Remembrance, 125 âmes
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Remembrance, une singulière petite ville et ses étranges habitants...

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Publié le 21 juin 2011
Nombre de lectures 141
Langue Français

Extrait

Remembrance, 125 âmes
samedi 26 février 2011, par
Grégory Joulin
- J'ai la dalle, se plaignit la femme.
Au volant, l'homme soupira. Devant eux, au travers le pare-brise, s'étendait le
ruban d'asphalte maussade, zigzaguant entre des collines pelées avant de se
perdre, au loin.
Il détestait ces routes américaines monotones et préférait de loin les autoroutes
françaises où l'on n'était pas bloqué à 80 kilomètres à l'heure comme ici. Mais le
Lonely Planet USA
qui dormait dans la boîte à gants préconisait clairement d'y
aller mollo avec la vitesse. Les flics américains n'avaient pas le sens de l'humour.
Par chance, ils étaient blancs tous les deux.
- On arrive bientôt, répondit-il.
- C'est ça, prends-moi pour une idiote, fit-elle d'un ton aigre.
Il soupira de nouveau. Attendre d'être arrivés avant de s'engueuler, pour qu'il
puisse au moins prendre la tangente et aller se balader dans les rues, s'oxygéner
: il en était là.
- Je ne te prends pas pour une idiote, reprit-il, c'est toi qui n'écoute pas...
- Voilà autre chose.
- Je t'ai expliqué tout à l'heure qu'on arriverait à Cedar Rapids dans deux heures.
- Cedar Rapids... ce nom...
Il inspira, plus profondément que la fois précédente. Elle cherchait la bagarre
mais elle n'allait pas être la plus forte, bordel.
- En tout cas, j'ai faim.
- Tu peux pas attendre encore une petite heure ?
- Et j'ai envie d'aller aux toilettes, aussi.
Il ralentit.
- Tiens, regarde, proposa-t-il. Je peux m'arrêter ici.
Il orienta la voiture vers un petit terrain plat sur le bas-côté de la chaussée.
- T'es dingue ? Tu veux qu'on se fasse dépouiller ? Ou flinguer ?
- Nom de Dieu...
Il cligna des yeux et reprit de la vitesse.
Pour leur couple. Tout ce fichu voyage, il l'avait organisé pour leur couple. Ils
étaient mariés depuis cinq ans et n'avaient pas d'enfant. Au départ, comme
toujours, les choses allaient bien, et sur le plan affectif comme sur le plan
physique, ils se complétaient. Ils étaient...
- Compatibles, pensa-t-il avec amertume.
Mais ensuite, comme souvent, le mariage se transforma en jeu de massacre, un
peu comme si chacun essayait d'avoir raison de l'autre, une sorte de concours,
un championnat d'érosion.
Les remarques, les sarcasmes, l'ennui, le manque d'envie, les pannes au lit, la
tentation de foutre le camp, l'envie de boire un coup chaque soir, toutes ces
horreurs... Elles sont légion.
Il avisa un panneau : en haut, «
Remembrance, pop.125
». En bas : «
10
».
- C'était quoi ? demanda-t-elle.
- Un bled à 10
miles
, répondit-il. On s'arrête ?
Elle fit la moue.
- On s'arrête, oui ou merde ? reprit-il, agacé.
- Ne me parle pas sur ce ton, t'as compris ?
- Je te demande juste si tu veux qu'on s'arrête dans un
diner
pour manger un
sandwich et aller aux...
- Oui, oui, oui, on a compris ! Oui, on s'arrête, et roule doucement, on va se faire
repérer par la police avec tes conneries...
- Nom de Dieu, cracha-t-il.
- Quoi ?
- Rien.
Comme il détestait les États-Unis,,. Pas le droit de fumer, de s'arrêter pisser, de
déconner sur la religion, pas le droit de rouler un peu vite... Mais la Comtesse
avait royalement opté pour cette destination après avoir refusé avec mépris la
Tunisie (« nul »), le Sénégal (« trop de Noirs »), l'Australie (« trop loin »), la
Thaïlande (« trop cher »).
Les États-Unis, «
l'Albanie avec des néons
» avait dit il ne savait plus qui.
Intéressante métaphore de leur couple, après tout.
- Qu'est-ce que ça veut dire, «
pop,125
» ? demanda-t-elle.
Tiens, elle essayait de s'intéresser.
- Eh bien ça veut dire «
125 âmes
».
Elle ne répondit rien. Au loin, on distinguait déjà quelques maisons coloniales
blanches derrière une rangée de hêtres démesurés.
Il accéléra légèrement. Au moins, s'il passait la nuit au poste, il aurait la paix.
La rue principale semblait bien morne sous le ciel plombé du milieu d'après-midi.
Il gara la voiture le long du trottoir désert, deux cents mètres après les
habitations immaculées à l'entrée de la ville. Ils descendirent. Pas un rat.
- Et pas une bagnole, remarqua l'homme. Un comble pour une ville américaine.
Les rues orthogonales demeuraient silencieuses, bordant des blocs de bâtiments
aux murs en brique rouge. Pas de gratte-ciel, une ou deux boutiques au loin, un
petit parking inoccupé.
- Cet endroit me fout un peu les..., commença la femme.
- Oh dis donc, tu vas pas commencer, non ?
- Je t'ai dit de ne pas me parler sur ce ton, t'as compris ?
C'était parti. Autant y aller franco.
- Tu nous emmerdes ! renifla-t-il. T'es jamais contente ! Tout va toujours de
travers avec toi !
- Ah oui ? Ah oui ?
- Oui ! C'était ton idée, je te signale, l'Amérique, avec sa bouffe infecte, ses flics
haineux, ses routes super-longues...
- Elles seraient moins longues si t'étais moins CHIANT !
- Oh nom de D...
Il s'interrompit soudain. Il venait de distinguer une silhouette imposante qui
s'avançait derrière sa femme, une silhouette à cheval. Elle progressait
lentement, sans se presser, presque avec nonchalance. La monture obliqua vers
eux.
L'homme déglutit.
- C'est impossible, pensa-t-il. C'est tout bonnement impossible.
L'homme à cheval n'était plus qu'à quelques mètres. Étonnée par la mine défaite
de son époux, la femme se retourna et découvrit elle aussi la silhouette. Elle
sursauta et émit un léger :
- Oh !
Son mari prit le temps, la bouche ouverte, de détailler le visiteur inattendu : le
Stetson beige incliné, le foulard bleu noué en pointe, la chemise rouge, l'étoile de
shérif étincelante, la ceinture ornée de dizaines de balles, le pantalon de cuir
marron usé, les bottes à bout ferré et éperons, et surtout la carabine allongée
que l'homme tenait presque avec négligence. Et le dur regard bleu, la bouche
pincée...
- C'est... c'est..., murmura la femme.
Le cow-boy se saisit de son chapeau qu'il inclina brièvement, puis se mit à parler
d'un ton traînant.
- 'Afternoon, ma'am.
Il regarda l'homme, et reprit :
- Mister.
Une pause.
- May I ask watcha up to in da neighbo'ood ?
La femme se tourna vers son mari, toute velléité combative anéantie, et
demanda :
- Qu'est-ce qu'il a dit ?
- Il a demandé ce qu'on cherchait dans le coin, ou un truc comme ça...
- Réponds, mais réponds...
- Oui. Oui.
Il leva la tête vers le cow-boy et dit avec difficulté :
- Euh... Eat ? Something to eat ?
- Oh you mean for food ? Try baby Sally's place down the road, ya tell me about
it... If ya're looking for good ol' fashioned stew and recipes, you'll be just fine, I
can tell ya that !
- Ah ? Euh... Thank you !
- Qu'est-ce qu'il a dit ?
- Il a dit que c'était pas loin.
- Ah ?
L'homme à cheval agita sa carabine devant eux, dans la direction opposée à celle
de leur arrivée.
- Pas prudent avec son fusil, le bonhomme, pensa le mari. Mais il faisait toujours
ça dans ses films.
Le cow-boy reprit :
- Have a nice meal. And behave yarself.
Il inclina son chapeau en regardant la femme.
- Ma'am...
Et il s'éloigna, toujours sans se presser. Le silence se fit, rompu par l'épouse qui
chuchota :
- C'était... C'était bien...
- Oui. C'était John Wayne. Ou alors si c'était un putain de sosie, c'est le meilleur
sosie que j'ai jamais vu de ma vie.
- Mais... John Wayne est mort !
- Oui, et plutôt deux fois qu'une.
Il se retourna. Au loin, le cow-boy se rapprochait de la limite de la ville. Puis il
obliqua à droite vers une ruelle et disparut.
- Viens, fit l'homme. Allons manger.
A quelques dizaines de mètres se trouvaient les deux boutiques abandonnées
aux vitrines sales entr'aperçues plus tôt. Ils s'approchèrent. Rien à l'intérieur de
la première, hormis un panneau «
Closed
» qui pendait de biais sur la porte
verrouillée. La seconde échoppe ne valait guère mieux.
- Visiblement, c'est pas là qu'on va goûter de la viande de bison, grinça l'homme.
- Dis donc, demanda la femme, c'était bizarre, ce cavalier, non ? Je veux dire, la
ressemblance, la dégaine, tout ça... On aurait dit qu'il...
Elle s'interrompit, songeuse.
- On aurait dit qu'il sortait d'un film, tu veux dire ? compléta son époux. Mais
tout ce pays n'est qu'un putain de film ! Tu sais quoi, c'est l'Albanie avec des
néons, voilà ! Va pisser dans une ruelle, je t'attends et on se barre, j'en ai ma
claque de ce bled !
- Tu recommences à être méchant !
- Je ne suis pas méchant, bordel, je te dis juste qu'il n'y a rien dans ce coin
paumé, y'a personne, alors s'il te plaît, va pisser et ensuite on se tire avant
qu'une bande de loulous ne vienne s'amuser avec nous.
- Espèce de... de... Oh !
Elle s'interrompit de nouveau et tendit un doigt vers leur voiture. L'homme se
retourna.
- Non mais c'est pas vrai... Je rêve ! dit-il à voix haute.
Devant leur véhicule était stationnée une moto basse, une grosse cylindrée,
genre Triumph ou Harley Davidson, il ne savait pas, il n'y connaissait pas grand-
chose. Mais l'essentiel était ailleurs : assis sur le capot les dévisageait un jeune
type blond aux cheveux courts, tee-shirt blanc, blue-jean rapiécé, gros godillots
noirs. Il ne les quittait pas des yeux.
- C'est une blague, fit l'homme. C'est un concours de sosies, ma parole !
- Tu... Tu le reconnais ?
- Bien sûr que je le reconnais. En plus, il est assis sur notre bagnole de loc, ce
con.
Il se mit en marche avec hâte vers la voiture, et fut bientôt à quelques pas du
nouveau visiteur, qui n'avait pas baissé les yeux une seconde.
- La moto, songea-t-il. Pourquoi n'ai-je pas entendu arriver la moto ? Bon, pas
grave, je vais lui parler gentiment. Ne jamais contrarier un dingue.
Puis, à haute voix :
- Excuse me, sir, Mister McQueen ? Euh... You're sitting on my car.
-
Got a problem with that, pal ?
Le petit sourire en coin ne cachait rien de bon. Le regard vide, mort, encore
moins.
- Can I ask you to... Euh, you know...
Le mari fit un petit geste de la main vers la droite. En face, le sourire en coin
s'évanouit. Les yeux, quant à eux, demeurèrent éteints, fangeux.
-
Wanna get physical with me, buddy ? Wacha think 'bout it ?
Le type blond se leva du capot et fit un pas en direction du français, puis stoppa
net pour dévisager la femme qui venait de surgir devant eux, hors d'haleine.
- No, please, no ! gémit-elle.
- Oh ! He's your husband, huh ? Wanna try some american male, babe ?
Une onde de colère submergea le mari. Plein le cul de toutes ces conneries.
- Don't touch her, OK ? You know the french coup-de-boule ? Typical folklore !
Sa tête partit en avant et une seconde plus tard, l'homme blond gisait au sol. Il
ne bougea plus.
- T'as assommé Steve McQueen ! cria la femme.
- Tant mieux ! Maintenant tais-toi et monte dans la caisse, on dégage !
Une fois installés, la voiture démarra en trombe, ignorant l'obstacle stationné
devant, la Harley rutilante. Sous le choc, la moto rebondit contre le capot et
s'immobilisa sur la chaussée, noyée dans la poussière. Le conducteur ne ralentit
même pas. L'avant du véhicule était enfoncé, mais il s'en foutait. Rien à cirer de
la franchise.
Il accéléra.
- Je... je ne peux plus me retenir ! gémit la femme. S'il-te-plaît...
- Je m'en tape ! On fout le camp ! Ces gens sont dingues !
- Je vais faire dans mon pantalon... Arrête-toi, s'il-te-plaît !
L'homme jura. Mais l'idée de l'intérieur de la voiture souillé d'urine, ou pire, et du
capot avant enfoncé par la moto de Steve McQueen revenu d'entre les morts
pour chercher la bagarre lui parut alors insoutenable. Il pila. La voiture se mit en
travers de la chaussée, nimbée de poussière âcre. Il gronda :
- Grouille-toi avant que Bullit ne se réveille ou que les Bérets Verts nous
déportent à Saïgon !
- Hein ? Quoi ?
- Rien... Fonce !
La femme se mit à courir, contourna un panneau STOP et disparut derrière une
petite maison délabrée devant laquelle pourrissait un panneau
For Sale
délavé.
Il coupa le contact, sortit et se mit à scruter le bout de la rue principale mais ne
distinguait plus la moto ni la silhouette sur le sol. Pas de trace du cow-boy
dégénéré non plus.
- Tarés. Pays de tarés...
Il renifla.
- Qu'est-ce qu'elle fout, bordel ? Il lui faut combien de temps pour...
Un hurlement de femme s'éleva. Et se tut presque aussitôt.
- Oh mon Dieu, souffla l'époux. Chérie ! Chérie !
Il ne se souvenait même pas depuis combien de temps il ne l'appelait plus de la
sorte.
- Chérie !
- Leck mich am Arsch ! Wichser !
tonna une voix masculine.
Un type en armure surgit de la ruelle où s'était engagée la femme quelques
instants plus tôt. Le français eut le temps de détailler l'épée sanguinolente dans
la main droite du forcené qui s'avançait et ses yeux bleus écarquillés, sa bouche
déformée et maculée de bave. La voix vociféra de nouveau :
- Ohrfeigengesicht ! Du bist ein Idiot ! Hurensohn !
Ignorant deux secondes le sang qui dégoulinait dans la poussière, l'armure
éclaboussée de minuscules tâches rouge, les longs cheveux blonds abîmés, le
touriste se prit à sourire et songea :
- Manquait plus que lui. Klaus Kinski.
Cette pensée fut sans doute sa dernière. C'était la fin. Étrangement, il se dit :
- La dernière scène d'un film idiot. Faudra penser à virer le scénariste.
Il se retourna. Le cow-boy le tenait en joue.
- Had told ya to behave yarself, son.
- Euh, yes.... Et fuck off, tiens.
- We hate troublemakers in this ol'town of ours, pal.
Le cavalier tira. Le français tomba à genoux et murmura :
- Ben merde alors...
Il lança :
- Je... I HATE AMERICA !
-
Too bad for ya. Knew your were a communist fuck, anyway.
C'était le motard blond aux yeux morts, qui lui décocha un coup de pied en
pleine mâchoire.
-
Eat this, sonafabitch.
- Fuck... cracha le touriste allongé sur la route. Fuck you !
-
Sie riechen wie ein fettes Schwein !
gronda le soldat casqué.
L'épée fit un arc démesuré vers le ciel, puis s'abattit.
Le français fut presque surpris de ne pas avoir mal et eut une ultime pensée :
- Mon bon Milou, on dirait que nous sommes dans de beaux draps.
Et la messe fut dite.
Dans la boîte à gants de la voiture abandonnée, le
Lonely Planet USA
dormait
paisiblement, recelant une multitude d'idées et de bons plans comme celui
proposé page 257 :
Pourquoi ne pas faire une halte dans une ville chargée d'un important passé
cinématographique ? Remembrance fut le lieu de villégiature d'une multitude de
vedettes dans les années 70, qui ont toutes séjourné à l'hôtel Bellevue, situé à
l'entrée de la ville, non loin des studios Solar, démolis depuis. Entrez dans le hall
de l'hôtel et admirez les photos encadrées des stars de l'époque ! Nostalgie
garantie... Pas la peine de vous attarder, cela dit. L'endroit est plutôt mort.
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