Lemonnier les deux consciences
194 pages
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Camille Lemonnier LES DEUX CONSCIENCES (1902) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières I .................................................................................................4 II.............................................................................................. 13 III ........................................................................................... 20 IV.............................................................................................29 V 40 VI50 VII ...........................................................................................56 VIII ..........................................................................................63 IX.............................................................................................69 X ..............................................................................................82 XI86 XII .........................................................................................105 XIII........................................................................................ 110 XIV130 XV..........................................................................................140 XVI 157 XVII.......................................................................................164 XVIII ..................................................................................... 173 XIX ........................................................................................ 176 XX..........................................................................................182 À propos de cette édition électronique................................. 194 – 3 – I Les trois Bergers, sous leur bisquain gras, étaient frustes et doux. Ils avaient les pieds énormes et, pour marcher, s’appuyaient à de longs cornouillers noueux. La marne et la poussière squamaient leurs jambes rousses, sèches comme des écorces. Ils arrivaient des matins religieux du monde. L’Étoile leur avait apparu comme ils gardaient les moutons pour le bou- cher. Elle les avait conduits vers un pauvre bourg de Flandre. Ils avaient vu dans l’étable, à côté du bœuf, une humble femme qui tenait un enfant sur ses genoux. Et une voix, venue d’en haut, leur avait annoncé que c’était la Vierge avec l’enfant Jésus. Comme ils regagnaient leurs moutons, la voix encore une fois s’était fait entendre et leur avait dit : « À présent, suivez l’Étoile. Après mille et mille ans, elle vous mènera à Éden. » Et, ayant levé la tête, ils l’avaient aperçue comme un grand chardon d’or dans le ciel. L’aubergiste des Trois-Rois les avait régalés de riz au lait, et ensuite ils étaient partis. Quand la lassitude les pre- nait, ils s’asseyaient derrière une haie et ils jouaient de la cor- nemuse. Le soir, ils dormaient sous le toit d’une bergerie. L’Étoile aussi s’arrêtait près de la cheminée. Ainsi marchant, ils avaient vu, dans un autre bourg de Flandre, crucifier un homme. Le boulanger, le brasseur, le mar- chand de lin, le maltôtier étaient là, avec toutes les petites gens des villages. Il était venu des soldats de la ville. Et ils avaient reconnu au pied de la croix la Vierge avec une autre femme qu’on appelait la Madeleine. Tous les moutons et tous les bœufs pleuraient dans la campagne. Les cloches sonnaient dans les paroisses. « Celui-là, se dirent-ils entre eux, nous l’avons vu, étant petit, dans l’étable, près de sa mère. Quel mal a-t-il pu – 4 – faire pour mériter la mort ? » Et le marchand de lin leur dit : « Il a soutenu les pauvres contre nous, les riches. » Ils n’avaient pas compris. Les Bergers allaient par les chemins couverts, sous l’aubépine et les cerisiers fleuris. Ils allaient le long des petites bordes, entre les champs d’orge et d’avoine. Le dimanche, dans les hameaux, on dansait au son du violon en se piffrant de koe- kebakken et lampant la bière fraîche de mars. Ce jour-là ils se reposaient, et l’Étoile là-haut fumait une bonne pipe. C’était comme une journée en paradis. Mais, le lendemain, ils repre- naient leurs cornouillers noueux. Selon que cela tombait, ils mangeaient des sauterelles, des navets, de beaux fruits d’or et des poissons crus. L’Étoile, toujours au bon moment, s’arrêtait par-dessus un verger, un vivier ou la mer. Sous leurs os en pointe de clou, leur foi d’anciens hommes était demeurée farouche et naïve. Ils croyaient voir se lever Dieu dans le matin. En frappant la terre du plat de leurs paumes, ils disaient des mots bas qui faisaient sortir les belettes, les héris- sons et les lapins. Ils causaient avec les moutons, les bœufs et les fauvettes. Personne ne leur avait dit ce qu’était Éden, et seu- lement ils savaient que c’était vers Éden que les menait l’Étoile. Dans leurs grands visages, rongés par le sel et le vent, le point clair des prunelles toujours regardait du côté de l’Orient. Une chaleur d’éternité gonflait leur peau à l’endroit où battait leur cœur. Et ils ne s’étaient plus arrêtés. Ils avaient vu fuir, le long des petits fossés herbus, d’étranges créatures mi-hommes, mi-bêtes. Avec des voix d’accordéon, elles gémissaient d’avoir été des divinités. C’était là une surprise nouvelle pour les Bergers. Ils se grattaient la nuque et regardaient rôder en déroute la horde écloppée des nymphes et des égipans velus comme des bisons. Ils connurent alors que c’étaient les antiques symboles et les formes périssables du di- vin qui déménageaient. Ensemble, ils avaient été la joie, la grâce – 5 – et les règnes. Courbés à présent vers la terre, avec des dodeli- nements de tête séniles, ils se parlaient d’un Olympe dont même le maître d’école ne parlait plus. Un d’eux, avec une vieille barbe, par moments s’asseyait sur un débris de trône qui plutôt ressemblait à une chaise percée. Comme il était le plus âgé, il s’interrompait de radoter pour va- gir comme un enfant. Il fallait alors l’amuser en remuant devant lui un tonnerre suranné qui éclatait avec un bruit léger de pois écrasés. Les Bergers riaient de l’entendre appeler le maître des Dieux. Rien ne forme l’esprit comme les voyages ; ils n’ignorèrent bientôt plus la légende qui avait été chantée sur les lyres. Ils surent que ces anciens locataires d’en haut un matin avaient été brutalement expulsés, laissant au magasin d’accessoires la plupart de leurs attributs. Pour gagner leur vie, maintenant ils devaient danser sur la corde raide d’un arc-en- ciel décoloré. Ils exhibaient une ménagerie de bêtes rogneuses, lions, tigres, panthères, pégases pareils aux chevaux de bois des carrousels sur les foirails, les jours de liesse. Ils montraient aus- si fièrement un aigle qui n’avait pu survivre à sa déchéance et que l’épouse du maître des dieux avait fait empailler. Dans les bourgs, les rustres les prenaient pour des bateleurs à cause de leurs nudités d’un rose déteint et plissé comme des maillots. Les vaches par-dessus les haies, quand ils passaient, meuglaient, la corne oblique, et les chiens tiraient sur leur chaîne. Quelquefois, de froid, de faim, il mourait une petite karite ou une muse au bord d’une mare. Or, il était venu d’Orient de sombres dieux livides. C’étaient, ceux-là, les dieux de la fièvre, des vertiges et de la mort : l’Adonaï de Syrie, farouche et pleureur ; Sabas qui, en Phrygie, s’était appelé Sabaoth, roi des Sept Ciels. Et Bacchus, à lui seul, fut Attis, Adonaï et Sabas. Gras, efféminé, lubrique comme l’âne, sa monture, il déchaînait les démences, l’amour et les – 6 – larmes. Le sang de la terre aux vendanges coulait, enflammait de fureurs les femmes et les hommes. La douleur, la soif ivre de souffrir après l’immense joie sereine d’Ionie ameutait les aman- tes sanglantes autour de la passion de Zagreus, du Jésus d’Asie, au sexe transpercé et lamenté par les saintes femmes. La lyre était morte, la flûte aigre et saccadée rythmait les rites funèbres, le râle ardent des corybantes, les cris gutturaux des psylles, des jongleurs, des pythonisses et des courtisanes. En écoutant hur- ler l’orgie sacrée, les vieux petits dieux harmoniques d’autrefois se jetaient la face contre terre. Les trois Bergers riaient et par jeu leur tiraient ce qui leur restait de barbe. Wildman en était là de ses écritures. Depuis un mois, à tra- vers la ponctualité d’un labeur quotidien, il travaillait à son nouveau livre. Et il l’avait appelé : Épiphanie. C’était là une pa- rabole comme toutes ses dernières œuvres ; elle déroulait la courbe d’une humanité qui, partie des confuses et mortelles théodicées, aboutissait à la joie, à l’amour, à la beauté. Les Ber- gers, hommes de simple foi, pèlerinaient à travers les âges. Ils symbolisaient la caravane humaine en marche pour mériter les destinées heureuses. Après des laps millénaires, l’Étoile les me- nait au seuil des réalisations. Éden s’ouvrait, et l’homme qui avait fait les dieux à son tour s’attestait divin et accompli. Wildman ainsi exprimait que la souffrance n’est qu’une des formes en décours de la graduelle élaboration des âmes : toute la vie, par la connaissance de soi et du monde, est dévolue au définitif bonheur. Le thème, avec ampleur, ondulait entre ses tempes. Il avait rêvé d’en faire une page touffue et vivante. Son art, d’une couleur sensuelle, violente et riche, évoquait Breughel et Jordaens. C’étaient les maîtres savoureux en qui naturelle- ment se prolongeaient ses fibres flamandes. Il semblait s’en être assimilé la bonhomie narquoise et la truculence. Le tranquille et somptueux émail de cette peinture équivalait pour lui à un bou- quet de sensations fécondes et toniques. Wildman se spécialisait – 7 – par une tendance à penser optiquement : sa modalité cérébrale s’exprimait en mosaïques verbales, rutilantes et fleuries comme l’art des peintres. Ce matin-là, comme tous les autres de l’hiver, il s’était levé à la lampe pendant que Bethannie, sa femme, dormait enco
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