Dernier soir sur la Terre
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Un virus mortel décime l'humanité... et un jeune ado en est le spectateur.

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Publié le 15 juin 2011
Nombre de lectures 165
Langue Français

Extrait

Dernier soir sur la Terre
jeudi 30 octobre 2008, par
Grégory Joulin
Eh ben ! J'en avais déjà bien chié pour creuser la tombe de mon père et le
placer dedans, mais là, pour tout reboucher c'était l'enfer : j'avais mal aux
mains, au dos, au cou, et je n'en étais qu'à la moitié. J'avais creusé le
trou au fond de notre jardin : j'ai pensé que c'était là qu'il aurait aimé
reposer, près de la cabane à jardin. Il y passait des heures.
On était fin septembre, par une de ces fins d'après-midi grises qui vous
fout le cafard. Moi, j'aime bien quand il fait beau, même si la température
est froide : au moins il y a du soleil. Tout sauf ce plafond bas uniforme.
On se croirait dans le Nord.
Oh et puis merde, j'arrête à la moitié, pour ce que ça changera... Au fond
du trou, on voit encore quelques plis de la couverture bleu que j'ai utilisée
pour l'enterrer, genre linceul. La terre n'a pas tout recouvert.
Je me suis redressé - mon cou a fait "crac" - et j'ai regardé autour de
moi : la veranda déserte, la baie vitrée que j'ai laissée ouverte, le salon
silencieux. De l'autre côté du jardin, il y a le sapin dont les branches
pendent en partie chez le voisin, qui est mort il y a deux semaines, lui. Ce
sont les services sanitaires de l'Armée qui ont évacué le corps. Mon père
et moi, on s'était planqués à la cave pour pas être embarqués par les
militaires, parce qu'ils continuaient à parquer les gens dans des camps de
rétention ("
Unités de survie
", ça s'appelle, mais moi j'appelle ça un camp,
désolé).
Mon père et moi, on a regardé par le soupirail les soldats et leurs drôles
de combinaisons noires, les masques, les gants et tout, prendre d'infinies
précautions pour charger dans leur camion blindé un sac vert qui devait
contenir le voisin. L'évacuation a duré dix minutes et ensuite, ils sont
partis. En s'éloignant, le camion a expulsé un énorme nuage de fumée
grise. Pollueurs !
Alors, mon père s'est tourné vers moi et m'a dit hyper-sérieusement :
- Brendan, tu as treize ans, tu es un grand garçon, il y a des choses que
tu peux entendre.
J'ai rien dit.
- Brendan, toi et moi, nous savons que tu es un... un Absous.
Les Absous, ce sont les gens qui n'ont pas choppé le SRAS-4, la maladie à
la mode en ce moment. "Absous" pour "absolution", du style : la maladie
nous a pardonnés, vous voyez le tableau. Il y avait polémique, avant que
la télé ne cesse d'émettre, pour savoir si les Absous étaient vraiment
immunisés contre S-4 ou au contraire, si la maladie finirait pas les avoir,
eux aussi. La grande théorie, c'était que les gens qui avaient eu SRAS-3
-et s'en étaient sortis- étaient protégés contre SRAS-4. Une maladie qui
immunise d'une autre ? Arrêtez de délirer, les mecs !
Mais j'en reviens à mon paternel... Il était lancé :
- Brendan, si je meurs, je ne veux pas que tu te laisses embarquer par les
militaires pour qu'ils t'enferment en camp de retention. Je veux que tu
cherches l'antenne Better
Tomorrow la plus proche. Ils... ils te
protègeront.
Pour les retardataires, Better Tomorrow c'est une espèce de groupe genre
religieux qui recueille les Absous isolés, leur donne à manger, des
fringues, des trucs comme ça. Pour les autres, les non-immunisés, c'est
même pas la peine : S-4 les lessive en moins d'une semaine.
- Promets-moi, mon fils, promets-moi... gémissait mon père dans la cave.
Il n'avait jamais prononcé mon prénom autant de fois.
- Oui, p'pa. Je le ferai. Mais ne parle pas comme ça.
Il s'est mis à pleurer. Je n'ai pas trop su quoi dire.
Quatre jours après, il a commencé à tousser comme un malade, sans
pouvoir s'arrêter. De petites ecchymoses brunes sont apparues sur son
cou et ses avant-bras... C'était râpé.
Une semaine plus tard, il était mort.
Sur le coup j'ai chialé mais je me suis ressaisi assez vite : mon père
m'avait élevé seul, ma mère avait foutu le camp quand j'étais très jeune,
et je n'avais pas de frère et soeur alors bon... je savais me débrouiller.
Mais quand même, ça m'en foutait un coup.
Alors voilà, je l'ai enterré. Ou plutôt... à moitié enterré.
Ce soir, il faut que je me repose parce que demain, on taille la route ! La
mission Better Tomorrow la plus proche est à deux semaines de marche, à
environ 80 bornes au sud de la ville, au bord de la mer. C'est ça leur truc,
à Better Tomorrow : rassembler les Absous pour construire un bateau et
partir sur les océans, émigrer vers une île où il n'y a pas de SRAS-4, et re-
peupler la Terre. Mortel ! En tout cas, ça risque d'être sympa.
Je vais vérifier de nouveau mon sac que j'ai gavé de boîtes de conserves
et de bouteilles d'eau minérales. Je suis allé me servir dans le
supermarché désert qui se trouve de l'autre côté du lotissement : il y a
une réserve qui a échappé au pillage d'une bande d'Absous il y a un mois.
L'Armée les a mis en fuite, mais les voyous ont incendié la station-service,
et quand les réservoirs ont explosé, les murs de la maison ont tremblé et
les flammes montaient à cent mètres dans le ciel ! Wow, ça déchirait ! Le
feu a même détruit une partie des grandes lettres sur le toit du
supermarché : maintenant, on peut juste lire "E. LEC", tout le reste a
cramé.
Bon, allez, vérification du sac !
J'ai fait un bref signe de croix en direction de la tombe de mon père, et je
suis retourné dans le salon allumer les bougies. La nuit était déjà tombée,
je ne l'avais même pas remarqué.
*
* *
Deux jours de perdus ! J'y crois pas !
J'avais traversé la ville du Nord au Sud et ça s'était plutôt bien passé :
j'avais failli me faire repérer par une patrouille de soldats et tomber nez à
nez avec une bande de maraudeurs Absous qui zonaient près de
l'ancienne FNAC transformée en mausolée, mais in extremis, je les avais
évitées toutes les deux. Ma bonne étoile, qu'est-ce que vous croyez ?
Et là, patatras : le seul pont encore en état pour traverser les deux bras
du fleuve est bloqué par une sorte de gang de zonards, punks à chiens et
tout. Ils sont une vingtaine, que des mecs et pas mal de clébards.
Que faire ? Mon père m'avait dit que le prochain pont praticable était à
trente kilomètres à l'Ouest, vers la mer. Quant aux autres, l'Armée les a
tous fait sauter.
Je suis resté presque deux jours planqué là, dans un ancien atelier
abandonné en face du fleuve. Des combles, je les apercevais. Dès que
j'entendais du bruit, je rampais fébrilement vers le trou dans le toit,
espérant les voir déguerpir. Ils n'ont vraiment pas l'air commode. L'autre
jour, ils ont fait sa fête à un type atteint de SRAS-3 qui s'est approché
d'eux en titubant. De loin, dans mon poste d'observation, j'arrivais à
distinguer le teint cireux de sa peau et le flot de bave qui s'écoulait sans
discontinuer de sa bouche. C'est comme ça que ça marchait : flot de bave,
fièvre, peau jaune voulaient dire SRAS-3. Hématomes bruns sur le corps
et respiration caverneuse : SRAS-4. Moi, quitte à choisir, je préfèrerais
mourir
de
SRAS-4
plutôt
que
SRAS-3.
Toute
cette
bave,
c'est
dégueulasse.
Enfin bref, quant ce pauvre type est arrivé sur le pont, les zonards l'ont
aussitôt repoussé avec de grandes perches et des barres-à-mine et
ensuite, ils l'ont poussé par dessus le parapet, dans le fleuve, les enfoirés.
Le mec hurlait. Atroce. Pas pu trouver le sommeil ce soir-là. Vous
comprenez que je ne tiens pas trop à m'approcher d'eux.
Alors bon, le reste du temps, je grignote dans mes conserves, je dors et
joue avec mon Rubik's Cube. C'est con : mon Blackberry 70M n'a plus de
batterie et il n'y a plus de courant pour le recharger. Alors, j'ai emporté ce
cube multicolore dans mon sac. Vous rigolez, mais ça aide à passer le
temps : maintenant, j'arrive à le finir en deux minutes.
Soudain, en début d'après-midi, miracle ! Un véhicule avant blindé de
l'Armée a fait irruption depuis l'Avenue Clamozy et a immédiatement
commencé à allumer les punks au fusil-mitrailleur. Délire ! Quatre
maraudeurs sont tombés, d'autres ont sauté dans le fleuve, et le reste
s'est barré vers le Sud, hors de la ville. Le camion s'est arrête, un soldat
en combinaison noire est descendu et a bombé les quatre corps avec un
truc fluo, puis il a regagné le véhicule et ils ont foncé droit dans la
direction où les punks venaient de fuir.
C'était le moment ! J'ai saisi mon sac, descendu hyper-vite le vieil escalier
jonché de détritus de l'atelier et ai couru sur le pont. On sentait encore
bien l'odeur de poudre, j'hallucinais ! Quand je suis passé près des corps
au sol, j'ai détourné les yeux. Il me semble qu'il y en a un qui bougeait
encore mais je ne me suis pas attardé, vous comprenez bien. En dix
minutes, j'étais de l'autre côté. Gagné !
Je n'ai pas traîné pour ne pas tomber sur les punks Absous ou sur les
militaires, et j'ai pris en oblique par la voie ferrée désaffectée qui passe
par la grande banlieue Sud-Ouest, pile poil ma direction. Quasiment
toutes les baraques et immeubles y ont brûlé, mais la semaine entière de
pluie de septembre dernier a tout éteint. C'est juste l'odeur qui est dure à
supporter. Mais j'aperçois déjà au loin les étendues vertes des premiers
paturages communautaires. Demain, j'aurai quitté la ville.
Ce soir, après ces émotions, je vais m'offrir un petit somme dans une
cabane abandonnée près de la voie ferrée. J'avais imaginé dormir sur
l'une des banquettes d'un resto Quick aperçu non loin des rails mais j'ai
dû laisser tomber. Dans les frigos privés d'électricité depuis trois mois, la
bouffe avait pourri. La puanteur qui s'en dégageait était une véritable
infection.
En plus, ça grouillait de rats.
*
* *
Putain, ce que je suis crevé... Vu que ça fait cinq jours que je marche et
que je n'ai pas trop le moral pour écrire, je vais me contenter de relater
quelques scènes de mon voyage. J'ai carrément l'impression que tout fout
le camp.
Il règne une sale ambiance, c'est le moins que l'on puisse dire. Par
exemple, le premier jour. J'ai eu une envie pressante et je me suis arrêté
devant un corps de ferme abandonné. J'ai appelé "Il y a quelqu'un ?" en
sachant bien qu'il y avait peu de chances pour qu'on me réponde et pas
loupé, je n'ai eu que le silence en retour. Alors j'ai contourné le bâtiment
principal pour être au calme et faire mes besoins tranquilles... et paf ! Je
suis tombé sur eux, les habitants de la ferme. Enfin, ce qu'il en restait. Ils
étaient quatre, recroquevillés sur le sol noirci. Je ne sais pas comment ils
s'y sont pris, mais je pense qu'ils ont dû s'immoler, parce que j'ai vu, à
côté des cadavres, un bidon de trente litres d'essence complètement
calciné. Les flammes avaient léché le mur de la ferme, le lierre en avait
pris un coup mais l'ensemble avait assez bien resisté. J'avais plus trop
envie de traîner par là, vous comprenez bien, alors j'ai reculé. A côté des
silhouettes difformes, il y en avait une plus petite. Quand j'ai compris ce
que c'était, je me suis mis à courir, pour mettre le plus de distance entre
moi et ce trou d'Enfer. Dans leur désespoir et leur volonté d'en finir, ces
gens avait également immolé leur propre chien.
N'empêche que ça m'avait secoué, cette vision. Comment peut-on en
arriver là ? Enfin bon, moi j'irai jusqu'au bout. J'ai une mission : atteindre
Better Tomorrow, et j'y arriverai !
Le lendemain, après avoir dormi sous un arbre plusieurs fois centenaire
(tiens, les plantes peuvent-elles choper la maladie ? Et les animaux ?)
donc après m'être remis en route, je suis entré dans un petit village
médiéval au bord d'une rivière et là, j'ai commencé à chercher un peu de
flotte et de bouffe, histoire de recharger. J'ai aperçu une petite place avec
un vieux marché couvert et une enseigne ECO-U délavée de l'autre côté.
Super, j'ai pensé, elle a peut-être échappé au pillage ! Deux-trois boîtes
de raviolis et je recommencerai à croire en Dieu.
J'ai pu entrer par la vitrine défoncée et en passant sous un amoncellement
de cadis, j'ai atteint les rayons. Il ne restait rien d'intéressant mais,
derrière un distributeur de Coca, j'ai mis la main sur une boîte familiale de
miettes de thon. Expire à fin 2012. Bien joué, Brend' !
J'ai pensé me poser ici une journée, trouver une maison où je pourrais
pioncer un bon coup... et soudain quelque chose a attiré mon regard.
Sous le toit en bois du vieux marché, il y avait un truc qui pendait. Je me
doutais bien de ce que c'était mais je me suis approché quand même. Pas
pu m'en empêcher. Je dois commencer à développer un penchant pour ce
genre de choses, c'est inquiétant.
Attaché par les pieds à l'une des robustes poutres supportant l'armature
du toit, le corps d'un homme balançait doucement au gré du halètement
des airs, le silence tranquille de la scène uniquement troublé par le
grincement de la corde brune frottant contre le bois rugueux. Il était
entèrement nu, mais ce qui m'a choqué, ce n'est pas la vilaine teinte
cireuse de la peau, les pauvres organes génitaux rabougris, mais la figure
du pauvre type : dans sa bouche et ses yeux, on avait enfoncé de la
paille. Sur son ventre, un panneau de carton avec écrit dessus : "PILLAR".
Plus facile de lyncher un pauvre gars que d'apprendre l'orthographe, pas
vrai les mecs ? Putain d'enfoirés.
Et si les gens qui vivent encore ici, s'il y en a, me tombaient dessus ? Pas
question de traîner. Direction la sortie du village et ensuite droit vers le
Sud, moi, mon sac et mes miettes de thon.
Et puis avant-hier, mon premier contact depuis des jours avec un être
humain vivant. Devant la place centrale de Crussy, la préfecture du
département. Sur les marches de l'église, il y avait un homme assis. Je
traversais les rues de nuit, la lueur de la pleine lune constituant alors un
précieux atout. Bizarre, quand même : plus aucune patrouille de militaires
depuis que j'ai quitté la ville, il y a cinq jours.
Sur la place éclairée par la lune ronde qui la faisait resplendir comme en
plein midi, j'ai aperçu ce petit homme déjà âgé, au crâne dégarni, sur les
marches de l'ancienne église romane aux colonnes immaculées. Je me
suis approché : sous l'éclairage blafard de l'astre nocturne, j'ai vu briller le
minuscule crucifix argenté sur le revers de sa veste défaite. Un prêtre :
bonne pioche. Je pourrais peut-être me confesser, rapport à mon père que
je n'avais pas fini d'enterrer... C'est con mais ça me taraudait depuis trois
jours.
Et puis, qui sait, il sera peut-être d'accord pour m'accompagner jusqu'à
Better Tomorrow ?
J'étais maintenant à trois mètres de lui.
- Mon Père ? ai-je demandé doucement.
Silence.
- Mon Père ? j'ai fait, un peu plus fort.
Il a relevé la tête. J'ai immédiatement vu la bave grise au coin de ses
lèvres. Il n'en avait sans doute plus pour très longtemps. Sous la lune, ses
yeux cernés semblaient deux puits noirs, reflets funestes d'une âme au
fond de l'abyme.
- Mon fils, repends-toi, il a dit.
- Pourquoi ?
- Repends-toi pour les pêchés de l'humanité, mon fils.
- Je ne peux pas, mon Père.
- Tu ne peux pas te repentir pour Jesus Christ, le Fils de l'Homme ?
- Non.
- Et pourquoi donc ?
- Parce que je suis un Absous, mon Père.
Silence, de nouveau. Mes mots l'avaient visiblement touché. De sa bouche
pendante, un filet de bave s'est écoulé. En tombant sur le sol, il a fait
"ploc".
- Mon Père, j'ai repris, voulez-vous m'accompagner à l'antenne Better
Tomorrow ?
- Il n'y a pas d'antenne Better Tomorrow, fils, a-t-il répondu.
- Pardon ?
- Il n'y a pas de Better Tomorrow.
- Qu'en savez vous ?
- Parce que Armageddon me l'a dit.
Complètement siphonné, ce curé.
- Armageddon et les trompettes de Jéricho, mon fils, a-t-il reprit. Tends
l'oreille et tu les entendras.
- Je vais y aller, mon Père.
- Armageddon...
J'ai tourné le dos au pauvre type et j'ai hâté le pas. La place était déserte.
Pas un son.
Vivement que j'arrive, j'ai pensé. Les conneries, ça commence à bien
faire. Derrière moi, le curé m'a apostrophé :
- Repends-toi, Absous, Armageddon arrive ! Il me l'a dit !
- Merde, mon Père.
J'ai couru sous la lune, dans les rues désertes. Si le curé m'avait
poursuivi, je l'aurais étalé. J'en suis capable : j'ai quand même fait deux
mois de tae-kwon-do.
*
* *
Mon voyage s'achève. Je les ai trouvés. Au bord de la mer, le long de
cette plage jonchée de détritus qui mettront des millénaires à disparaître.
En tout cas, qui dureront beaucoup plus longtemps que nous, les humains.
J'ai aperçu cette grande villa que je cherchai depuis le matin, deux jours
après ma rencontre avec le curé illuminé. Flottant dans l'air, agitée
mollement par le vent, la banderole qui pendait du toit semblait une bien
dérisoire invitation, avec juste ces quelques lettres lisibles dans les plis du
tissu : "Better Tom". C'est marrant, ça m'a fait penser au "E. LEC" du
supermarché qui a brûlé pas loin de chez moi. J'ai commencé à avoir un
mauvais pressentiment mais j'ai quand même hâté le pas.
En haut des marches de la villa démesurée, j'ai actionné le heurtoir en
forme de tête d'éléphant de la porte d'entrée. C'est con, mais je me
voyais pas faire irruption comme ça, donc j'ai frappé. Et j'ai attendu. Là
encore, le silence.
Alors, j'ai contourné le mur d'un patio à gauche et je les ai découverts
dans le jardin qui surplombait la plage. Ils devaient être une vingtaine, à
peu près autant d'hommes que de femmes, inanimés. J'ai vu aussi les
jattes encore remplies d'une eau devenue saumâtre, les bouteilles de
whisky et de gin par terre, les centaines de capsules beige et rouge dans
le sable, les petites boîtes d'emballage qui s'étalaient par dizaines sur la
véranda, la table de pique-nique, le petit escalier qui menait à la mer, des
dizaines de boîtes où étaient inscrits ces mots fatidiques bien connus de
ceux qui partent pour le long séjour dont on ne revient pas : Fenergan,
Atharax, Mogadon, Valium. Il avaient sûrement dévalisé la pharmacie du
coin.
Better Tomorrow... Je ne vous en veux pas.
Alors, adossé au mur du patio, je me suis mis à pleurer, à pleurer et j'ai
bien cru que je ne pourrais jamais m'arrêter, que j'allais me dessécher
pour ne plus faire qu'un avec ce sable que j'aime, et mes larmes allaient
former une rivière et se jeter dans l'ocean qui, sous le soleil impérial,
resplendissait comme un miroir ardent.
*
* *
C'est la fin de la journée et je suis resté sur la plage depuis le début de
l'après-midi. Il faut que je me mette en recherche d'un abri pour passer la
nuit. Pas question de dormir dans la maison de Better Tomorrow.
J'ai allumé un petit feu et mangé ce qui restait des miettes de thon. Avant
cela, j'ai ouvert les yeux le plus longtemps possible pour ne rien perdre du
coucher de soleil. Malgré les larmes qui coulaient, j'ai tenu à le regarder :
Ra, le Père de toute vie.
Jamais je ne me suis senti aussi seul.
Maintenant la nuit est tombée. Je commence à avoir froid. Derrière moi,
les flammes meurent petit à petit.
Putain, ce que je suis crevé... Tout à l'heure, en approchant du feu pour
remuer les braises, j'ai cru voir de petites ecchymoses brunes sur mes
avant-bras. Mais c'était peut-être un reflet.
Je vais m'allonger un peu, attendre... Demain, si j'arrive à me lever, je
reprendrai la route de la ville et je retournerai finir d'enterrer mon père.
Ensuite, je m'allongerai près de lui et je regarderai les étoiles, ces
diamants célestes qui illumineront par millions mon dernier soir sur la
Terre.
J'ai posé ma joue sur le sable frais, en ai caressé doucement chaque
grain. J'ai humé l'iode, bercé par le son du ressac rassurant.
Finalement, j'ai fermé les yeux.
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