Cannibales
187 pages
Français

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Cannibales , livre ebook

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187 pages
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Description

Fermer les yeux. Gagner du temps. Ne pas cesser une seconde de penser. Amasser, encore et encore, des copeaux de vie pour colmater les brèches. ŠDésormais, pour cette jeune femme, il n'y a plus d'autre solution. Il faut tenir le siège, se fortifier dans ses souvenirs pour endurer l'assaut. Se battre, vouloir sans faiblir que tout ce qui devait exister existe. Le temps que ça passe. Une fois encore.ŠMais, de l'autre côté, le sablier se vide. Le grondement sourd des attaques se dissipe, et, bientôt, ce sera le silence. Le silence de l'élan. Celui qui fend l'air, frénétique, avant l'ultime collision.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 juin 2011
Nombre de lectures 164
EAN13 9782296465404
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0700€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Cannibales
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-55199-2
EAN : 9782296551992

Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
Darius Scylla


Cannibales


roman


L’Harmattan
Au dernier baiser
Chapitre I 10 h 16
U n gigot déchiqueté qui dégorge sur une planche, des restes d’animaux entassés dans un bac, d’autres qui cautérisent doucement en bullant sur une plaque. Des membres de volailles qui gisent dans un charnier provençal, des lambeaux de peau qui flottent autour, des voiles huileux qui s’accrochent aux louches comme des traînes, une jardinière de légumes atrophiés, un compost d’épinards brunâtre, un mortier de riz luisant et orangé. Partout des cratères ratés, mémoires tièdes des plats voisins, partout cet air épais qui sature d’effluves graisseux les corps qui le traversent. Condamnée à observer le carnage, une rangée de lampes pendues par les pieds surplombe cette traînée colorée et l’enrobe d’un ultime nappage. Elle impose au regard cette frontière nutritive où les sens se précipitent et s’embrasent, la ligne de démarcation entre la faim et l’écœurement, l’extrémité molle et lumineuse de mon monde. De l’autre côté, la vie.
Tous ceux qui ne recherchent pas l’humidité ou l’ennui tentent de traverser le plus rapidement possible ce vieux massif montagneux avachi et incontinent. Certains, pressés par leur corps ou celui de leur progéniture, optent pour une traversée en deux temps, estimant qu’un bref ravitaillement en cours de route ne pourra qu’augmenter leur chance de succès. Beaucoup parmi eux défilent ici, lentement, avant de reprendre leur course, délestés d’un peu de leur capital. Je suis sur leur route, juste au bord, du côté où l’appétit n’obscurcit pas l’esprit. Autour de moi, accroché comme un parasite à cette veine nourricière qui suinte le suc de la vie en l’irriguant loin d’ici, mon lieu de travail. Ici, une symbiose remarquable s’est développée entre les deux milieux. Une symbiose naturelle et désintéressée, comme seule une plus haute idée du commerce et du bien-être commun est capable d’en engendrer. Nous donnons à nos hôtes les moyens de repartir d’ici et eux nous laissent ceux d’y rester.
Derrière moi, face à la plaque chauffante auréolée de graisses calcinées, il y a Baps, le responsable des grillades. Le seul homme à être mobilisé en première ligne, dans l’ultime tranchée avec nous, les femmes. Il est chargé de faire disparaître des restes d’animaux toutes traces suspectes pouvant permettre de remonter jusqu’à la date de leur décès, toujours brutal. Des pauvres bêtes qui, pour les plus chanceuses ayant voyagé côté fenêtre dans le convoi qui les transportait jusqu’à l’abattoir, ont dû apercevoir leurs premiers pâturages à travers des barreaux dégoulinants de bave. Je me suis toujours demandé ce qu’elles se disaient, à ce moment-là. Peut-être que, taquinées par les reliquats d’un patrimoine génétique en pleine rénovation, elles ressentent une frustration lancinante et énigmatique à la vue d’un pré verdoyant. Peut-être que, lorsqu’elles croisent un troupeau qui paît placidement, elles se disent que la misère est vraiment partout et qu’il est bien triste de voir ses semblables réduites à bouffer de l’herbe, qui traîne par terre de surcroît. Peut-être aussi qu’elles ne se disent rien, ce qui est plus probable, et c’est la raison pour laquelle c’est nous qui les mangeons, et pas l’inverse.
En définitive, je ne sais pas plus qu’elles ce qu’elles ont ingurgité pour parvenir à engendrer d’aussi considérables carcasses, mais le fait est que leurs muscles réagissent étrangement à la chaleur et forment de grosses bulles fangeuses qui peinent à éclater. Comme dit Baps : « Le plus long à cuire, c’est les bulles ». Enfin, quels que soient leur régime alimentaire, leur épanouissement personnel à vivre puis mourir en communauté ou le temps que leurs restes mettent à expirer sur une plaque brûlante, la finalité demeure pour elles la même que pour tout ce qui vit sur cette terre, dans mon petit monde ou ailleurs : une succession d’estomacs jusqu’à la sublimation ultime, la flatulence discrète d’une bactérie anonyme.
Le vrai nom de Baps est Yann, mais il n’est jamais venu à l’idée de quiconque dans l’équipe de l’appeler par le prénom qui figure sur son badge blanchâtre en forme de toque. Tout le monde l’appelle Baps. Acronyme de bleu – à point – saignant. Ces trois mots forment l’intégralité du vocabulaire qu’il met à disposition des clients et signifient tous bien cuit. Démultipliés par les variations de ton que Baps s’accorde généreusement, ils suffisent largement à couvrir ses échanges avec les consommateurs carnivores les plus exigeants. Ceux qui cherchent une relation plus fusionnelle avec la personne chargée du morceau de viande dont ils ont rêvé durant plus de deux cents kilomètres n’ont qu’à s’attarder quelques secondes sur le faciès perlé et violacé de Baps pour comprendre que celle-ci est déjà parvenue à maturité. Il en va de même pour ceux dont l’acuité visuelle leur permettrait de distinguer le prénom sur son badge et qui, dans un tressaillement clanique, voudraient l’embarquer dans une ode à la gloire d’un fier peuple de marins et d’une contrée merveilleuse où les incendies n’existent pas.
Régulièrement, à travers le passe-plat, une voix grasse et grumeleuse éclabousse nos reins. Cette voix c’est celle du chef, qu’il est impensable d’appeler autrement sous peine de sentir instantanément des postillons tièdes et collants darder son visage. Le chef, avant d’être un chef cuisinier hors pair, est le plus gros producteur de calembours et de jeux de mots graveleux de ma petite enclave. Il ponctue nos journées de réflexions qui suintent la certitude d’avoir atteint un stade supérieur de l’évolution, ébloui jusqu’à l’aveuglement par une estime de lui que lui-même peine à appréhender, le tout arrosé d’un léger fond de frustration, celle que son équipe, la couenne de sa couenne, persiste à l’admettre avec si peu de conviction. De temps à autre, il ventouse une longue toque sur son crâne luisant (dont la seule utilité est de permettre à sa dernière poignée de cheveux d’agoniser dans l’intimité) puis il sort de son antre. Il s’assure toujours auparavant que les clients sont entassés derrière le rail et, droit comme un i à qui l’on n’aurait laissé que le point, il les gratifie d’une apparition. Il se glisse derrière nous, bras croisés dans le dos, critique bruyamment et sans élégance chacun d’entre nous et jette en pâture des regards complices aux clients incrédules. Il se redirige ensuite vers la cuisine, affichant un air d’esthète déjà absorbé par ses créations futures, les lèvres ployant sous le poids de la satisfaction, comblé par l’expression de nos visages qui lui confirment tous qu’il a parfaitement oint la zone de son musc de mâle dominant, et qu’il peut désormais regagner sereinement son terrier.
La plus grande œuvre culinaire de cette petite sphère glutineuse est probablement d’avoir rajouté des herbes de Provence dans un poulet basquaise régurgité d’un sac plastique fraîchement éventré. Les deux seules choses dont il ne se sépare jamais sont sa paire de ciseaux et ce miellat qu’il expurge par tous les pores de la peau et qui, au contact de l’air, dégage un effluve âcre et sulfuré dont la moindre exposition inverse instantanément la digestion. À un point tel que mes collègues et moi-même avons dû développer des techniques de respirations alternatives pour pouvoir endurer ses miasmes lors des confrontations les plus directes. Celles-ci vont de l’apnée simple, parfaite lors de brèves mitoyennetés mais dangereuse si celles-ci s’étendent, à de petites inspirations silencieuses et exclusivement buccales lors de proximités plus prolongées. L’idéal étant bien sûr d’attirer le chef sur le terrain le moins défavorable, les abords de la friteuse étant généralement un choix pertinent,

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