Terrains de la musique
249 pages
Français
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Description

En 2003 et 2004, quand les journées Terrains de la musique se sont tenues à Toulouse, il s'agissait avant tout de rassembler des chercheurs partageant des pratiques d'enquête de type ethnographique et de considérer celles-ci comme déterminantes pour l'approche du fait musical. Les textes ici réunis s'inscrivent dans l'interdisciplinarité sociologie-ethnologie, ils sont marqués tant par la prise au sérieux des régimes cognitifs et discursifs endogènes que par la posture réflexive adoptée par la plupart des auteurs.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 juillet 2006
Nombre de lectures 162
EAN13 9782296148581
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0850€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait













Préface


Voici un ouvrage qui n’aurait pas pu paraître il y a
quelques années. Il est le témoin d’un renouveau certain des études
sur la musique, mouvement auquel il va lui-même contribuer de
façon remarquable. Marc Perrenoud en a dirigé la conception et
la publication, à la suite des rencontres qu’il avait animées,
réunissant une nouvelle génération de chercheurs d’horizons et
d’intérêts très variés. En choisissant de placer ce recueil sous le
signe du mot « terrains », il a lui-même souligné l’exigence la
plus centrale de ce renouveau : abandonner les programmes
gratuits, les modèles inamovibles ou les propositions spéculatives,
et demander avant tout aux recherches de rendre compte d’une
expérience suivie, approfondie, au long cours, conduite sur un
terrain précis. Et cela, sans se dérober au dialogue difficile mais
essentiel qui se noue entre le chercheur et ses « observés », et
en développant l’interrogation réflexive que ces échanges
entraînent sur la posture, la pratique, l’interprétation et l’écriture
du chercheur.
On le voit, loin de donner le moindre crédit à quelque
opposition démagogique entre théorie et empirisme, cette
injonction - partir du terrain, et revenir à lui - relève d’une exi-


gence hautement scientifique, théorique au vrai sens du terme,
1
qui rappelle celle de la thick description de Clifford Geertz
lorsque, avec ses interprétations, il prétendait proposer moins
un modèle qu’une tonalité, une version, un agencement des
choses auquel – ou contre lequel - les gens pouvaient réagir.
Cette conception relationnelle et « interprétative » de la
recherche demande non pas moins de théorie, mais plus : que les
positions, les hypothèses, les analyses s’éprouvent et s’amendent au
contact des acteurs – c’est-à-dire non pas seulement face à des
pratiques et des façons de faire qu’il suffirait d’observer avec
toutes les précautions d’usage, mais aussi à la rencontre des
façons propres qu’ils ont de se représenter ce qu’ils font. C’est
bien là que le terrain prend du sens, qu’il peut intervenir en
étant autre chose que le prétexte ou le support de
problématiques toutes faites, conduisant à des interrogations si fermées
qu’on voit mal comment une expérimentation sur le terrain
serait capable de véritablement les remettre en cause.
Le grand mérite de ce recueil est précisément d’avoir
laissé ouvertes les solutions, et d’abord les questions, que
réclame d’inventer une telle exigence. Celle-ci est en effet loin
d’aller de soi, si elle n’est pas un simple slogan conforme à l’air
du temps, mais qu’on la prenne au sérieux. Elle est même très
radicale, non pas en un sens moderniste, insistant sur la
coupure et la distance, mais au sens plus conforme à l’étymologie
du mot, qui vient de racine, d’un effort pour tenir à ce à quoi on
tient. Arrachement, ou attachement ? Être radical, ce n’est pas
être obsédé par l’obligation de se couper (de soi-même, de son
milieu, de ses goûts…), c’est au contraire savoir avancer sans
renoncer à ses propres liens. En l’occurrence, par exemple, à ses
goûts, à ses relations avec un milieu, une musique, des
musiciens qu’on a aimés et connus, aux passions et aux indignations
personnelles, voire aux déceptions que ce commerce a suscitées
– d’autant qu’elles sont le plus souvent directement à l’origine
du désir de se lancer dans la recherche, en particulier dans le
cadre critique qui se prête si bien à une telle reformulation.

1 Clifford Geertz, “Description: Toward and Interpretive Theory of Culture,”
The Interpretation of Culture, (NY: Basic Books, 1973), Chapter 1.
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Tenir à ce qui nous a fait, pour un chercheur, cela peut
tout autant impliquer une sorte de fidélité critique aux premiers
auteurs qui ont aidé à formuler ses interrogations et dont, même
lorsqu’on veut les dépasser ou les compléter, on veut, contre les
effets de mode ou de balancier, prolonger les questionnements
et continuer à faire vivre l’apport – je pense évidemment en tout
premier lieu à la façon courageuse qu’ont les auteurs les plus
proches de ses thématiques de gérer l’héritage un peu écrasant
que leur a légué Bourdieu.
Enfin, dans le présent de la recherche cette fois, « tenir »
à son terrain, cela veut dire un souci de l’autre, une attention
sensible, à la fois par rapport aux acteurs qu’on a observés et
par rapport à ce que Perrenoud appelle joliment les émotions et
les désordres du terrain – ses surprises, ses résistances : que la
recherche ne s’autorise pas à réduire ce qui ne colle pas avec ce
qu’elle attendait, qu’elle s’astreigne à respecter (ce qui ne veut
pas dire répéter passivement) les positions, les raisonnements,
les retours critiques que les personnes rencontrées ont
ellesmêmes tenus face au chercheur, ou les versions de ce qui s’est
passé qui ont surgi dans une circonstance difficile à
comprendre. C’est une autre implication forte de la thick description,
que cette écoute symétrique, ouverte, d’acteurs qui, comme le
dit aussi Perrenoud, sont avant tout des pairs, et d’événements
qu’il est impossible de saisir sans eux. Les acteurs ne sont pas
observables : ils se font observer. Seuls leurs commentaires,
leurs clins d’œil, comme dit Geertz, leur maniement de l’ironie
ou leurs façons de souligner un élément inaperçu, donnent à
l’observateur la clé du sens, ou plutôt d’un sens, de leurs
pratiques, lui signalent ce qui compte et ce qui n’est qu’un jeu, ou ce
qui renvoie à un jeu sur autre chose, ou, inversement, font
ressortir des silences ou des non-dits fondateurs.
On voit que la tâche du chercheur n’est pas une sinécure
et qu’ainsi comprise, l’obligation de tenir à son terrain n’a rien
du repli confortable dans un empirisme désabusé, revenu des
grands modèles théoriques. Mais c’est bien cela qui fait tout
l’intérêt des approches mises en œuvre par les différentes
recherches présentées. Elles ne se réclament nullement d’une
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même démarche et, par exemple, elles se situent très
différemment par rapport aux courants récents qui ont façonné les débats
en sociologie de l’art : la sociologie critique, dans le sillage de
Pierre Bourdieu, l’interactionnisme généralisé des mondes de
l’art à la Howard Becker, le positivisme renouvelé des analyses
en termes de profession, d’institution et de marché telles que
celles de Raymonde Moulin ou de Pierre-Michel Menger,
l’analyse de la production de valeurs singulières par les milieux
artistiques menée par Nathalie Heinich, ou encore - tout de
même ! - les approches que j’ai moi-même défendues, en
termes de médiation ou de pragmatique du goût et des
attachements. Mais heureusement, ce n’est pas un dogme ou une
appartenance que les auteurs réunis ici ont en commun. C’est le
refus d’aller trop vite, leur effort fait, à partir de sensibilités
diverses, pour ne pas réduire à des réponses toutes faites les
tensions que je viens de décrire – et que je redis autrement : entre
soi-même comme amateur et comme chercheur, entre ses
penchants ou ses affiliations théoriques et les surprises de la
recherche, entre la posture critique du chercheur et la
reconnaissance des compétences et de la réflexivité des acteurs.
J’ai peut-être dramatisé ces tensions à l’excès, mais c’est
parce que je pense que nous sommes à un tournant décisif, et
que bien prendre la mesure des implications de ces attitudes
nouvelles vis-à-vis des objets et des personnes étudiés est l’un
des enjeux essentiels de la réflexion collective dans le domaine.
Une première étape a été franchie, dans les vingt dernières
ann&

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