Rudyard KIPLING
(1865 - 1936)
HISTOIRES COMME ÇA
Titre original : Just So Stories for Children (1902).
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »
Table des matières
1. Comment la Baleine acquit son gosier ................................. 3
2. Comment le Chameau acquit sa bosse 8
3. Comment le Rhinocéros acquit sa peau..............................13
4. Comment le Léopard acquit ses taches...............................16
5. L'Enfant Eléphant .............................................................. 25
6. La rengaine du père Kangourou ........................................ 36
7. La naissance des Tatous ..................................................... 42
8. Comment naquit la première lettre ................................... 53
9. Comment l'alphabet fut fait ............................................... 65
10. Le Crabe qui jouait avec la mer.........................................81
11. Le Chat qui allait son chemin tout seul ............................ 95
12. Le Papillon qui tapait du pied 110
À propos de cette édition électronique .................................124 1. Comment la Baleine acquit son gosier
(How the Whale got his Throat)
Il était une fois, ô ma Mieux-Aimée, il était une fois, dans la
mer, une Baleine qui mangeait les poissons. Elle mangea le
hareng et le merlan, le turbot et le maquereau, le thon et
l'espadon, la dorade et sa camarade, l'équille et l'étrille et
l'anguille habile et lisse qui glisse. Tous les poissons qu'elle put
rencontrer dans toute la mer, elle les mangea avec sa bouche,
comme ça ! Jusqu'à ce qu'enfin il ne restât plus qu'un seul petit
poisson dans toute la mer, et c'était un petit Poisson Futé qui
nageait juste derrière l'oreille droite de la Baleine afin d'être
toujours à l'abri.
Alors la Baleine se dressa sur sa queue et dit :
— J'ai faim.
Et le petit Poisson Futé dit d'une petite voix futée :
— Noble et généreux Cétacé, as-tu déjà goûté de l'Homme ?
— Non, dit la Baleine. Ça ressemble à quoi ?
— C'est bon, dit le petit Poisson Futé. C'est bon, mais un peu
dur sous la dent.
— Alors, trouve-m'en quelques-uns, dit la Baleine.
Et elle fit écumer la mer avec sa queue.
— Un à la fois c'est suffisant, dit le Poisson Futé. Si tu nages
jusqu'à 30° de latitude Nord et 20° de longitude Ouest (c'est de la
Magie), tu trouveras, assis sur un radeau au milieu de la mer, vêtu
– 3 – seulement d'une culotte en toile bleue et d'une paire de bretelles
(n'oublie pas les bretelles, ma Mieux-Aimée), d'un couteau de
poche, tu trouveras un Marin naufragé qui, il est juste de te le
dire, est un homme d'infinie-ressource-et-sagacité.
Alors la Baleine nagea et nagea encore, le plus vite possible,
jusqu'à 30° de latitude Nord et 20° de longitude Ouest et là, sur
un radeau, au milieu de la mer, vêtu seulement d'une culotte en
toile bleue et d'une paire de bretelles (il ne faut surtout pas
oublier les bretelles, ma Mieux-Aimée), avec un couteau de
poche, elle trouva un Marin naufragé, seul et solitaire, qui laissait
traîner ses pieds dans l'eau. (Sa Maman l'avait autorisé à barboter
sinon il n'aurait jamais fait ça car c'était un homme d'infinie-
ressource-et-sagacité.)
Alors la Baleine ouvrit grand la bouche, elle l'ouvrit si grand,
si grand qu'elle touchait presque sa queue et elle avala le Marin
naufragé, avec son radeau, sa culotte de toile bleue, ses bretelles
(il ne faut pas les oublier) et son couteau de poche. Elle fourra
tout cela au fond de ses placards secrets, bien au chaud, puis elle
se lécha les babines, comme ça, et pirouetta trois fois sur sa
queue.
Mais dès que le Marin, qui était un homme d'infinie-
ressource-et-sagacité, se retrouva pour de bon au fond des chauds
placards de la Baleine, dans le noir, il se mit à taper et frapper, à
bondir et mugir, à sauter et chahuter, à choir et s'asseoir, à
sautiller et brailler, à cogner et grogner, à mordre et à tordre, à
courir et rugir, à boitiller et batailler et à danser des matelotes là
où il n'eût pas fallu, si bien que la Baleine n'était pas du tout
heureuse. (Tu n'as pas oublié les bretelles ?)
Alors elle dit au Poisson Futé :
— Cet homme est vraiment dur sous la dent et de plus, il me
donne le hoquet. Que dois-je faire ?
– 4 – — Demande-lui de sortir, dit le Poisson Futé.
Sur quoi la Baleine cria dans son propre gosier au Marin
naufragé :
— Sortez et tenez-vous correctement. J'ai le hoquet.
— Non ! Non ! dit le Marin. Il n'en est pas question. Ramène-
moi sur ma terre natale, les blanches-falaises-d'Albion, ensuite
nous verrons.
Sur ce, il se remit à danser de plus belle.
— Mieux vaut le ramener chez lui, dit le Poisson Futé à la
Baleine. J'aurais dû te prévenir que c'était un homme d'infinie-
ressource-et-sagacité.
Et la Baleine de nager, nager, nager encore des deux
nageoires et de la queue, aussi fort qu'elle put malgré son hoquet ;
et enfin elle aperçut la terre natale du Marin, les blanches-
falaises-d'Albion, et elle remonta la moitié de la plage ; elle ouvrit
grand, tout grand la bouche et dit :
— Correspondance pour Winchester, Ashuelot, Nashua,
Keene et toutes les stations de la ligne de Fitchburg.
Et à l'instant où elle dit « Fitch », le Marin sortit de sa
bouche. Mais tandis que la Baleine nageait, le Marin, qui était,
c'est sûr, homme d'infinie-ressource-et-sagacité, avait taillé le
radeau à l'aide de son couteau de poche pour façonner un petit
carré de treillage qu'il avait ensuite attaché solidement avec ses
bretelles. (Maintenant tu sais pourquoi il ne fallait pas oublier les
bretelles !) Et il avait coincé le treillage en travers du gosier de la
Baleine, où il resta fiché.
– 5 – Puis il récita le sloka suivant que je vais te rapporter car tu ne
le connais pas :
Au moyen d'un treillage
J'ai clos ton œsophage.
Car le Marin était aussi un Hi-ber-ni-en. En marchant sur les
galets, il retourna chez sa Mère qui lui avait donné la permission
de laisser traîner ses doigts de pied dans l'eau ; il se maria et
vécut heureux très longtemps. La Baleine aussi. Mais depuis ce
jour, le treillage coincé dans son gosier, qu'elle ne réussit jamais à
expulser en toussant ou à faire descendre en avalant, l'empêche
de rien manger que de tout petits poissons, et c'est la raison pour
laquelle les Baleines ne mangent plus d'hommes, de garçons ni de
petites filles.
Le petit Poisson Futé alla se cacher dans la vase sous le pas
des Portes de l'Équateur. Il craignait que la Baleine ne fût en
colère contre lui. Le Marin revint chez lui avec son couteau de
poche. Il portait sa culotte de toile bleue en débarquant sur les
galets. Les bretelles, vois-tu, il avait dû les abandonner pour
maintenir le treillage, et c'est la fin de cette histoire-là.
Quand la cabine a ses hublots
Noirs et verts,
Car la mer
Au-dehors acte ses flots ;
Quand, entre deux flops, le bateau chaloupe,
Que le bosco choit dans la soupe,
Et que la cambuse
À glisser s'amuse,
Que Nounou gît sur le plancher
Tel un caillou,
Que maman prie de la laisser
Dormir son saoul,
Et que tu n'es ni réveillé,
– 6 – Ni vêtu, ni débarbouillé,
Tout cela, voyons, c'est un test
Que tu vogues Vingt Nord Trente Ouest.
– 7 – 2. Comment le Chameau acquit sa bosse
(How the Camel got his Hump)
Et voici l'histoire suivante qui raconte comment le Chameau
acquit sa bosse. Au commencement des temps, quand le monde
était tout neuf et tout et tout, et que les Animaux commençaient
juste à travailler pour l'Homme, il y avait un Chameau qui vivait
au milieu d'un Désert Hurlant car il ne voulait pas travailler ;
d'ailleurs c'était un Hurleur lui-même. Alors il se nourrissait de
bouts de bois, de tamaris, de plantes grasses et de piquants
d'épine, avec une douloureuse paresse ; et lorsqu'on lui adressait
la parole, il répondait : « Bof ! » Simplement « Bof ! » et rien
d'autre. Alors, le Cheval vint le trouver le lundi matin avec une
selle sur le dos et un mors dans la bouche, et il lui dit :
— Chameau, ô Chameau, viens donc trotter comme nous
tous !
— Bof ! dit le Chameau.
Et le Cheval s'en fut le répéter à l'Homme.
Alors le Chien vint le trouver avec un bâton dans la gueule et
il lui dit :
— Chameau, ô Chameau, viens donc chercher et rapporter
comme nous tous.
— Bof ! dit le Chameau.
Et le Chien s'en fut le répéter à l'Homme.
Alors le Bœuf vint le trouver avec un joug sur la nuque et il lui
dit :
– 8 –
— Chameau, ô Chameau, viens donc labourer comme nous
tous.
— Bof ! dit le Chameau.
Et le Bœuf s'en fut le répéter à l'Homme.
À la fin de la journée, l'Homme convoqua le Cheval, le Chien
et le Bœuf, et il leur dit :
— Vous Trois, ô Vous Trois, je suis navré pour vous (avec ce
monde tout neuf et tout et tout), mais cette chose qui dit « Bof »
est incapable de travailler, sinon elle serait déjà là. Je vais donc la
laisser en paix et vous devrez travailler deux fois plus pour la
remplacer.
Cela mit les Trois très en colère (avec ce monde tout neuf et
tout et tout) et aussitôt ils tinrent conseil, un indaba, un
punchayet et un pow-wow, à la limite du Désert. Le Chameau
arriva en mâchant ses plantes grasses avec une paresse encore
plus douloureuse et il se moqua d'eux, puis il dit « Bof ! » et
repartit.
C'est alors qu'arriva le Djinn responsable de Tous les Déserts,
enroulé dans un nuage de poussière (les Djinns voyagent toujours
de cette manière car c'est Magique), et il s'arrêta pour palabrer et
tenir un pow-wow avec les Trois.
— Djinn de Tous les Déserts, dit le Cheval. Quelqu'un a-t-il le
droit d'être paresseux dans ce monde tout neuf et tout et tout ?
— Certainement pas, répondit le Djinn.
— Eh bien, dit le Cheval, il y a quelqu'un au milieu de ton
Désert Hurlant (c'est un Hurleur lui-même), avec un long cou et
– 9 – de longues pattes, qui n'a absolument rien fichu depuis lundi
matin. Il refuse de trotte