Mon Pere Ne Savait Pas
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1 Mon Père Ne Savait Pas 1 Au téléphone c’est Marc Leibowitz, professeur de français à la Georgetown University, qui me propose de nous rencontrer d’urgence. Il a un problème grave avec des élèves athlètes de haut niveau. Il n’est pas question que ses géants du stade flanchent au test de fin d’année : « L’université a trop investi en eux, » me dit-il. Rapidement, il se présente comme ayant obtenu un doctorat es lettres à la Sorbonne. Mais il est né en Australie…Son français est plutôt bon pour un australien. En guise d’interview, il demande à connaître mes préférences en matière de littérature française. —J’aime autant Proust que Céline. Le français pensé, construit et un peu désuet de l’un, que la page décontractée et à fleur de peau de l’autre… —Oui, en effet, moi aussi, c’est curieux. Vous aurez du mal à rencontrer la même profondeur ici… mais bon, ça, c’est votre problème. » Il évite la question de l’étendue de mon expérience dans l’enseignement du français aux adultes. Ça n’a pas d’importance étant donné le genre d’élèves qu’il me propose. « Vraiment difficiles, faudra vous armer de patience ; et je vous dis tout de suite, nous ne vous tiendrons pas responsable des résultats, soyez tranquille. Ce qui compte c’est que vous les rencontriez, disons, deux fois par semaine, une heure la séance. Ils sont six. S’ils ne passent pas le test en décembre malgré votre aide, eh bien ce sera tant pis pour eux. » L’argent va rentrer à flots.

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Publié le 02 août 2014
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Langue FrançaisFrançais

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Mon Père Ne Savait Pas
1
Au téléphone c’est Marc Leibowitz, professeur de français à la Georgetown University, qui me propose de nous rencontrer d’urgence. Il a un problème grave avec des élèves athlètes de haut niveau. Il n’est pas question que ses géants du stade flanchent au test de fin d’année : « L’université a trop investi en eux, » me dit-il. Rapidement, il se présente comme ayant obtenu un doctorat es lettres à la Sorbonne. Mais il est né en Australie…Son français est plutôt bon pour un australien. En guise d’interview, il demande à connaître mes préférences en matière de littérature française. —J’aime autant Proust que Céline. Le français pensé, construit et un peu désuet de l’un, que la page décontractée et à fleur de peau de l’autre… —Oui, en effet, moi aussi, c’est curieux. Vous aurez du mal à rencontrer la même profondeur ici… mais bon, ça, c’est votre problème. »
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Il évite la question de l’étendue de mon expérience dans l’enseignement du français aux adultes. Ça n’a pas d’importance étant donné le genre d’élèves qu’il me propose. « Vraiment difficiles, faudra vous armer de patience ; et je vous dis tout de suite, nous ne vous tiendrons pas responsable des résultats, soyez tranquille. Ce qui compte c’est que vous les rencontriez, disons, deux fois par semaine, une heure la séance. Ils sont six. S’ils ne passent pas le test en décembre malgré votre aide, eh bien ce sera tant pis pour eux. »
L’argent va rentrer à flots. Marc Leibowitz pense que je ne devrais pas demander moins de $50 de l’heure. Il en parlera comme d’un fait accompli à Joe Torres, l’entraîneur. —Vous êtes surqualifié, ce n’est pas le moment de vous déprécier. Mais venez donc me voir dans mon bureau, nous en parlerons plus à l’aise. »
Le ton du professeur est étrangement familier. C’est comme si je l’avais connu dans une de mes vies passées.
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Dès les premières secondes, il est évident que Marc Leibowitz et Joe Torres, l’entraîneur qui reste dans les coulisses, ne m’ont pas fait un cadeau mais repassé leur casse tête, leur épine dans le flanc, leur bête noire (on excusera le jeu de mot).
Je ne comprends pas la moitié de ce que dit Curtis Mayfield, et il dit très peu de choses. « Well… yes… if you want me to... Is that what you want me to say? » Il fait comme s’il engageait un effort surhumain pour à peine prononcer un « oi » ou un « en » audible… Il mâche ostensiblement un chewing gum qu’il remplace toutes les deux minutes. Ne se
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donne pas la peine d’établir le moindreeye contact, pas même pour qu’il y ait un semblant de communication. Parfumé et le cheveu crépu encore mouillé par la douche, il respire une santé extraordinaire dans son survêtement dernier cri. Mais il tire une gueule de cinq kilomètres aussitôt qu’il m’aperçoit, se recroqueville dans le fauteuil mou du lobby comme un oiseau de proie à qui on vient de couper les ailes. Il ne comprend pas pourquoi on l’emmerde avec l’apprentissage d’un français qui ne sert à rien ni à personne, que ce soit en ville ou sur le stade.
Après avoir répété trois fois chaque syllabe et tout juste répondu au présent de l’indicatif détaillé dans son textbook, il appuie ses Nike impeccables sur le rebord de la table basse, se prend le menton dans les mains et me regarde d’un air narquois. Je lui explique en anglais que je m’en fous moi, de ses progrès en français. Que si c’était moi qui décidais, je le laisserais courir sans interruption et jusqu’à épuisement. S’il s’agissait, au lieu d’un test, d’apprendre à converser en français, on serait mieux sur la rue de Rivoli à prendre un pot et regarder déambuler les jolies femmes. Il semble conscient, Curtis Mayfield, qu’à moins qu’il ne gagne une victoire mondiale, il n’aura jamais la chance de prendre un pot à aucune des terrasses de la rue de Rivoli. Je conclus mon laïus moralisateur et condescendant en lui rappelant que le coach et son professeur sont inquiets de la lenteur des progrès de son français, et à juste titre. —So, if you don’t care, » dit-il clairement, « why the hell do you bother ? » La question me prend au dépourvu. Why do I bother? C’est une bonne question.
Je contemple les allées fleuries et baignées de soleil à travers le mur qui consiste en une vitre fumée du sol au plafond. Ce campus pour étudiants privilégiés baigne dans l’insouciance. Je cherche une solution adaptée qui nous convienne à tous les deux. Entre temps j’admire malgré moi le fait que Mayfield me laisse résoudre tout seul notre problème. Des deux, c’est lui le stoïcien. On a un avantage quand on s’en fout.
Je lui propose ceci : « Deux fois par semaine, we meet twice a week, that’s decided. » —Okay, » répond-il sans élan. —Make sure you sign the papers the coach gives you each week. —No problem. —We only meet for five minutes, if you want, but we meet. —Fine. »
Je ne suis pas un voleur, enfin, pas un vrai… Je tiens à ce qu’il y ait un meeting, j’aurais du mal à signer la feuille de route sinon. Deux des athlètes s’étant désistés d’entrée, il m’en reste quatre. Cela fait donc quatre fois que nous entrons dans l’arrangement. On en fait un minimum mais on fait quelque chose. On parle cinq minutes, dix minutes, dans la langue qui les arrange. Il s’avère que Jean Badoue, le lanceur de javelot aux parents haïtiens, chantonne du créole en se dandinant sur un rythme de reggae qui lui vient d’écouteurs vissés profonds dans les oreilles. Entre son créole et le français requis à la Georgetown Université, cependant, il y a un saut…
Comme j’insiste un peu lourdement pour m’assurer qu’il maintiendra l’histoire officielle, il se lève de tout son haut et me répond : « C’est entre vous ! Arrangez-vous entre vous !
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Don’t count me in…» Et il s’en va en faisant montre d’une élasticité extraordinaire. J’interprète ceci comme voulant dire, « entre vous, white men ! » Il s’imagine sans doute que Marc Leibovitz, Joe Torres et moi-même sommes tous les trois de mèche, à faire explicitement semblant de lui enseigner le français pour gagner de l’argent. Cela me blanchit de n’être pas le seul à faire partie d’une bande de malins…
Comme la fois suivante je le laisse me quitter après trois minutes à regarder le plafond et qu’il m’en est reconnaissant car il a mal aux dents : « Man, » me dit-il, « you’re cool for a teacher ! I like you ! » Il me met une tape résonnante sur l’épaule, me serre la main de plusieurs façons, pouce contre pouce et coude contre coude. Il est d’accord pour faire semblant. On fera tous semblant.
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Sans avoir besoin de nous dire grand-chose, et avant même que nous nous racontions nos histoires, l’entrevue dans le bureau de Marc Leibowitz a confirmé le sentiment de venir d’un très lourd passé commun. Il est petit, râblé, les mains délicates et les traits fins. Il ressemble à mes oncles du côté de ma mère. D’une génération antérieure à la mienne, et bien que nous n’ayons connu de près ni guerre ni antisémitisme féroce ou déportation, c’est comme si nous étions tous les deux des rescapés. Ses parents auraient pu facilement y passer ; je ne serais pas né si les miens ne s'étaient cachés durant la guerre ; notre vie tient du miracle. Ce n’est donc pas comme si nous étions en train de devenir des amis, mais comme si nous n’avions pas cessé de l’être.
C’est vendredi, soir de Sabbath, et bien que Marc et Nadine ne soient pas, me disent-ils aussitôt,du toutreligieux, leur maison a un air de fête. Les deux garçons et la petite fille sont endimanchés. Marc me précède, un martini straight up à la main, entre les pièces du rez-de-chaussée, cuisine, séjour et salle à manger compactes. Sa maison est petite mais arrangée avec goût. Les murs sont tapissés de livres et de photos, reproductions d’art, posters du club de théâtre que Marc anime. Dans les coins il y a de délicates sculptures en métal faites par Nadine. Je ne veux pas juger un travail que je ne connais pas mais disons que ce sont des surfaces qui invitent le regard et la main. Une fois assis, je caresse à ma droite une surface ici revêche, là lisse et douce. Marc appelle sa femme qui est occupée dans la cuisine : « Eh Nadine, regarde ce que notre ami fait à ta sculpture ! » Nadine accourt dans son tablier de cuisinière et rit de bon cœur. —Ça lui fait du bien à ma sculpture, elle en redemande, caresse-la. D’habitude les gens ont peur de toucher parce que c’estde l’Art! Comme si les objets d’art pouvaient se permettre de n’être pas sensuels ! »
Nadine retourne devant ses fourneaux. Elle a raison, et je me dis que j’aurais tort de soustraire le toucher à l’expérience esthétique, qui requiert un certain sacrifice des sens comme le disaient autrefois les philosophes, mais pas nécessairement celui de toucher avec respect, envie de connaître et amour…
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Marc me fait face. « Alors, que penses-tu de nos élèves ? » Il a une barbe taillée au carré comme celle de mes instituteurs du cours élémentaire. Sans doute qu’il fume encore la pipe devant sa cheminée les soirs d’hiver. Il arbore aussi une riche houppelande de cheveux poivre et sel qui ondulent un instant quand il se peigne avec les doigts. Cela lui donne une autre personnalité, l’allure d’un metteur en scène. « Je ne te demande pas de rapport en trois exemplaires, ajoute-t-il, seulement pour savoir si ça va marcher…» —Ça va marcher, je pense.» Et là je risque, « tout le monde a fortement intérêt à ce que ça marche, non ? » Il appuie du menton. —Je te remercie de m’avoir prévenu qu’ils étaient coriaces, dis-je. —Il n’y a pas de quoi… —J’ai une question sur le bout de la langue… —Oui… —Et qu’est-ce qui se passe si aucun ne passe ton test en décembre ? —Si aucun ne passe, c’est pas très bon, ça la fout mal. Essaye d’en passer quand même un, ou deux… —Je vais essayer. Mais cette attitude négative qu’ils ont à l’égard du français… —Ce n’est pas à l’égard du français, c’est plus complexe que ça… C’est à l’égard de toi et de moi, de Joe Torres et de l’université… On leur fait miroiter la gloire de représenter Georgetown U. et Georgetown U. leur met des bâtons dans les roues… Faut que tu comprennes qu’ils sont bons, mais vraiment bons dans le stade. Ils se placent au niveau national ; certains, au niveau international. Curtis a des chances de faire partie de la prochaine équipe olympique dans le 500 mètres. A moins que le doyen ne mette le holà à cause de ses notes, qui sont nulles. Joe Torres n’en dort pas de la nuit… »
Je m’inquiète de ce que Marc appelle ses élèves par leur prénom ; lesquels, mis en confiance, pourraient lui parler de nos arrangements… —Joe Torres ne peut pas se permettre de perdre ses athlètes… mais ce n’est pas ton problème, encore une fois. —Non, mon problème c’est d’en mener un au test… Qui consiste en quoi ? —Je te montrerai, ce n’est pas sorcier, c’est même une honte, mais bon. Tu sais bien que les Américains sont comme les Français, pas doués pour les langues. Sauf exception—il y a des exceptions.»
Il me regarde en souriant. On s’enfonce dans les fauteuils, mange une olive, renifle la bonne odeur qui émane de la cuisine, et en particulier des boulettes qui mijotent dans le Farfel. Je vois sur la table un pâté de foie, du Gefiltefish, des concombres, du pain au cumin, et dans la cuisine j’ai surpris du Halva—bref, tous les ingrédients d’un repas juif. Il vaut mieux néanmoins aborder la religion de biais car lorsqu’en réponse à son enquête biographique je me laisse aller à lui dire qu’avant de partir j’avais été tenté de rejoindre les Orthodoxes, sinon les Hassidim, Marc ne se cache pas de trouver cela ridicule. « Tu vas mettre le chapeau et la robe noirs ? Les franges ? Les cheveux autour des oreilles ? Je ne te vois pas du tout habillé comme un aristocrate polonais du XVIIIème siècle ! »
Marc appartiendrait-il aux rangs de ces personnes cultivées qui pensent que l’humanité a
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dépassé la religion, n’en a plus besoin ? L’homme n’est plus un enfant que bercent les illusions. Il n’a plus peur de regarder la réalité en face, de la transformer, d’y creuser son chemin…réalité qui n’est d’ailleurs insupportable que dans ses chimères. Ce genre de plate métaphysique digne de mes maîtres d’école. Je m’étonne que Marc partage cet optimisme qui est vieux comme les Lumières, comme Victor Hugo, comme toute la tradition républicaine française. Je m’étonne qu’ilsonnesi français. Me suis-je trompé sur son compte ? N’est-il pas lui aussi un enfant de l’holocauste ? Et d’un cran plus proche que moi ? Ce sont ses parents qui revinrent des camps. Moi, mon grand-père qui y resta.
On s’assoit à table. Les enfants, qui s’expriment en anglais, sont assez grands pour manger dans la cuisine. Ils sont sages… Chacun est pressé de remonter dans sa chambre et de pratiquer son instrument. De temps à autres on reçoit des étages supérieurs le couac d’une clarinette, le cri d’un archet qui n’a pas encore tout à fait trouvé son diapason. J’aime cette ambiance famille active, constituée de membres indépendants. Nadine est une femme intelligente, et de plus, bonne cuisinière sépharade. Elle fait ça mieux que ma mère, qui ne savait pas, ou plutôt, ne voulait pas cuisiner juif. Il n’y avait pas de Sabbath chez nous. Il n’était pas question pour ma mère de mettre les pieds dans une synagogue et de s’asseoir parmi des juives recouvertes de manteaux de vison et d’astrakan. Les femmes soi-disant reléguées et ostracisées au balcon savaient pourtant lire l’hébreu aussi bien que les hommes en bas. Elles priaient et discutaient le Talmud avec autant de ferveur. Seulement voilà, les juifs de synagogue étaient d’une autre classe que celle de ma mère. Ils lui rappelaient qu’être juif ça s’apprend, puis ça se travaille, ce n’est pas un fait acquis une fois pour toutes. A ma mère, son manque de culture hébraïque lui faisait honte.
Après la guerre, il n’y avait plus de Sabbath qui tienne chez les parents de Marc. Le Judaïsme éduqué des Leibowitz sombra dans l’oubli. Nadine dit qu’au contraire, chez les Safir ses parents, on a toujours respecté le Sabbath, que ce soit à Tunis, à Paris ou en Amérique. Les parents de Nadine viennent d’Afrique du Nord, de la Tunisie. Après y avoir tout perdu au milieu des années cinquante, les Safir se sont transformés en Alsaciens à Strasbourg, puis en Parisiens dans le Sentier. Quand je m’en étonne—« mes parents étaient dans les schmates, » dit elle. « Tailleur, finisseuse, le prêt-à-porter féminin. Ma mère cousait à la machine, mon père coupait le tissu... »
Que l’image de mon passé le plus intime revienne ainsi, je n’en crois pas mes oreilles. « Les miens aussi ! Quelle rue ? » —Au 18 rue Réaumur, près de la République… —C’est à deux pas d’où j’ai vécu enfant, dis-je, 66 rue de Turbigo, à deux pas de la Place de la République ! —Oui, oui, nous connaissons ! » Nadine et Marc se fendent d’un sourire de reconnaissance qui va d’une oreille à l’autre, comme pour dire, cette rencontre devait avoir lieu, non ? C’est le destin qui le veut, la providence ! La coïncidence a de quoi étonner, quoiqu’elle ne soit pas si surprenante un soir de Sabbath entre Français exilés à l’étranger. L’univers de la diaspora juive est si petit—si tribal !
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Nadine parle l’hébreu, l’arabe et le yiddish, mais elle est surtout française. Ses cheveux coupés courts et un certain formalisme dans l’habillement ne sont pas américains. Marc ne parle pas yiddish bien que ses parents viennent tous les deux d’un milieu ashkénaze du centre très orthodoxe de Paris. Après les camps de concentration, les Leibowitz se réfugièrent en Australie où ils devinrent professeurs de musique.
L’Europe est loin, et pourtant très tôt Marc fut dévoré de curiosité pour la culture française. Enfant, il était fasciné par le français que ses parents avaient emporté dans leurs bagages mais qu’ils ne filtraient qu’à doses homéopathiques. Qu’ils cachaient comme si c’était une maladie contagieuse, enveloppée dans le secret et l’infamie. —J’ai lu toute laBibliothèque Roseen cachette de mes parents, et ensuite toute la Bibliothèque Bleue, tous lesTintinet tous lesAstérix le Gaulois! —Là-bas, à Sydney ? —Ouais, comme tu dis, ‘là-bas, à Sydney’ ! »
Après dessert et cognac, tandis que Nadine se retire dans les étages, je demande à Marc de me raconter les détails de son « retour » en France.
Il sourit intensément. « Oui, c’est de cela qu’on va parler, toi et moi. Mon retour, ton retour…Qu’est-ce que tu viens faire ici, au juste ? On s’en va souvent pour mieux revenir…» Et avec un geste professoral outré : « Faudra me démontrer tout ça, Monsieur Ertzki…»
Je savais que Marc était un dix-septièmiste, autrement dit, un spécialiste du grand siècle. Se sont les vestiges d’une époque de gloire et non pas de honte qu’il revint seul chercher en France. J’apprends alors que, non content d’y rencontrer sa future femme à la Sorbonne, il y défendit cum laude une thèse sur les comédies de Corneille. —Pourquoi les comédies plutôt que les tragédies ? —Assez de tragédies ! Je m’intéressais au rire… Ce qu’il y a d’un peu satanique dans le rire qui vous secoue et vous tord aux dépens de quelqu’un d’autre, comme l’écrit si bien Baudelaire. L’indifférence des rieurs aux souffrances de leurs victimes, selon Bergson… Tu sais qu’à Auschwitz—on a trouvé des albums remplis de photos—les officiers SS passaient leur temps à rire, boire et manger. Tout le monde se demande comment c’est possible. Ils ont qu’à lire Bergson. »
Quand il vit que j’appréciais beaucoup ce genre de sarcasme, il ajouta : « J’étais intéressé par les thèses de René Girard sur l’importance des processus victimaires, analysés jusqu’alors seulement dans la tragédie. —Tu ne l’es plus ? »
Alors qu’il ne répond pas mais regarde droit devant lui dubitatif, je me rappelle de ce que j’ai autrefois compris chez René Girard. « Tu ne crois pas qu’on puisse expliquer la naissance des civilisations connues par l’ostracisme, l’expulsion des déchets, la part maudite dont le corps social se défait, qu’il sacrifie régulièrement et qui alors le sauve ? » Il fait la moue. « Te souviens-tu que la ville de Thèbes expulse d’abord Œdipe aveugle, puis se ravise et demande à travers son fils Polynice qu’il accepte de laisser ses os en
cadeau à la ville de sorte qu’une fois mort ses restes soient récupérés pieusement et déposés juste à l’extérieur des murs pour protéger Thèbes? »
Bien sûr, Marc se souvient du cycle sophocléen, c'est son métier. —Voilà ce que je trouve intéressant chez Girard, l’idée de généraliser la trouvaille du pharmacosprésentée quelques années auparavant par Jacques Derrida. »
Il me fait signe que je veuille bien lui rafraîchir la mémoire, s’assoit plus confortablement.
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—Les quelques clochards, certains étrangers étaient encore maintenus du temps de Sophocle aux frais de la ville d’Athènes afin d’être sacrifiés au cas où. Supposons qu’une crise, un passage à vide, un antagonisme déchire la ville... —Ce qui était encore assez souvent le cas… —Hop ! On se sacrifie un ou deuxpharmacosque personne ne viendra réclamer. C’est ça, selon Girard, l’essentiel : qu’ils soient des indigents sans lien de parenté dans la ville, des étrangers, des gens que personne ne viendra défendre et venger—et voilà que la violence du dieu assoiffé de représailles cesse. On combat la violence larvée et rampante, bref, incontrôlable, par une dose de violence rituelle, officielle et mesurée. Comme s’il s’agissait d’une médecine… —Comme s’il s’agissait d’inoculer le corps social…oui, dit Marc, je me souviens de la thèse de Girard, c’était brillant, tout le monde en faisait des gorges chaudes dans les années soixante-dix… »
Je fis comme si je n’entendais pas le sarcasme à mon endroit… Et alors ? Qu’une idée ait vingt cinq ans d’âge, qu’elle est fait le tour des départements de français aux Etats Unis, et nourri des étagères de thèses et de publications, et donc pas mal de carrières et de promotions, tout cela ne veut pas dire que ses ressourcesréelles, son pouvoir en tant qu’idée, soient épuisés.
Je m’ancre ferme sur mes deux pieds et essaye de penser tout haut : « Selon Jacques Derrida, tous les dérivés du motpharmacosfonctionnaient dans le grec des dialogues de Platon comme la victime du sacrifice le faisait en réalité : à la fois poison, mal à rejeter, et potion qui soigne, médicament qui purifie le collectif. Cette victime est aussi bien, pour Girard, l’exception sainte et paria, le héros, bientôt le Fils Unique divinisé pour avoir pris la violence de tous sur lui… Saint Paul arrive sur les lieux et déclare cette victime auto-sacrificielle, Jésus étant celui qui s’offre au sacrifice, va au devant de sa mort. Jésus prend sur lui nos fautes, nos vices passés et à venir, nous donne un corps salubre sans qu’on n’ait même plus à manger Kosher…»
Marc sourit, mais il n’est pas à rire. Il est absorbé. —C’est convainquant, bien sûr, je sais, mais je ne suis plus si sûr… Aujourd’hui on tue de plus en plus sans que ça produise aucun des bénéfices, certainement pas la beauté antique du sacrifice… Le sacrifice ne marche plus. —Je m’excuse, Marc, mais si tu permets…
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—Je permets… —C’est précisément l’argument de Girard. Il y a eu un moment dans l’histoire où les rites du sacrifice ne fonctionnèrent plus à l’intérieur d’une mythologie religieuse. Ce qui n’empêcha pas que la pulsion se fasse sentir de sacrifier, d’expulser, de destituer, et plus souvent à mesure que le groupe était plus large et nombreux, jusqu’à ce qu’on en arrive aux crimes statistiques perpétrés à Auschwitz… Tu sais que les nazis faisaient disparaître la poussière qui s’accumulait dans les chambres à gaz ; ils gazaient ceux assignés à faire disparaître. Il s’agissait de faire disparaître jusqu’à la disparition des juifs… On n’a retrouvé que leurs chaussures, des monceaux de dents en or… —Oui, je sais, comme disait Girard, c’était pour ne pas donner aux juifs la chance que leurs os soient jamais sanctifiés, pour ne pas qu’un jour on les éparpille alentour des villes européennes afin de, par exemple, tiens, pourquoi pas, se protéger de la bombe atomique des Russes ! Il n’y allait pas avec le dos de la cuillère, ton Girard ! —Les Nazis n’avaient pas besoin de lire Girard, ils avaient tout compris. Leur Solution Finale était présentée comme le plus grand des bienfaits dans la propagande, mais elle était cachée et secrète, improuvable dans les faits. La leçon n’a pas été perdue par les militaires argentins, au Chili, en Afrique… Auschwitz constitue un précédent non seulement dans l’échelle des génocides, mais dans leurs méthodes. Et il y en a toujours au moins un d’envergure en train d’avoir lieu quelque part dans le monde, de ça tu peux être sûr...»
J’étais saoul et me permettais chez des gens, certes, proches, mais rencontrés la veille, une sorte de transe intellectuelle. Marc ne paraissait pas trouver mes propos excessifs. Pour mieux dire, il semblait accepter l’excès de pensée au même titre qu’il acceptait d’autres excès. Il se leva pour resservir du café. — Assez avec la tragédie ! dit-il en s’ébrouant et en changeant de ton. Heureusement qu’il n’y a pas qu’un genre de drame. Si tu es si passionné par les théories de Girard, pourquoi ne vas tu pas lui parler à Baltimore ? Il est à la Johns Hopkins, une heure de train. Un peu éteint maintenant, ronronne, mais bon, très abordable, dit-on, peut-être qu’il t’ouvrira des portes… »
Sa sollicitude me touchait, bien que l’idée me laissât froid. Je n’avais plus aucune ambition universitaire. Laissant le silence planer, Marc termina son cognac, puis il ajouta : « Pour reprendre ta première question, faire rire pendant trois actes est au moins aussi difficile que faire pleurer pendant cinq… Et faire rire et pleurer à la fois comme, tiens, dansLe Misanthrope, que mon équipe monte en décembre, cela relève du génie classique. Il me montra un poster sur le mur d’entrée où on voyait Alceste la tête couverte de plumes et le cou dans une dentelle… —Nous sommes d’accord, c’est un chef d’œuvre inégalé… tu le donnes en décembre ? —En décembre tu seras encore parmi nous, je suppose ? —Et où veux-tu que je sois ? —Je ne sais pas moi, à New York, plus excitant, plus intéressant que Washington D.C. pour un futur auteur… »
L’idée de New York m’était bien venue mais je l’avais abandonnée. C’est difficile et
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cher, New York. J’appréciais le côté province tranquille de Washington D.C. où il ne m’était pas nécessaire de beaucoup travailler pour financer un modeste train de vie. Pour disparaître et n’être personne. En tout cas ne plus prétendre être quelqu’un comme quand on vit dans Paris ou dans New York. J’avais aussi mis de côté l’idée du futur auteur, au delà de mes forces, au-delà de mes modestes origines. Je n’avais plus aucune ambition, point à la ligne. Mais, venant de Marc Leibowitz, la flatterie me touchait.
—Décembre, tu ne trouves pas que c’est la bonne saison pour cette froide comédie du Misanthrope? »
Si, je trouvais cela approprié. Marc ne manquait pas de profondeur. Il avait jeté un regard sur l’abîme, il y était tombé et avait poursuivi le dédale de ravines abruptes qui en partent. S’il se tenait à distance des pleurs, de l’angoisse, de la religion et du mal, c’était par choix, par répugnance à verser dans le pathétique, un besoin d’élégance dans la vie courante. —J’ai encore une question sur la langue, Marc… —Vas-y. —Pourquoi l’Amérique ? Pourquoi n’être pas restés en France, Nadine et toi, et vous être mariés là-bas? —Nous nous sommes mariés à Paris. Mais ensuite s’est posée la question du travail, pas de travail en France pour un Sorbonnard australien… Quand Georgetown m’a offert la position, j’ai accepté à condition que ça vienne avec la Green Card. Maintenant je suis américain, Nadine est américaine et ses parents aussi. —Ses parents aussi ? —Ils habitent dans Bethesda, à dix minutes en voiture, c’est plus pratique pour les enfants ! »
Tandis qu’on se dit au revoir sur le perron, Marc appelle Nadine, qui descend m’embrasser sur les deux joues. Derrière nous, il lui chuchote : —Il faut que notre nouvel ami rencontre tes parents, tu ne crois pas ? —Si, je crois, c’est même urgent ! »
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Avec Nadine mais sans les enfants, Marc me conduit chez ses beaux parents. De l’extérieur c’est une belle maison ordinaire parmi une rangée de maisons aux pelouses tondues et aux bassins de fleurs entretenus. A l’intérieur, avec son sous-sol aménagé, ses baies vitrées, sa véranda, elle parait vaste et hospitalière. Il ne me faut pas longtemps en présence des deux petits vieux pour me sentir à l’aise. Comme si j’étais chez moi, en famille. Mieux encore, dans la famille que j’aurais eu si les choses avaient fonctionné comme elles devraient.
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Marc a bien raison : on part pour mieux revenir. Dans mon cas, il a fallu que je parte pour revenir bien avant mon point de départ. Plus j’avançais et mieux je reculais. Mais ce n’est pas tout à fait le même point de départ. C’est un passé corrigé, adouci, réconcilié que je revisite. Je suis transporté au cinquième étage rue de Turbigo, face à deux étrangers sortis tout droit du décor qui me vit naître. Sauf que désormais nous ne sommes plus à l’étroit ; les couloirs ne sont plus en boyaux, le plafond ne nous tombe plus sur la tête. Il n’y a plus d’angoisse, plus de raisons de se sauter sur le poil ni de s’engueuler comme du poisson pourri. Chacun occupe sa place sans avoir à s’immiscer et bousculer les autres pour respirer. Assis sur de hauts tabourets pivotants, ou debout les pieds sur une épaisse carpette du Maryland, nous prenons l’apéritif devant le bar bien achalandé du sous-sol. Et ce qui ajoute encore à l’étrange plaisir du moment, nous sommes entourés de rangées de manteaux d’hiver pour femmes, de costumes trois pièces pour hommes passés de mode, de chaussures des années trente, de ceintures, de chutes de peau, de tout un attirail qui vient d’un autre âge et attend là je préfère ne pas demander pour qui ou pour quoi. C’est comme si un client avait signé la commande, l’avait payée depuis longtemps mais n’était jamais venu récupérer la marchandise.
Ibrahim Safir et sa femme Rebecca sont arrivés à Paris avec la vague d’émigrants qui, non contents de repeupler le Sentier après la guerre, organisèrent la vente en gros du prêt-à-porter sur une échelle dont les Ashkénazes occupant les mêmes appartements et les mêmes boutiques avant la guerre avaient été bien incapables. Pour un couple qui eut plusieurs fois à repartir de zéro, Ibrahim et Rebecca ont merveilleusement réussi. Nous sommes entourés d’un luxe qui, sans être ostentatoire, n’en est pas moins évident. Une jeune femme noire apporte le repas dans des soupières d’argent. Ils ont fait venir des meubles d’Alsace et de Loraine; les couverts et l’argenterie pèsent dans la main, les carafes sont de Bohème et une fontaine provençale embellit avec son jet d’eau le jardin. Les vins et les alcools sont fins mais on mange un peu de tout à la fois, sans formalité, à l’américaine. Les deux petits vieux ne jurent que par un hamburger frites avec oignon, tomate, moutarde, un fromage suisse fondu sur le sirloin haché qui a été fortement saisi, salé, poivré et reste bien rouge et saignant au milieu !
Un hasard calculé par Marc et Nadine veut qu’au moment du café je me retrouve seul avec Ibrahim au sous-sol. A quatre vingt trois ans il boit son whisky et fume son cigare sans discontinuer. Lui et sa femme, me dit-il, ont une retraite heureuse. Il me demande des nouvelles de ma grand-mère Paule. Je saute sur mon siège et lui apprends qu’elle est morte dans son studio à Nice cinq années auparavant. Cela faisait des années qu’on ne se voyait plus.
Je lui apprends aussi, et coup sur coup, la mort de mon père qui, après plus d’un voyage sans apparente direction autour de la planète, et des banqueroutes d’une île à l’autre, était allé finalement atterrir dans Saint Domingue, et finir dans un petit village sur la côte nord. Où il était tombé malade et où, selon l’Ambassade de France dans la Capitale, il avait fallu l’enterrer rapidement à cause de la chaleur. Nos rapports étaient tels que je ne savais même pas exactement de quoi il était mort. Je savais seulement que c’était dans Saint Domingue, où, personnellement, je n’avais pas l’intention d’aller. .
11
Ibrahim écoute tout cela sans la moindre surprise, plutôt comme s’il revisitait en lui une vieille douleur, la mienne. —Elle n’était pas très heureuse, Paule. A cause de son mari. Et aussi à cause de son fils. Je l’ai connue ! »
Ibrahim Safir a connu Paule Ertzki, patronne d’un atelier de confection au 66 rue de Turbigo. Il peut décrire mon père et ma mère, au physique comme au moral. —Divorcés, n’est-ce pas ? —Oui, j’avais douze ans. —Je peux te le dire maintenant, si cela ne te gêne pas… —Au contraire, j’aimerais savoir… —On se demandait dans la rue combien de temps durerait le mariage… Ton père était gentil, sympa et beau parleur. Très bon confectionneur, mais on le savait aimer la cabriole et n’être pas sérieux au travail. »
Tout en tirant sur son cigare, il vérifie que je peux encaisser ce qu’il a à me dire.
—Toujours au bord de la banqueroute… Ton père n’était pas juif puisque sa mère était une Française. Il n’a pas eu le confort d’aller à la Synagogue et de confier au rabbin ses problèmes… —Partout où il allait, il travaillait et vivait parmi des juifs, pourtant, depuis toujours. —Oui, on peut dire que ton père avait hérité de tous les inconvénients d’être juif sans en recevoir aucun des bienfaits. —J’imagine qu’il n’a pas compris ce qui est arrivé à Joseph, son père… —Ça, personne ne peut comprendre… —Par contre, dis-je, on comprend que le fils qui grandit après une telle horreur n’entretienne pas de sentiments nationaux, pas de croyance en une religion bienfaisante. Et je ne parle pas de son manque de respect pour des institutions comme le fisc... mon père ne payait jamais ses dettes. Il quittait les lieux quand la somme n’était tout simplement plus payable… —C’est dommage parce qu’il savait y faire, il avait le coup et le style, ton père. Ses modèles étaient prisés dans le quartier. Il aurait pu être Daniel Hechter ! » Ibrahim se penche vers moi et me demande à voix basse, « et l’héritage, ton père y a pourvu, non ? —Pourvu ? —Je veux dire, t’en as eu ta part ? —Non. —Rien ? —Tout a été vendu et l’argent a sombré dans ses affaires…» Je me retins de dire, foireuses.
Il se gratta le poil d’une barbe dure comme du métal, d’un air de dire, Merde ! C’est moche quand même de sa part car il y avait, depuis le passage de Joseph parmi nous, un
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