Manège
194 pages
Français

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Description

Roméo a une chance : il court. Il a un rêve : fuir le quartier tzigane de la Colentina. De la chute de Ceaucescu dans un Bucarest en ébullition à l'occupation de l'église Saint-Bernard à Paris, de l'abandon de sa femme et de l'enfant qu'elle porte à l'espoir d'une nouvelle vie, Roméo poursuit sa course comme le coureur cherche un second souffle. Au travers des tribulations d'un jeune Tzigane en Roumanie et en France, Manège met en scène les obsessions de l'auteur pour qui l'homme, quoi qu'il fasse, est une cible, par ailleurs condamné à toujours repousser les frontières du dépassement de soi et du destin.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 septembre 2008
Nombre de lectures 25
EAN13 9782336264653
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0750€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© L’Hatmattan, 2008 5-7, rue de l’Ecole polytechnique ; 75005 Paris
http://www.livrairieharmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr
9782296061606
EAN : 9782296061606
Sommaire
Page de Copyright Page de titre BUCAREST PARIS
Manège

Olivier Peraldi
BUCAREST

« Ne prenez pas garde à mon teint noir, C’est le soleil qui m’a brûlée... »
Cantique des Cantiques, I-5

1
21 décembre 1989
Les mâts d’apparat étaient en berne. Les drisses métalliques giflaient sans discontinuer les longs tubes d’acier. C’était le matin. L’air était froid ; la Piata Revolutiei déserte. Hôtels et bâtiments officiels étaient clos. Le palais aussi.
Un premier groupe arriva à pied. Des cars suivirent bientôt. Ils se garèrent à distance du palais, les vibrations du moteur vite coupées, étouffées et aplanies par le froid. Les voyageurs se délivraient lentement de l’anesthésie du voyage, encore saoulés du ronronnement sourd de la mécanique, arrachés à la chaleur du cocon de fer. Ils parlaient à voix basse. Ils venaient de la banlieue ; pour certains d’un peu plus loin. Le vent balaya la place. Ils plissèrent les yeux et enfouirent le menton au creux des épaules. Du café fumait dans les tasses. Des étudiants, en vestes de sport et pantalons serrés s’activaient autour de banderoles. Elles étaient réunies en fuseaux qu’ils disposaient en différents tas selon leur taille. Il fallut les dénouer et les étaler, puis les répartir entre les responsables de section. Un homme alluma une cigarette,. Un autre soufflait dans ses mains.

A midi, ils étaient cent mille. La place bruissait. Les cars avaient quitté la place, les banderoles étaient dressées. Les premiers rangs commencèrent à frapper dans les mains. La clameur montait. Elle se propageait le long des murs de la bibliothèque nationale, des façades d’immeubles, glissant sur les austères hôtels de luxe, elle passa la massive bâtisse du ministère de l’Intérieur, arriva à l’autre extrémité de la place pour s’éteindre enfin sous le balcon du palais. Là-haut, debout, Nicolae Ceausescu les regardait.
Le visage du dictateur émergeait d’un lourd manteau qui tombait sans pli jusqu’à ses pieds. Il connaissait l’exercice par cœur. Il n’accorderait pas plus de deux ou trois minutes aux acclamations. Il salua d’un mouvement de main. Il allait parler. Ceausescu ajusta les micros. Roméo arrêta ses pas.
- Mes chers camarades et amis... Chers camarades ! répéta-t-il. Citoyens de Bucarest...
Si la multitude peut avoir un visage, celui-ci n’était pas habituel. Un instant, le dictateur crut discerner un rictus improbable et grotesque. Il n’y avait pourtant devant lui que la masse grise et bien connue des partisans du régime, tous ces paysans, petits fonctionnaires, ouvriers et boutiquiers qui avaient dû si souvent l’acclamer. Il y avait, ce matin-là comme tous les autres matins, l’organisation, la force de l’habitude et la peur. Rien ne pouvait changer.

Les clameurs de la foule prirent un tour nouveau. Le rythme des slogans se délitait. Les scansions officielles, mille fois répétées en pareilles circonstances, cédaient la place à des phrases décousues. Cris et chants s’emmêlaient. Les mots et les airs se mélangeaient en un magma bouillonnant. Inintelligible. De temps à autre, saillait une exclamation, étrange, claire et pourtant impossible. Puis des sifflets, vifs et légers, firent comme mille nuées mauvaises. Ils gonflaient comme une houle. Il y eut bien quelqu’un pour être le premier à crier : « Timişoara ! », « Timişoara ! » Depuis trois jours les chaînes de télévision internationales passaient le reportage en boucle. La tuerie de Timişoara avait fait le tour du monde. Seule la Televiziunea Românâ mettait en doute l’implication du pouvoir dans les assassinats. Mais qui la croyait encore ? Des poings se dressaient. La huée fut brutale. Des hommes couraient, çà et là. La foule se clairsemait pour mieux se reconstituer un peu plus loin, compacte et hostile. Roméo était emporté par le mouvement général. Il courait sans raison ni objectif, poussant autant qu’il était poussé, bousculant les plus lents, ne pouvant éviter ceux qui venaient en sens inverse. Épaule contre épaule avec des inconnus, il jouait des bras et des mains pour écarter autant que se protéger. Ceux-là se dirigeaient vers le fond de la place, d’autres se rapprochaient du palais. Sur le balcon, Ceausescu assistait stupéfait à la confusion. Il cherchait ses mots.
- Mes amis...
Un conseiller apparut derrière lui. Il se pencha à son oreille. Ils entrèrent précipitamment dans le palais. Des hommes sillonnaient la place d’un bout à l’autre se frayant un chemin à coups de coudes. Ils s’arrêtaient parfois, le temps d’un geste, le regard en fièvre, avant de se fondre à nouveau dans la masse. D’autres haranguaient leurs voisins, tentaient d’arracher des pavés, de pousser des voitures, saisissaient des objets providentiels.

Les soldats arrêtèrent leurs véhicules des deux côtés de la calea Victoriei, et des strada Gabriel Peri et Stirbei Voda. La place était bloquée. L’hélicoptère présidentiel s’approcha, descendit à quelques mètres du toit du palais. L’énorme vrombissement hachait la clameur de la foule qui ne cessait pas. Roméo longeait la Bibliothèque nationale. A l’intérieur, le personnel s’affairait à bloquer l’accès des portes. Un homme en blouse grise dirigeait la manœuvre. Des personnes rangeaient ce qui traînait encore sur les tables. D’autres, derrières les portes vitrées, n’osaient pas s’approcher, interdits devant l’émeute.

2
La Colentina
Les Tsiganes étaient arrivés du Nord ; d’autres de l’Est. Ils avaient arrêté leurs roulottes en vue des murs de la ville, posé leurs malles, monté le campement, ordonné aux femmes d’aller, en éclaireuses, parcourir les rues, sonder le visage des Gadjé, estimer la vigueur de leurs enfants, connaître leurs richesses. L’eau des lacs était fraîche et bonne à boire ; la ville, calme. Venus de nulle part, inconnus, inquiétants, ceux que personne n’attendait, s’étaient, il y a bien longtemps, installés sans bruit.

3
25 décembre 1989
C’était le jour de Noël. La sentence était tombée. « Vous avez fui ! » leur avait-on dit. Helena et Nicolae Ceausescu n’avaient pas su répondre. Ils furent exécutés.

C’était le jour qu’avait choisi un oncle pour mourir. Les familles veillaient l’agonie du vieux. La Colentina aimait se regarder mourir. Pour tous, la mort était le meilleur moment pour pleurer sur son propre sort, sur les malheurs de la vie et la malédiction des Tsiganes.
Les hommes avaient entrepris de sortir le moribond de sa chambre. Il fallait le descendre dans la cour pour que chacun puisse le voir mourir. Le vieux habitait au quatrième étage d’un immeuble gris qui en comptait cinq. La cage d’escalier était exiguë. Il y régnait une odeur de terre froide et humide qu’aucun courant d’air ne venait chasser. Le matelas sur les épaules, le vieux sur le matelas, les hommes descendaient avec juste ce qu’il fallait de ménagements pour éviter que tout ne s’effondre. La charge, souple et fuyante, était malaisée à tenir. Les porteurs agrippaient à pleines mains l’épaisseur de la toile, ils s’aidaient de leur tête courbée sous la charge, se passant et repassant le fardeau au gré des circonvolutions de l’escalier. Le drap emporté par le poids de la couverture glissait sur le vieux jusqu’à la ceinture. Il découvrait un torse gris, jaune par endroits, et maigre. A chaque secousse, le vieillard exhalait un râle. Chacun constatait alors qu’il était encore vivant. A chaque palier, les porteurs reprenaient leur souffle. Râles et halètements se mélangeaient dans une même plainte.

La mort du vieux ne pouvait pas mieux tomber. Roméo espérait retirer de l’agitation et de l’affliction générale des familles une moindre aversion à son égard de la part des pères de la communauté. Ils ne l’aimaient pas. Ils ne lui avaient toujours pas pardonné la faute de sa mère. Safta était de l’avis de tous devenue folle. Les sages avaient réuni le kriss en tribunal alors que Roméo n’avait pas un an. Le plus vieux krissinitori avait dit avoir vu s’échapper l’homme au chapeau noir de chez Safta. Il disait que si le Gadjo

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