Le soir autour des maisons
63 pages
Français

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Le soir autour des maisons , livre ebook

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Description

Dans le petit village de La Garde, charmant microcosme de province peuplé de personnages insolites, Brune-Olive est la plus respectée de tous. Avant de dire adieu au monde, elle fait promettre à sa meilleure amie de prendre soin de la libido de son mari, Roland, lorsqu'il sera devenu veuf. Une perspective qui n'est pas pour réjouir la timide et discrète Solange, mariée, elle-même, à un très égoïste et ombrageux époux.
Afin de rester à jamais présente dans le cœur de ses proches, Brune-Olive décide également d'écrire des centaines de lettres en prévision de tous les événements probables (et même improbables) auxquels ses chers concitoyens seront confrontés un jour où l'autre : promotion, licenciement, retraite, divorce, maternité, déménagement, etc. Roland, son époux, aura la lourde responsabilité de les faire parvenir à chaque habitant après la mort de sa femme. Mais une fois Brune-Olive enterrée et pleurée, Solange s'acquitte avec une étonnante application de sa mission auprès de Roland. Dans l'euphorie du moment, les cartons contenant les précieuses lettres sont renversés. Parvenant dès lors aux mauvais destinataires, les écrits faussement post-mortem de Brune-Olive sèment la confusion dans le village...


On ne s'ennuie jamais avec Murielle Levraud. Dans cette comédie farfelue, elle multiplie pour notre plus grand plaisir les situations invraisemblables, les quiproquos surréalistes et les coups de théâtre réjouissants. De son écriture enjouée qui regorge d'ingénieuses trouvailles, Murielle Levraud compose un univers naïf (au sens pictural du terme), ludique, enfantin et léger (même lorsqu'il s'agit d'y dépeindre des sujets graves) qui n'appartient qu'à elle.





Chapitre 5
Solange un instant


La discrétion de Solange ne venait pas simplement du fait qu'elle était née le jour où un arbre avait traversé la ville. Elle se plaisait à n'être qu'un individu dans la foule, personne et tout le monde à la fois. Un petit pois dans une boîte de petits pois. Cet état la rassurait, la contentait tout à fait. Son mari Paulet l'aimait pour cela, il aimait qu'elle n'attirât pas les regards, et qu'on ne vît que lui. Il l'aimait surtout, et d'abord, parce qu'elle avait fait de lui un homme.
Très tôt orphelin, Paulet avait été recueilli, avec ses quatre sœurs aînées, par une vieille tante amère, veuve de guerre sans enfants, qui s'était trouvée bien embarrassée par l'arrivée d'une telle nichée. Bien qu'elle les eusse laissés vivre sous son toit, elle ne s'occupa guère de leur éducation. Heureusement, les fillettes étaient dégourdies et surent s'occuper des tâches du foyer. Mais elles restaient tout de même des enfants. Les soins qu'elles donnèrent au bébé Paulet firent de lui autant une poupée qu'un nourrisson, et cela dura longtemps. Tous les jours, Paulet passait entre quatre paires de mains qui, tour à tour, le déshabillaient, le baignaient, le rhabillaient, le coiffaient, le houspillaient pour une bêtise imaginaire, le consolaient d'une peine tout aussi imaginaire, et cela sans qu'il pût dire un mot, tout poupon qu'il était. D'avoir été élevé ainsi par ses quatre sœurs, dans leur joie enfantine, avait fait de Paulet un petit garçon qui, quatre fois par jour, changeait de robe, de petites bottines, de rubans de cheveux, et quatre fois par jour mangeait, en plus des repas, une purée épaisse et douteuse. À sept ans, moment où tous les garçons de son âge tiraient à la fronde, pêchaient des grenouilles, chapardaient les prunes du voisin, Paulet était une grosse petite fille.
Ce fut ainsi que le vit Solange pour la première fois, un jour de rentrée des classes dans la cour de l'école. Il sentait bien que quelque chose n'allait pas, depuis un moment déjà. Il était désemparé. Solange, de son côté, petite fille pour de vrai, était nouvelle, ne connaissait personne, ne se souvenait déjà plus du chemin pour retourner chez elle. Elle aussi était désemparée. Pour revenir de l'école, elle pensait que Paulet pourrait la guider. Et puis, elles pourraient devenir amies, toutes les deux.
À la sortie de la classe, sur la route du retour, la petite Solange avait perdu sourire et regard joyeux devant la détresse du petit Paulet en larmes. Alors c'était un garçon, et il portait des habits de fille, et il était malheureux. Elle décida de l'aider et se mit à la couture. Très vite, d'un œil sûr, et grâce à ses doigts de fée dont le talent se révéla à cette occasion, elle fit des jambes à ses robes, elle dégonfla ses manches bouffantes, elle épointa ses cols, et coupa même ses cheveux. Pour les chaussures, Paulet, heureux de l'aide enthousiaste de sa nouvelle amie, se chargea d'en casser les petits talons, d'arracher les pompons, et enfin, tout entier, il eut l'air d'un garçon. Il était content. Tous les matins et tous les soirs, il prenait Solange par la main, fièrement, et, liés ainsi, ils allaient et revenaient de l'école.
Solange était rassurée de ne pas être perdue. Il était celui qui connaissait le chemin de la maison. Elle avait fait de Paulet un homme. Leur vie à deux commença à ce moment-là, dans la cour de l'école où, ensemble, ils se désolaient de la perte d'une bille, se réjouissaient, à la marelle, d'une arrivée au paradis ; ensemble toujours, ils partagèrent le même bonnet d'âne (trois fois), le même prix de fin d'année (une fois seulement). Ensemble, main dans la main, jamais l'un sans l'autre. Pour Paulet, Solange était d'évidence celle qui l'accompagnerait toute sa vie, celle qui lui laisserait toute la place parce qu'il en demandait beaucoup ; pour Solange, Paulet était celui qui l'abriterait des regards. Ainsi chacun se rassurait de la présence de l'autre. Très tôt, ils se marièrent, lui dans un costume bleu pâle qui allait bien avec ses yeux clairs, avec son regard froid et rêveur, elle dans une robe en forme de cloche. Elle l'avait cousue elle-même.
Ils eurent des enfants, deux garçons qui, dès le premier âge, ne perdirent jamais une occasion de se chamailler, se griffer les joues, se pousser dans les flaques, à la grande joie de Paulet qui découvrit alors les jeux de garçon sous l'œil inquiet, souvent affolé, de Solange qui, elle, découvrit l'usage de l'armoire à pharmacie. " C'est de leur âge, la rassurait Paulet, et puis ce sont des garçons, ils doivent éprouver leur force. " Solange n'en croyait pas un mot, mais elle acquiesçait tout de même, pour faire plaisir à Paulet, qui retombait en enfance. Dès qu'il revenait de son travail, dès qu'il avait rempli les obligations de sa vie d'adulte, il abandonnait son sérieux, et partait avec les garçons courir dans l'herbe, monter aux arbres, marcher sur une planche en s'imaginant au bord d'un ravin, tomber dans le ravin, appeler à l'aide, être sauvé. Solange souriait de ces aventures, toujours les mêmes, dont ils ne se lassaient pas, et se demandait quelquefois, en pouffant, lequel des trois elle avait bien pu épouser.
Il y eut des dimanches de pure folie, pendant lesquels l'aventure était totale, les héros étaient radieux ; Solange assistait au spectacle de loin (elle était une fille, elle n'avait pas le droit de jouer), une main sur la boîte à pharmacie, applaudissant aux coups d'éclat, les prévenant des dangers de l'opération. De belles journées. Une fois seulement, le jeu avait mal tourné. " À cause d'elle ! " s'étaient indignés les garçons d'un regard lourd de reproches à Solange, et comme ils étaient trois, qu'elle était une, et qu'ils étaient de mauvaise foi, l'histoire familiale leur donna raison à eux. Mais au cours de cette aventure-là, le fait est qu'ils avaient exagéré, insistant pour que Solange y participât. " C'est un rôle passif, l'avait convaincue Paulet, tu n'auras rien à faire, et tu seras aux premières loges, tu vivras l'histoire de l'intérieur. Solange, cela ferait plaisir aux petits, tu sais, de jouer aussi avec leur maman. " C'était une histoire d'Indiens et de cow-boys. Tout d'abord, les Indiens capturaient une femme blanche, la ligotaient à leur totem. Ensuite ils se battaient contre les cow-boys, et la femme blanche était libérée, et c'était bien. Solange fut capturée sauvagement et ligotée sans ménagement à un pommier envahi de fourmis rouges. " Femme blanche crie, elle va nous faire repérer, bâillonnons-la. " Puis les Indiens passèrent un long moment à hésiter sur le choix de leurs prénoms. " Aigle foudroyant " ou bien " Aigle galopant ", " Bison foudroyant " ou bien " Bison galopant ", ou alors...
" Squaw tortillante qui voit des fourmis partout et qui dit des gros mots " avait stoppé net l'aventure et leur avait fait beaucoup de peine de se révéler une aussi mauvaise joueuse. Solange, de retour près de la boîte à pharmacie, tentant de calmer ses démangeaisons, s'était demandé, dans une colère sourde, pourquoi elle en avait épousé un des trois, et pourquoi – pourquoi ! ? –, avec celui-là, elle en avait fait deux autres identiques.
Bientôt, le temps qui passe fit son œuvre, promenant les jeux des enfants jusqu'à leurs ambitions. Ils quittèrent la maison pour vivre leur vie, et laissèrent leurs parents vivre la leur à La Garde, dans un quotidien ronronnant qui s'étalait doucement au rythme des saisons. Paulet restait roitelet du ménage. Solange, épouse exemplaire, se plaisait là, près de lui, en retrait, attentive à ses humeurs, aimante et docile.













Muriel Levraud


Le Soir, autour des maisons













Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 20 décembre 2012
Nombre de lectures 47
EAN13 9782260020066
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0097€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

couverture

DU MÊME AUTEUR

N'allez pas croire qu'ailleurs l'herbe soit plus verte... elle est plus loin, et puis c'est tout,

Robert Laffont, 2005

MURIELLE LEVRAUD

LE SOIR
 AUTOUR DES MAISONS

roman

images
1

Épisode un

Ni Solange ni Paulet ne s'était jamais habitué au réveil de l'autre. Il était lève-tôt, elle voulait dormir encore. Paulet, tenant à trouver son petit déjeuner prêt sur la table, exprès pour lui, par ses soins à elle, poussait Solange hors du lit, d'une main, de deux mains, de tout son poids, et Solange s'agrippait à lui, le retenait sous les draps avec force et grognements. Cela durait cinq bonnes minutes jusqu'au moment où l'esprit de Solange, lassé de ces remuements, remontait à la surface et commençait à s'éparpiller dans le petit matin. Alors elle se levait et, à pas somnolents, se dirigeait vers la cuisine. Vingt minutes plus tard, tout frais toiletté, Paulet trouvait la table mise, le café chaud, les tartines beurrées et s'installait, un œil sur la fenêtre, une oreille collée au poste de radio, devant une Solange à demi ensommeillée, qui bâillait à s'en décrocher la mâchoire et dont le regard portait le regret de la nuit avortée. Paulet n'aimait pas cette vision matinale.

— Solange, enfin, va t'habiller, disait-il d'une voix froide.

Comment pouvait-elle se montrer ainsi ? Il ne le comprenait pas. Lui, il était toujours bien mis. Si quelqu'un se présentait à la porte à ce moment-là, il serait présentable. Alors qu'elle...

Un matin, on avait frappé, et Solange avait ouvert. Lui n'avait pas osé. C'était un samedi, il était six heures et demie. Il se trouvait beau, elle était à moitié endormie, échevelée, son pyjama froissé. Il avait attendu qu'on frappât une deuxième fois pour vérifier qu'on avait bien frappé une première fois. Puis il avait regardé sa montre d'un air furieux.

— On ne vient pas chez les gens à une heure pareille, qu'est-ce que cela veut dire ?

C'était très intimidant que quelqu'un fût devant sa porte pendant le petit déjeuner. Il avait regardé Solange qui retenait un bâillement, comme pour éviter de se faire remarquer, et avait décidé de l'envoyer au front.

— Vas-y, Solange, va voir ce que c'est. On ne frappe pas chez les gens à une heure pareille.

Sous la surprise de cet appel, elle avait éternué son bâillement, puis elle s'était levée, frottant ses yeux, tentant d'aplatir ses cheveux, tirant sur les plis de sa veste de pyjama. Derrière la porte, il y avait la même femme qu'elle, échevelée, traits ensommeillés, bâillant paisiblement. C'était Brune-Olive. Elle avait parlé d'une traite.

— Bonjour, madame, je suis désolée de vous déranger à cette heure-ci. Je me permets de frapper parce que j'ai vu de la lumière. Je ne vous ai pas réveillée, au moins ? Mon mari et moi, nous sommes vos nouveaux voisins. Aujourd'hui, nous allons à la pêche. Nous pique-niquerons là-bas, et figurez-vous qu'au moment de préparer le café pour la bouteille Thermos, devinez quoi ?... Plus de café. Est-ce que, par hasard, je pourrais vous en emprunter ? Je vous le rapporterai demain, ou lundi... Ou pourquoi ne viendriez-vous pas prendre l'apéritif demain ? Nous ferions connaissance, nous serions ravis de vous recevoir, votre mari et vous, si vous n'êtes pas occupés ailleurs, bien sûr.

Solange avait adoré Brune-Olive dès cette première rencontre. Cette femme était comme elle au saut du lit, et nettement mieux ensuite. Elle n'hésitait pas à se montrer dans la rue en tenue de nuit et en cheveux. Elle avait l'air de se moquer de ce qu'on pût penser d'elle. Solange en était admirative, elle n'aurait jamais osé faire une chose pareille. Paulet aurait refusé qu'on la vît ainsi.

Celui-là, qui avait tout entendu, s'était approché de l'entrée, pour voir à quoi ressemblait cette nouvelle voisine. Dès le premier coup d'œil posé sur Brune-Olive, il avait su qu'il ne l'aimerait pas, une femme qui se promène à moitié nue, qui oublie où elle range le café, qui frappe chez les gens à une heure pareille. Il avait plaint son mari. « D'ailleurs, avait-il pensé, cet apéritif, c'est une bonne idée. J'en profiterai pour lui parler. Il a certainement besoin de mes conseils. » Brune-Olive avait eu la même prévention contre Paulet, et le même élan de compassion envers Solange. Elle y pensait encore quelques heures plus tard, au bord de l'étang, assise près de son mari Roland. Il venait de jeter sa ligne et contemplait le bouchon sans ciller, fasciné à l'idée qu'il pût se passer quelque chose sous l'eau tranquille. Brune-Olive faisait cela aussi, mais sans fascination, et très vite ses pensées revenaient au petit matin. Un frisson parcourut le bouchon, Roland avança sa main, ferma ses doigts sur la canne, suspendit son souffle. Brune-Olive lui aplatit le poignet comme elle le faisait toujours quand elle lui adressait la parole :

— Je suis sûre qu'il la force à se lever tôt pour lui préparer son petit déjeuner. Elle était tout endormie, et lui, impeccable. Il pourrait se préparer son café tout seul, quand même. Je suis sûre qu'il la réveille exprès. Le mufle.

Elle hocha le menton, et se tut. Roland pinça les lèvres, remonta sa ligne, constata que l'hameçon était vide, le regarnit. Brune-Olive avança le nez sur l'opération, puis repartit dans ses pensées. Roland envoya sa ligne à l'eau, posa ses yeux sur le bouchon. Au bout de quelques minutes, une nouvelle touche le fit frissonner. Roland avança sa main. Un deuxième frisson, plus insistant. Il ferma ses doigts sur la canne. Brune-Olive emballa le tout d'un geste brusque.

— Elle, je l'aime bien, dit-elle. Une petite bonne femme toute timide, la mine joyeuse. Tu vois, elle me rappelle...

Elle se tut, pensive, lâcha le poignet de Roland, et, à sa grande surprise à lui, la touche était encore là. Il empoigna la canne et s'apprêta à ferrer.

— Personne, à vrai dire, s'exclama Brune-Olive d'une nouvelle tape sur sa main, mais elle me donne l'impression d'être une copine d'enfance, c'est bizarre, non ?... Roland ?...

Roland regarda sa femme d'un œil mécontent, puis remonta sa ligne en soupirant, regarnit l'hameçon. Il arrivait que Roland, pendant ces parties de pêche, fût pris de sautes d'humeur silencieuses. Si elle ne les comprenait pas, Brune-Olive les reconnaissait et préférait se taire. Elle croisa ses mains sur ses genoux. Mais poursuivit tout de même.

— Tu me diras ce que tu en penses, quand ils viendront pour l'apéritif. Peut-être que nous allons bien nous entendre, avec nos nouveaux voisins. Nous sommes dans les mêmes âges, la cinquantaine, bientôt. Peut-être que nous devrions les garder à déjeuner... Qu'est-ce que je pourrais leur faire à manger ? Si jamais nous les gardons à déjeuner.

Roland regarda son bouchon, et soupira doucement.

— Du poisson, ce serait bien.

2

Canopée surprise

Pendant longtemps, La Garde n'avait été qu'un hameau isolé. À travers l'herbe reine, on comptait tout juste huit maisons, peut-être neuf, peut-être dix, tout dépendait de la taille de l'herbe, et si on se tenait accroupi ou sur la pointe des pieds. C'est discrètement que la ville s'était approchée. Une maison, puis deux s'étaient posées le long de la route, puis d'autres encore, par troupeau (on dit lotissement pour les maisons), envahissant les champs, dessouchant les arbres, faisant reculer la campagne plus loin, dans le fond. Bientôt, le hameau devint un huitième de ville. Un quartier, pour se donner une idée par rapport aux mandarines. Toutefois, même citadine, La Garde était restée bucolique car autour des maisons, pour faire joli, on avait laissé de l'herbe, et derrière il y avait encore des chemins de promenade au détour desquels restaient des bois, des prés, une mare ici, une clairière là, et, sur le bord des fossés, des fleurs sauvages, et cela, c'était bien gentil de laisser de la place aux fleurs sauvages.

Josefa les cueillait toutes.

— Des fleurs échappées du jardin, tu te rends compte ? dit-elle à Diane, chez qui elle vivait depuis peu. Je crois bien que je les ai rattrapées à temps. Je vais de ce pas les replanter sur la bordure.

L'esprit de Josefa échappait quelquefois à la raison. Cela lui allait à merveille. À bientôt soixante ans, elle gardait cet air de sortir d'une centrifugeuse, yeux écarquillés, sourire égaré au bord des lèvres, cheveux ébouriffés, grisonnants maintenant, partant vers le haut et l'arrière dans une volumineuse crinière, trop courte pour un lion. Mais, pour un sanglier, c'était bien.

— Je lui laisse faire sa promenade du matin, ricanait Diane. Un jour, elle trouvera des truffes.

Fraîche retraitée, celle-ci passait son temps immobile derrière les carreaux de sa fenêtre, le regard vissé sur le dehors. Sa maison, située en haut de la rue, face à l'arrêt de bus et à la barre de boîtes aux lettres, donnait à voir le spectacle de la vie de tous les jours. Diane ne s'en préoccupait pas, elle attendait autre chose.

— Le café est-il prêt ? demanda-t-elle.

Josefa dressa la table du petit déjeuner dans une application soignée, sous l'œil fasciné et gourmand de Diane. Chaque matin, pour ce moment-là, la femme immobile s'arrachait à sa fenêtre et se réjouissait de son premier petit festin. Elle s'assit devant sa tasse et, encore une fois, se félicita du jour où elle avait recueilli Josefa. Diane n'avait jamais été une femme d'intérieur, et elle n'avait pas l'intention de le devenir. Josefa était une ménagère parfaite, une cuisinière excellente, et même une jardinière aux doigts verts. Diane se servit une tasse de café, y plongea de moitié un sucre, le regarda brunir, le laissa glisser jusqu'au fond et l'aplatit avec sa petite cuillère, comme on fait avec les gens dont on veut se débarrasser. Elle passa la table en revue : beurre, miel, confiture, tartines grillées. Elle se figea, ses sourcils s'étonnèrent. Entre le miel et le beurre se trouvait un biscuit roulé, entamé. Pendant un instant, il n'y eut pas un mouvement, pas un bruit au-dessus de la table. Josefa leva les yeux vers Diane, et devina la surprise. « Qu'est-ce que ce biscuit roulé ? Où est le morceau qui manque ? » allait demander Diane d'une aigre voix. Alors qu'elle le savait très bien. Josefa soupira.

— J'ai préparé un casse-croûte ce matin pour Baratte. Il partait à la pêche.

Diane fronça le nez.

— Tu as vu Baratte, constata-t-elle, mécontente.

— Je peux bien le voir, c'est tout de même mon mari.

Le mari en question habitait la maison d'en face, de l'autre côté de la rue. Cette maison-là, pour son malheur et celui du couple Baratte, avait été le lieu, de nombreux mois auparavant, d'un événement tout à fait choquant, celui-là même qui faisait qu'à ce jour l'esprit de Josefa échappait quelquefois à la raison, et qui faisait aussi, en conséquence, que Diane, l'accueillant, avait une maison et un potager si bien tenus, un ventre si bien rempli.

— Tu as vu Baratte, répéta-t-elle, contrariée.

Elle repoussa sa tasse. La nouvelle lui coupait l'appétit. Elle n'aimait pas que Josefa rencontrât son mari sans qu'elle fût présente pour contrôler la situation. Depuis qu'elle l'avait recueillie, elle ne voulait pas la rendre à Baratte, qui, lui, voulait la convaincre de revenir chez eux. Baratte, mécontent, parlait de séquestration, Diane, de longue convalescence. Josefa lui avait été confiée le temps que le choc reçu ne laissât plus de traces. Mais ce temps-là n'en finissait pas de passer. Il avait beaucoup de pattes.

Josefa pinça les lèvres. La journée s'annonçait chargée, Diane allait grogner tout du long derrière sa vitre. Josefa promena son regard autour d'elle comme si elle suivait le vol d'un papillon. Il lui fallait trouver autre chose à dire, quelque chose de nouveau. Son œil s'éclaira soudain.

— J'ai rencontré Brune-Olive et Solangitinina en marche vers la forêt, déclara-t-elle, tu te rends compte ?

Elle savait que la nouvelle détournerait l'attention de Diane et ferait oublier sa visite chez Baratte. Diane lui jeta un regard sec.

— Solange, corrigea-t-elle, c'est Solange, pas Solangitinina. Cesse donc de lui rallonger son prénom.

Josefa baissa les yeux sur son café. Elle avait toujours trouvé Solange trop discrète, elle aimait lui donner davantage de place. Elle hocha la tête.

— Oui. Solange. Et Brune-Olive. Dans la forêt, toutes les deux.

Chaque année, à l'approche du printemps, Brune-Olive, la forte femme du fond de la rue, et Solange, plus mince et plus petite, sa voisine et meilleure amie, partaient en excursion dans la forêt pour se donner une idée du réveil de la nature. Les deux femmes exploraient la forêt depuis maintenant deux heures. Brune-Olive fouillait, inspectait les bourgeons pointant aux rameaux, soulevait une écorce ici, déplaçait des branchages là, à la recherche des premières nivéoles, et Solange prenait des notes sur un petit carnet.

— Ici, cet insecte, rouge et noir, vole mal, saute loin, note. Là, une pousse sous les feuilles, note-le. Et sur cet arbre, vois l'oiseau, n'est-ce pas un pic-vert ? Le premier, note bien, Solange.

Il suffisait d'un matin pour s'étonner avec ravissement de l'accomplissement du printemps. Il s'étirait alors sur le bord des chemins, dans un long bâillement se mêlant au chant des oiseaux de retour, aux premiers bourdonnements d'insectes (pour certains encore en pyjama), et surtout aux premières incursions des araignées. Le quartier sortait alors de l'hiver. L'humeur paisible, on laissait ouvertes les fenêtres, histoire de faire entrer l'air doux de l'après-midi venant, histoire d'entendre mieux le chant des oiseaux de retour, tordant le nez tout de même quand un insecte bourdonnant, en pleine découverte de la vie, entrait dans la maison (on ramassait des petits pyjamas partout), histoire de laisser sortir les araignées qui avaient dormi là tout l'hiver.

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