique »,
d'aut

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