Pour mémoire
35 pages
Français

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Pour mémoire , livre ebook

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Description


Mazarine Pingeot ose un texte aussi violent que personnel où elle met en scène un adolescent d'aujourd'hui, dévasté par la découverte de la Shoah.






C'est l'histoire d'un garçon hanté par la Shoah. Pourtant, ni lui ni sa famille n'ont été touchés par le génocide. Mais enfant, il a vu à la télévision des images qu'il n'aurait pas dû voir - le cauchemar trop réel de Nuit et Brouillard. Cela a suffi à faire écrouler le début de sa vie. C'est l'histoire de cet adolescent qui n'a plus trouvé le sommeil, et décidé de ne plus manger. Qui a construit son existence sur une obsession, celle de ces scènes d'extermination massive, et qui s'y est perdu, à force de s'interroger. Comment cela a-t-il été possible ? Comment vivre parmi les hommes après ça ? Comment être un homme ? Sous la forme d'un monologue introspectif, le garçon devenu adulte raconte le choc, la douleur, les délires, la descente aux enfers, depuis l'enfant brusquement orphelin de ses frères humains, à l'adolescent anorexique qui mène une lutte intransigeante contre le bonheur, confondant devoir de mémoire et devoir de souffrance. Et nous écoutons, dans un texte aussi court que percutant, le cheminement de cette conscience en butte avec LA page noire du XXe siècle. Avec une honnêteté désarmante, Mazarine Pingeot surprend, encore une fois. C'est la voix d'une génération mal à l'aise qu'elle élève, une génération grandie dans l'effroi et l'abstraction d'une horreur à laquelle elle a échappé, mais qui a fondé son époque ainsi que celles à venir. Une génération où chacun, juif ou non, s'est retrouvé en prise avec cette question. Parce que la Shoah est l'héritage qui continue de mettre à mal l'idée d'humanité, parce qu'elle demeure une blessure, parce qu'il est nécessaire qu'elle le demeure. La mémoire, la dépression, la difficulté d'aimer, le poids écrasant de l'Histoire sur les destins individuels, Mazarine Pingeot retrouve des thèmes qu'elle tisse en les variant d'un livre à l'autre, construisant une œuvre sombre et singulière. Mais cette fois, c'est l'individu qui s'en prend à l'Histoire, et tente de la soumettre. Un combat vain, dont l'issue, malgré tout, recèle un espoir : celui d'une descendance meilleure.





Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 11 août 2011
Nombre de lectures 64
EAN13 9782260019923
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0082€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

COUVERTURE.jpgCouverture


Du même auteur

DU MÊME AUTEUR

Chez le même éditeur

Premier roman, 1998

Zeyn ou la Reconquête, 2000

Ils m’ont dit qui j’étais, 2003

Bouche cousue, 2005

Le Cimetière des poupées, 2007

Mara, 2010

d

MAZARINE PINGEOT

POUR MÉMOIRE

roman

Julliard

24, avenue Marceau

75008 Paris

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Copyright

Ouvrage publié sous la direction de Betty Mialet

© Éditions Julliard, Paris, 2011

ISBN 978-2-260-01992-3

En couverture : © Aimé Helssey

Dédicace

Pour Astor, Tara et Marie

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Exergue

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Il y a dans ce monde nouveau tant de gens

Pour qui plus jamais ne sera naturelle la douceur

Il y a dans ce monde ancien tant et tant de gens

Pour qui toute douceur est désormais étrange

Il y a dans ce monde ancien et nouveau tant de gens

Que leurs propres enfants ne pourront pas comprendre

Louis Aragon

« Chanson pour oublier Dachau »

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Mes parents ont été arrêtés devant mes yeux. Je m’étais éloigné de la route, avec mon frère, sur le chemin de la Croix-aux-filles, pour ramasser des fraises sauvages. Une voiture a vrombi, au loin, de plus en plus proche, puis elle a ralenti. Nous nous sommes tus. J’ai entendu mes parents crier. Je n’ai pas compris leurs mots, mais ils étaient à notre intention, une intention secrète.

Ces derniers mois nous avions élaboré des messages codés (« éloignez-vous », « nous sommes pris », se traduisaient par « attention mon chapeau » et « doucement vous me faites mal » ou n’importe quelle variante qui se serait ajustée à la situation). On avait jugé inutile ou irréaliste d’ajouter « j’ai perdu ma chaussure » pour « je vous aime mes enfants chéris, pensez à moi, ne vous inquiétez pas, notre amour survivra », et toutes ces phrases que je me répétais d’avance dans mes nuits de silence en tenant la main de ma mère. Elle, elle gardait sa peur pour elle, mais ses lèvres se mettaient à trembler dès que des pas résonnaient dans la cage d’escalier et nous tâchions de ne pas bouger. Nous attendions, nous attendions que les choses changent, ou peut-être attendions-nous notre arrestation.

Ma mère a crié et je n’ai pas saisi ses mots, ce que j’ai saisi c’est : restez là où vous êtes, cachés derrière les arbres. Peut-être y avait-il aussi un adieu dans ses cris, « je vous aime, pensez à moi lorsque vous serez grands », mais ses cris ont été recouverts par ceux de mon père : ne touchez pas à ma femme, laissez-la, elle n’est pas vraiment juive. C’est la dernière parole que j’ai entendue. Pas vraiment juive. Toujours ce souci d’exactitude chez lui.

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Tout cela n’est pas vrai. Tu n’es pas l’enfant de cette femme qui a crié pour prévenir ses enfants qu’elle les aimait, et qui ne les reverrait plus. Tu n’étais pas caché dans les arbres à ramasser des fraises sauvages, le goût de ton enfance interrompue, tu n’as pas eu ce destin brisé de millions d’enfants, tu n’as même pas de frère. Ton père est architecte, ta mère bibliothécaire, ils sont nés une fois la guerre finie, et toi, bien longtemps après. Tu es un épargné. Épargné par l’Histoire, épargné par la vie.

Pourtant au fond de toi tu es aussi cet enfant arraché au goût des fraises sauvages. Pourquoi le voudrais-tu ? Endurer cette souffrance qui te situerait dans un autre monde, qui te rendrait inattaquable, cette souffrance qui te conférerait le savoir absolu ? Souhaiterais-tu être cassé en deux, séparé de ton frère, amputé de tes parents qui auraient subi les pires tortures puisque la torture était à l’époque inéluctable pour des millions de gens, une « nécessité » historique, scientifique – une réalité. Aurais-tu aimé vivre cette vie des orphelins de guerre, celle de leurs parents, des jours et des nuits dans des wagons à bestiaux où l’on se pisse dessus alors qu’on n’a rien bu depuis de si nombreuses heures et que ce voyage où tu as pu t’asseoir à la faveur d’un mort qui t’a servi de siège t’emmène tout droit à la chambre à gaz – à moins que, sur la rampe de sélection, un miracle ne se produise, et que tu connaisses l’autre versant de la mort : le travail jusqu’à la mort, la mort debout, c’est-à-dire pas tout à fait la mort, la déshumanisation comme expérimentation. C’est celle-là que tu aurais voulu vivre ?

Et tu te surprends tout en te récriant, non évidemment, je ne suis pas fou, personne n’a envie de souffrir, tout le monde aurait voulu échapper au supplice. Tu te surprends à t’avouer (très loin, hors du champ de ta conscience, quelque chose bouge au fond de toi, une lueur qui rend tes dénégations légèrement fausses) que oui, tu aurais bien voulu. Tu n’es pas masochiste. Mais tu ne peux plus vivre depuis que tu sais.

Tu ne peux plus vivre en sachant qu’ils l’ont vécue, eux, cette mort collective ; qu’ils ont vu la nuque de leur enfant ployer sous une unique balle avant qu’il ne soit jeté dans la fosse creusée de leurs propres mains, qu’ils ont respiré le gaz, qu’ils ont pris dans leurs bras les corps dont la peau se détache, qu’ils ont parfois trouvé le cadavre de leur femme dans les douches avant d’avoir le privilège de le jeter au four de leurs propres mains ; que leurs quatre enfants ont été directement dirigés vers les chambres à gaz, que leur fils aîné est mort du typhus pendant la longue marche, qu’ils ont mis leur bébé mort dans la valise de vêtements qu’ils avaient emportée, qu’ils ont espéré jusqu’au bout que leur enfant épargné, quelque part, là-bas, s’en soit tiré, et qu’ils ont dû mourir sans certitude ; qu’ils ont eu faim, qu’ils ont eu froid, privés de vêtements alors qu’il faisait vingt degrés en dessous de zéro ; qu’ils ont dû cacher à leur enfant qu’ils l’accompagnaient à sa mort, qu’ils ont dû rassurer leur nourrisson qui hurle alors qu’ils avaient aussi peur que lui et que, de toute façon, à quoi ça sert, il va mourir dans une demi-heure ; qu’ils ont dû très vite effacer les souvenirs heureux pour supporter tout ça, mais supporter tout ça c’est accepter de mourir ; qu’ils ont dû effacer les souvenirs heureux et mourir ; qu’ils ont péri si loin de chez eux, ou parfois si près, à quelques kilomètres seulement mais dans un autre monde, et qu’aucun d’eux peut-être ne survivrait pour garder leur mémoire et l’honorer.

Ce savoir te tue. Ce savoir n’est pourtant rien par rapport à leurs souffrances à eux. Mais ce savoir t’oblige à vouloir partager, à porter avec eux, un peu, juste un peu de cette perte, ce savoir ne t’oblige pas à t’arrêter de vivre et pourtant c’est exactement ce que tu fais. Personne ne t’a demandé ça. Eux ne t’ont pas demandé ça. Tu peux te souvenir, tu peux faire ton devoir de mémoire, c’est nécessaire. Seulement toi, tu ne t’arrêtes pas au souvenir, tu voudrais aller jusqu’au bout avec eux pour les décharger – non, pour te décharger de cette culpabilité dévorante. En pensant culpabilité, déjà tu réduis, tu rationalises : oui bien sûr il y a de la culpabilité, une culpabilité qui t’écrase comme celle de tout survivant, et de fait tu es un survivant puisque tu as été épargné.

Tu devrais en être satisfait, soulagé, tu es passé entre les mailles. Qu’est-ce donc que tu vas chercher encore, ton sort ne te plaît pas ? Sois heureux et arrête de te plaindre.

Tu ne te plains pas, tu souffres en silence, tu ne peux pas dire ton mal, il n’a pas de nom, il rejoint le silence de là-bas.

d

Auschwitz Sobibór Buchenwald Chełmno Treblinka Ravensbrück Dora Bergen-Belsen Bełzec Maïdanek Neuengamme Flossenbürg Dachau Mauthausen Theresienstadt Oranienburg-Sachsenhausen Gross Rosen Struthof Natzweiler.

Où étaient tes parents ? Impossible de te le rappeler. Tu avais sept ans. Tu étais seul, planté au milieu du salon.

Il était pourtant tard, tu étais censé dormir à cette heure, mais une envie t’avait tiré du lit. La télévision émettait une vague lumière bleue qui éclairait le chemin jusqu’aux toilettes. Tu t’es arrêté en route, oubliant que ta vessie te brûlait, saisi par les images de morts-vivants te regardant, hagards. Nuit et brouillard. Ce n’était pas un film d’horreur ou de science-fiction, tu l’as tout de suite compris. Il s’agissait d’une autre réalité : ni celle de ton quotidien, ni celle des adultes qui t’était dissimulée (souvent tes parents chuchotaient quand tu entrais dans la pièce où ils se disputaient), ni celle des guerres de chevalier auxquelles tu jouais et rejouais avec tes camarades, vous tuant chacun votre tour avant de vous relever pour prendre le goûter. Tu aurais été incapable de la situer, cette réalité, alors ce fut la tienne qui d’un coup défaillit. Il t’était impossible d’appeler au secours la baby-sitter qui devait être en train de téléphoner dans la chambre de tes parents, à moins qu’elle ne se soit endormie. De toute façon elle était australienne et tu ne comprenais rien à ce qu’elle disait. Et puis, que dire, qui aurait pu t’expliquer ces images ? Tu n’avais d’autre choix que de les garder pour toi.

Au matin ta mère t’a demandé ce que tu avais fait à ton ours, des lambeaux de tissus pendaient de son ventre et sa tête ne tenait plus qu’à un fil. Et puis elle a vu les draps mouillés. Tu l’as regardée comme une étrangère.

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Tu n’es pas juif. Tu n’es pas un déporté. Tu n’es pas un rescapé. Tu es illégitime et tu en as conscience.

Alors, de quoi te mêles-tu ? Par quel tour obscène de ton esprit te prends-tu à imaginer qu’on t’arrête devant ton enfant, qu’on le jette contre un mur devant toi et que son crâne explose, qu’on crache au visage de ta femme et qu’on la viole ? De quel droit fonds-tu ton histoire à la leur ? Est-ce par arrogance que tu désires la faire tienne, cette souffrance qui écrase l’humanité entière en même temps que toi-même ?

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