Mécanique
59 pages
Français

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Mécanique , livre ebook

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Description

Dans le village de Vendée, le mécanicien faisait tout : il avait vendu le premier tracteur, la première voiture, il s'occupait du monocylindre de la génératrice électrique quand l'électricité et l'eau courante sont arrivées vers les années 30, il faisait aussi chauffeur de la châtelaine, moniteur d'auto-école, ambulancier et disposait d'un papier spécial pour le transport des morts, qui lui rendrait bien service pour les évacuations clandestines de parachutistes pendant 39-45.


Et comme on habitait, près de l'Aiguillon-sur-Mer, un marais plus bas que la surface de la mer, mon grand-père puis mon père réparaient aussi les pelleteuses sur la digue, et les Bolinder des pêcheurs qui progressivement laissaient la voile pour le moteur.


Et c'est ainsi que toute une enfance se passe dans un garage, entre le Dodge et les Panhard ou les Dauphine, mais avec surtout l'évolution progressive, de 1965 jusqu'à ce qu'on s'en aille vivre sa propre vie, du panonceau Citroën.


La vie de mon père s'est confondue avec celle de l'épopée automobile, la petite épopée : la façon dont elle a modelé le territoire jusqu'au bout des plus petites routes, celles qui menaient à notre village. Il avait aussi la photographie, sa caméra Super 8, et chaque vacances de Pâques nos équipées en 2CV pour voir les autres régions de France.


Il partira brutalement, en décembre 2000, comme s'il n'avait pas voulu voir le nouveau siècle. Après le choc, c'est les rêves, les images, l'afflux en désordre de ce qu'on imaginait oublié. J'ai tout noté comme ça, à mesure que ça venait, tel que ça venait. Quelques semaines. Ensuite commence le deuil.


Le livre paraîtrait le 11 septembre 2001. Le voici en numérique, avec un cahier de photographies inédites, les siennes.



FB




Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 20 août 2015
Nombre de lectures 417
EAN13 9782814510395
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Mécanique


François Bon

Tiers Livre Éditeur
ISBN : 978-2-8145-1039-5

publication originale éditions Verdier, 2001
photographies © archives familiales de l'auteur
dernière mise à jour le 10 septembre 2014
parlant entre eux leur langue secrète, entrés dans l’ère du moteur comme on entre en religion Julien Gracq, Le Roi Cophetua
On a posé la main sur le front et les cheveux, et gardé la sensation de froid. Et puis la même main, le même matin, se saisira de l’urne brûlante. Les deux sensations coexistent, quoi qu’on fasse, dans la main droite, des jours et des jours. Justement la main qui écrit.
Écrire, on avait commencé d’en approcher : parce que tout cela, ces véhicules, ces noms, avaient traversé le siècle avant d’être déclarés obsolètes, c’est de cela qu’avec lui, trois semaines plus tôt, on s’était entretenu. De ces véhicules, de ces maisons, de ces noms, des trois générations de garage.
Maintenant, évidemment, on est seul avec quelques photographies, et des papiers imprévus. Seul avec les images et les voix qui traversent la nuit, et cette sensation, dans la main droite, rémanente.
On obéit à la main, qui dresse portrait du mort.
FB
Mécanique, le récit
Voix : quelque chose comme Bolinder six cylindres en ligne en tout cas le mot Bolinder.
Maison : cet après-midi d’il y a trois ans, pour le précédent enterrement (cette fois un enterrement vraiment : porter corps dans la terre, l’y descendre, s’assembler pour), revenant du cimetière, puisqu’on devait se rejoindre au bistrot place de la mairie, il y aurait du vin blanc et de la brioche, on s’attarderait un peu, pas trop. On revenait du cimetière, groupe dispersé, on était à nouveau place de l’église, juste en face du garage et parce que le vieux portail de fer bleu, lui, n’avait pas changé, était ouvert, j’étais entré dans ce qui maintenant était seulement du ciment vide, espace pour rien : garer des voitures, mais il n’y avait pas de voiture, j’avais marché jusque-là où je savais être la petite porte avec sa marche. Sur la vieille chaux du mur, il n’y avait plus que cela, un rectangle de parpaing mal assemblé. Du gris tranchant et rugueux sur le blanc, une patine de poussière, la force indifférente de ce qui est là sans que personne ne s’en préoccupe plus. Depuis l’intérieur de l’ancien garage, Saint-Michel-en-L’Herm, place de l’Église, désormais inutile volume de ciment, l’accès à l’autre intérieur, la porte autrefois peinte en jaune qui donnait directement dans la cuisine, au ventre de la maison, est murée.
Lamento : pour simplement s’être égarés, parce qu’avoir quitté la rocade un embranchement trop tard, butant sur un rond-point (et même : sortir sous pluie battante pour se situer sur la carte plastifiée d’un arrêt de bus), tenter de guider mon frère qui conduit, s’orienter vers un ensemble haut et massif de bâtiments à étages et fenêtres régulières mais découvrir à l’approche qu’il s’agit non pas de l’hôpital mais de la nouvelle cité administrative, trouver enfin, chercher une place bancale, voiture mi-montée sur le trottoir dans un parking encombré, se renseigner à l’accueil, descendre dans le long couloir des urgences et puis tout au bout le hall cette fois en gris avec portes automatiques par où accèdent directement ambulances et véhicules de secours, la pièce où on vous fait asseoir, chaises à dominante bleue, murs blancs, une cabine téléphonique et évidemment toujours ces notes de service affichées pour une chose ou une autre que tu ne peux pas t’empêcher d’aller lire, la nervosité de ton frère, ils viennent enfin vous chercher, vous demandent qui vous êtes.
Voix : encore des mots séparés, opaques, par exemple Citroën B2, moteur Bettus Loire, ou CLM.
Maison : le jardin évidemment maintenant tu le considères minuscule mais c’est l’abandon à cause du cabinet médical installé dans les quatre pièces : le médecin de maintenant (l’ancien, auquel autrefois vous aviez à faire, habite toujours cette maison bourgeoise derrière le presbytère et l’église, avec vigne vierge et jardin clos, le couloir sombre et indifféremment frais par lequel on vous faisait attendre avant de passer sa porte capitonnée), le jeune médecin de maintenant et son associé se moquent bien des allées de gravier et des carrés de terre à l’abandon derrière la petite maison. Je prends par l’allée à droite, il faut à peine huit pas pour traverser. La petite porte du hangar, cette porte dont la couleur gris fer témoigne, parce que sur le bois on a appliqué un reste de peinture automobile, que rien n’a changé depuis votre départ d’ici en 1964, est fermée à clé. C’est le hangar que je voulais voir : le bâtiment de parpaing semblait lui aussi autrefois tellement plus grand. Je suis ressorti du jardin (le cabinet médical était fermé, volets clos), j’ai remonté le long de la vieille grille avec glycine pour entrer dans la ruelle sans goudron et en courbe qui descend vers la ferme où on prenait le lait, puis celle des Macaud, avant de remonter à la grande rue vers l’arrière de la boulangerie. Le hangar donne sur la ruelle en courbe par un portail en tôle ondulée sur bâti de cornière peinte : aucune ambiguïté quant aux formes et aux matières, le souvenir est précis de la tôle et de la cornière, du jour qu’on apercevait par les interstices, quelquefois tout cela grand ouvert bien sûr mais quand tu y venais avec ton frère tout était dans l’ombre et silencieux. Il y tenait quatre véhicules et les quatre places toujours occupées, parce qu’à l’époque on n’aurait pas fait coucher une voiture dehors. Et même, on louait pour une bricole, au mois ou à l’année, une des places à la Dauphine du brigadier de la gendarmerie, il la garait là, on n’y touche pas on ne l’effleure pas – je me souviens, elle est verte. Au fond cette vieille Citroën dite Trèfle qui servait à vos jeux de gosses, et d’autres voitures en instance de revente, on aurait sous les doigts par le contact des plastiques intérieurs des portes, ou ne serait-ce qu’à l’odeur, identifié très précisément ces réalités manufacturées complexes que recouvraient des mots comme Simca Aronde, Panhard Dyna Z ou 24 (on a souvenir qu’il y eut dans le bâtiment longtemps une Panhard 24, qu’on s’y asseyait enfant pour conduire, dans le noir du bâtiment fermé par son portail de tôle sur cornière peinte).
Repères : deux garçons, à deux ans d’intervalle, puis un troisième dix ans après le premier, ce n’est pas, quarante-cinq ans plus tard, qu’on se voie beaucoup entre frères, on a quand même fait pour la mère devenue grand-mère une photo des onze petits-enfants (et même douze maintenant) sur l’escalier de sa maison, ce n’est pas qu’on se voie beaucoup mais cela n’empêche pas cette compréhension immédiate et muette, complète même sans mots, quand bien même on ne s’est pas vu pendant deux ans. Alors ce dimanche matin, après l’appel téléphonique qu’on relaye, prendre sa voiture et rejoindre son frère, puis s’en aller à deux, tandis que le troisième, le plus jeune, parce qu’il habite trop loin, on lui dit que ce n’est pas la peine, qu’on l’informera au téléphone, à mesure : c’est ce qu’on fait.
Lamento : le nom du brigadier de gendarmerie de Saint-Michel-en-L’Herm, propriétaire de la Dauphine verte hébergée à l’année, on ne le retrouvera pas mais lui aurait pu nous le dire et ne nous le dira pas. Il n’y aura plus ces détails qu’on glisse comme n’ayant pas d’importance à la fin du coup de fil du dimanche matin : – La Dauphine, tu sais, à Saint-Michel… et on n’aurait même pas eu besoin de préciser plus, si c’est la mécanique que ça concernait. On est là devant tout auprès, il y a des appareils et des mesures, des contractions de l’œil mais rien qui se synchronise avec les mots qu’on lui dit et si ce nom qu’on a presque sur les lèvres brusquement on s’en souvenait on ne pourra sans lui en être sûr, on s’abstiendra de l’affirmer puisque lui seul pouvait encore porter ces choses-là comme ayant de l’importance ou même pas, son paysage de toujours, ce paysage de moteurs et de fer par quoi vous-mêmes avez assemblé votre perception extérieure du monde,

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