L obscurantisme
281 pages
Français
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Description

L'obscurantisme est régulièrement invoqué dans un contexte où l'on parle beaucoup de terrorisme et d'extrémisme religieux. Le plus souvent, le terme est utilisé de manière spontanée et non problématisée, dans un registre polémique, pour disqualifier l'autre. Plus rares sont les approches qui tentent d'en proposer une définition cohérente et de l'aborder dans la perspective des sciences humaines. Un tour d'horizon nécessaire remettant brillamment en question beaucoup de nos stéréotypes.

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Date de parution 01 septembre 2010
Nombre de lectures 92
EAN13 9782296264052
Langue Français
Poids de l'ouvrage 4 Mo

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Extrait

Introduction Erwan SOMMERER et Jean ZAGANIARIS Qu’estce que l’obscurantisme ? Ce terme revient régulièrement aujourd’hui dans un contexte où l’on parle beaucoup de terrorisme et d’extrémisme religieux. Depuis le 11 septembre, le thème de l’obscurantisme semble être récurrent au sein des média et de la production intellectuelle. On le voit souvent en toile de fond des thèses sur le « choc des civilisations », le « choc des barbaries » et sur les « guerres de religions » contemporaines. L’usage de ce mot sert parfois à désigner les actes chargés de violences physiques ou symboliques qui refusent l’autonomie de la société civile par rapport aux transcendances religieuses, et il est régulièrement associé de manière exclusive, sur le mode de l’allant de soi, avec la religion. Or, cette association entre obscurantisme et religion ne se préoccupe ni des pratiques religieuses multiples, hétérogènes et variables des individus, ni d’autres formes de violences qui ne sont pas forcément liées à la religion : le sexisme, le racisme, l’antisémitisme, le dogmatisme politique et économique, le paternalisme, etc. Le plus souvent, le terme « obscurantisme » est utilisé de manière spontanée et nonproblématisée, dans un registre polémique, pour disqualifierl’autre ou bien pour désigner 1 quelque chose qui dérange notre entendement . Par contre, plus rares sont les approches qui tentent d’en proposer une définition et de l’aborder dans une perspective à la fois historique, philosophique et sociologique. Il n’y a guère actuellement de réflexions qui posent ces simples questions : Qu’estce que l’obscurantisme ? Quels sontle ou plutôtlesde ce mot ? Quelles sont les sens différentes formes qu’il a revêtues jusqu’à présent ? Quelle est sa place exacte dans nos sociétés contemporaines ? Deux pistes peuvent être suivies. L’obscurantisme est un terme utilisé à des fins de délégitimation de l’adversaire 1 La notion d’obscurantisme est principalement utilisée sur un mode impensé qui renvoie à une forme intuitive de définition. Cela n’invalide pas forcément le propos des auteurs concernés, mais cela ne peut qu’en limiter la portée scientifique. C’est le cas par exemple chez Aziz AlAzmeh, qui utilise la notion pour dénoncer la façon dont les études culturalistes anglosaxonnes tendent à réifier les sociétés dites « musulmanes » et à les enfermer dans une essence religieuse qui masque leur complexité. Dans cette optique, l’obscurantisme désigne à la fois la méconnaissance du réel et le relativisme culturel.Cf.AlAzmeh, A. L'obscurantisme postmoderne et la question musulmane, Arles, Actes Sud, 2004. On trouve le même problème chez Jacques Bude dans sa critique de l’université libérale, l’obscurantisme étant assimilé au rétrécissement de l’horizon utopique induit par le repli sur les certitudes et par le rationalisme à l’œuvre dans les sciences humaines. Là encore, c’est en quelque sorte le « sens commun » du lecteur à propos de l’obscurantisme (qui équivaut ici à l’envers de l’esprit critique) qui est mobilisé.Cf. J. Bude,L'obscurantisme libéral et l'investigation sociologique, Paris, Anthropos, 1973.
1 dans l’espace public, et il peut être étudié comme tel . Mais c’est aussi un concept susceptible de renvoyer à des pratiques spécifiques dont le point commun serait à chercher du côté de son essence, par la localisation d’un mode objectif de description de certains comportements politiques et sociaux. Serait obscurantiste un rapport particulier à la modernité, à la croyance ou à la science, ou plus généralement à la pensée critique. Toutefois, définir ce rapport de façon univoque apparaît inévitablement réducteur au regard de l’histoire des multiples significations qu’a pu prendre cette notion. Ainsi, l’on pourrait par exemple décrire l’obscurantisme comme un synonyme de fanatisme. Si nous reprenons la description qu’en donne Dominique Colas, nous obtenons un premier axe de définition. Le fanatisme, dans cette approche, se caractérise à la fois par la dévalorisation de la Cité terrestre au nom d’une Cité idéale supposée parfaite et supérieure, et par la tentative de réduction immédiate – toujours excluante et intolérante – de l’écart 2 qui les sépare . En d’autres termes, il s’agit d’une délégitimation de la société civile au nom d’un idéal théocratique. On peut donc aisément postuler qu’il existe des points de convergence entre fanatisme et obscurantisme, mais cela ne suffit pas. Si le fanatisme peut sans doute être considéré comme une forme d’obscurantisme, celuici ne saurait s’y réduire. Comme nous l’avons précisé, la définition que nous recherchons n’a pas seulement trait à la subordination du pouvoir temporel au pouvoir spirituel – pour reprendre la formulation de Colas – mais s’intéresse aussi à d’autres formes d’emprise sur le social. Ainsi que nous le verrons dans cet ouvrage, l’obscurantisme n’est pas seulement religieux. Plus largement, on peut se demander s’il est synonyme d’antimodernisme, et donc de rejet des valeurs, principes ou modes de vie hérités de la transition – difficile à situer le plan historique – entre des formes de société ou de pensée identifiées de part et d’autre d’une frontière entre prémodernité et modernité. Là encore, sur un plan intuitif, cette approche semble cohérente. Toutefois, outre la difficulté à définir précisément la notion de « modernité », on peut remarquer une autre limite : selon la définition qu’en donne Antoine Compagnon, les antimodernes sont des modernes à contrecœur, des nostalgiques d’un âge d’or perdu à jamais mais cesont quand même des 1 Pierre Fougeyrollas nous semble être le seul à avoir problématisé la notion, en amorçant une analyse de son usage partisan. Toutefois, il n’a pas échappé luimême à cette logique, qualifiant d’obscurantistes les adversaires du marxisme. Chez lui, la notion renvoyait à la fois aux pratiques contestables des classes bourgeoises (racisme, sexisme et oppression colonialiste) et surtout à l’illusion idéologique de ceux qui ne partagent pas la vision marxiste du monde.Cf.P. FougeyrollasContre LéviStrauss,Lacan, Althusser, Trois essais sur l'obscurantisme contemporain, Rome, Savelli, 1976, pp. 622. 2  Le fanatique est alors celui qui se laisse guider par sa propre imagination au lieu de privilégier la raison comme critère de la vérité.Cf.D. Colas,Le glaive et le fléau, Généalogie du fanatisme et de la société civile, Paris, Éd. Grasset, 1992, pp. 122129 et pp. 219226. Pour un exemple d’assimilation de l’obscurantisme au fanatisme,cf.Gaubert (dir), P. Combattre l'obscurantisme, Paris, Éd. JacobDuvernet, 2007. Dans ce livre, sans qu’il y ait de définition préalable et précise de la notion, l’obscurantisme concerne de façon générale les attaques contre la liberté d’expression.
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1 modernes, pris dans un rejet et une vitupération de la modernité . Leurs idées – Compagnon évoque Joseph de Maistre, Péguy, Benda ou encore Barthes – révèlent un refus critique du temps présent qui s’inscrit luimême dans les procédures et dans les modes de pensée de la modernité. Sans compter que la relation à cette dernière ne semble pas constituer un élément suffisamment discriminant pour délimiter le sens de l’obscurantisme. Chez Hannah Arendt, pour ne prendre qu’un exemple, on trouve ainsi l’idée que la modernité a engendré ses propres formes d’excès – le régime totalitaire –, liées à des idéologies que l’on doit pouvoir légitimement étiqueter comme obscurantistes. Dès lors que l’on tient compte de ces « religions séculières », l’opposition entre 2 les modernes et les antimodernes perd de sa pertinence pour notre recherche . Peuton alors considérer plus simplement que l’obscurantisme est synonyme de contreLumières ou d’antiLumières ?On retrouve ici la genèse sémantique du terme. Comme l’indique leTrésor de la langue française,il est apparu en 1819, cité pour la première fois le 5 janvier dans leConstitutionnel,et entendu dans le sens d’«hostilité à la philosophie des Lumières». De manière plus générale, ilsignifie une attitude, un système politique ou religieux visant à s’opposer à la diffusion des idées des Lumières, des connaissances scientifiques et du progrès.Il s’agit bien sûr de l’axe de définition le plus rapide et le plus évident, mais il n’est pas certain qu’il soit vraiment opératoire. En plus de la difficulté que l’on rencontre lorsqu’on cherche à définir de manière précise et complète ce que recouvre la notion de « Lumières », il faut ajouter la complexité de notions supposées en marquer le rejet ou le contrepied. Ainsi, e l’expression « contreLumières » surgit de manière tardive au XX siècle et 3 n’existe pas encore au moment de la Révolution française . Elle se distingue de 4 ce que Didier Masseau appelle les « antiphilosophes » . Ces derniers rejetaient les encyclopédistes et les philosophes au temps des Lumières mais pas forcément la Révolution française. Les contreLumières, elles, seraient alors un courant plus large, radicalement opposé à la philosophie des Lumières, à la Révolution française, à l’humanisme, aux Droits de l’homme et à l’autonomie de la raison. Toutefois, la conceptualisation approfondie qu’on en trouve chez
1  A. Compagnon,Les antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes,Paris, Gallimard, 2005.Cf. la première partie consacrée aux idées des « antimodernes ».2 Sans oublier que la hiérarchisation morale entre les deux périodes ainsi identifiées peut aussi être renversée, comme c’est le cas chez Leo Strauss, où l’effort de périodisation vise avant tout à disqualifier la pensée politique et juridique moderne. En prendre prétexte pour renvoyer simplement l’approche straussienne (et son modèle, le jusnaturalisme antique) du côté de l’obscurantisme serait pourtant réducteur. On voit donc mal en quoi associer obscurantisme et rejet de la modernité fournirait un critère de définition suffisant.Cf.A. Renaut et L. Sosoe, « L’antimodernisme juridique de L. Strauss »,in Philosophie du droit, Paris, PUF, 1991, pp. 99 127. Sur la question de la périodisation de la modernité,cf.J. Leca, « Théorie politique »,inM. Grawitz et J. Leca,Traité de Science politique, t. 1, Paris, PUF, 1985, pp. 8184. 3 J. Zaganiaris, « Qu’estce que les ContreLumières ? »,in Raisons politiques, vol. 4, 2009.4  D. Masseau,Les ennemis des philosophes. L'antiphilosophie au temps des Lumières,Paris, Albin Michel, 2000.
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Isaiah Berlin pousse à adopter une position plus nuancée et procède dans une 1 certaine mesure d’un retournement de légitimité . En effet, le critère du pluralisme permet de repérer dans les Lumières une dimension rationaliste qui apparaît négatrice de la libre expression de la diversité des cultures et des valeurs. Ce que Berlin définit par contreLumières est une manière de réagir – parfois sous une forme intellectuelle contestable – à cette négation et de démontrer comment le projet émancipateur des Lumières peut se retourner contre luimême. Pour lui, l’insistance des contreLumières sur le pluralisme est une forme de dénonciation de l’universalisme excessif des thèses humanisteset scientistes dans lesquelles il voit en dernier ressort la possibilité d’un danger 2 pour les libertés . C’est d’ailleurs ce que lui reproche Zeev Sternhell, qui assimile l’intérêt critique et nuancé de Berlin envers la pensée de Maistre ou 3 Herder à une défense du relativisme propre aux contreLumières . Occultant en cela les questionnements de Berlin sur la face « obscure » des Lumières, et manquant la complexité de son approche du pluralisme, Sternhell se contente d’une démonstration que l’on pourrait juger insatisfaisante au regard de la complexité des débats engagés. Nous pouvons ainsi rappeler que, même s’il a affirmé son intérêt pour le pluralisme, Berlin n’était pas pour autant relativiste et acceptait, tout en promouvant la multiplicité des visions du monde, l’idée du caractère universel de certaines valeurs morales.C’est d’ailleurs en ce sens que Rawls se sert de ses idées pour démontrer, dans sa théorie de la justice, qu’il 4 existe plusieurs conceptions du bien . Peutêtre estil donc possible de nous servir à notre tour des réflexions de Berlin sur le pluralisme et les contreLumières pour penser l’obscurantisme en nous inscrivant, sans l’essentialiser ou le transformer en horizon relativiste, 5 dans le « pluralisme moral » qui est le sien . Cela peut nous permettre de reconsidérer cette notion à partir de l’opposition non pas aux Lumières – même si cela peut être partiellement utile –, mais à la persistance et à la préservation de la pluralité et donc, en un sens, des conditions de possibilité de la critique. Mais là encore, ce n’est qu’une piste qui illustre la difficulté que l’on peut rencontrer lorsque l’on cherche à définir ce que peut être, par essence, l’obscurantisme. Tous les critères que nous avons évoqués, même s’ils 1  I. Berlin, « Les Contre Lumières »,contrecourant, essais sur l'histoire des idées, À Paris, Albin Michel, 1988 ; pour plus de précision sur cette question, voir J. Zaganiaris, « Des origines du totalitarisme aux apories des démocraties libérales : interprétations et usages de la pensée de Joseph de Maistre par Isaiah Berlin »,inRevue Française de Sciences Politiques,n° 54, décembre 2004, pp. 9811004. 2  I. Berlin, « Joseph de Maistre et les origines du totalitarisme »,Le bois tordu de l'humanité,[1990], Paris, Albin Michel, 1992, p. 130 ; voir égalementLa liberté et ses traîtres, six ennemis de la liberté,Paris, Payot, 2007. 3e Z. Sternhell,Les antiLumières, du XVIII siècle à la guerre froide,Paris, Fayard, 2006, pp. 530552. 4 J. Rawls,Libéralisme politique, Paris, PUF Quadrige, 1995, pp. 8687, pp. 223224. 5 Pour une réflexion sur cette question, confrontée aux auteurs et aux phénomènes de la société marocaine à partir des travaux de Berlin,cf.Zaganiaris, J. Penser l’obscurantisme aujourd’hui, pardelà ombre et lumières,Casablanca, Afrique Orient, 2009.
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