Le processus d'automatisation de la production et l'état de droit - article ; n°1 ; vol.4, pg 205-220

Ragip Ege

Description

Revue française d'économie - Année 1989 - Volume 4 - Numéro 1 - Pages 205-220
La production affranchie de toute subordination à un système de besoins socialement déterminés, la production devenue une fin en soi, est une des caractéristiques des temps modernes. Dans ses analyses économiques, Marx désigne la transformation générale de la force de travail en marchandise comme une des conditions nécessaires de ce processus d'émergence de la production en sphère autonome ; cette thèse suppose logiquement la liberté juridique du travailleur. L'examen montre que l'homme effectivement libre est un individu qui a reçu une détermination politique, c'est-à-dire le citoyen. Aussi la liberté juridico- politique de l'individu ne peut-elle être considérée comme une modalité d'existence sociale purement contingente, dictée par les exigences d'un développement économique particulier ; elle est plutôt la condition de ce développement. Ce n'est que dans une structure sociale spécifique — l'Etat de droit — où les individus — les tra- vailleurs — sont reconnus comme êtres politiques que la production s'autonomise.
The production which has been emancipated from all kinds of subordination to the system of needs, as socially determined, the production which has become an aim in itself, is one of the characteristics of modern times. The necessary condition of this emancipation according to Marx is the general transformation of the working force into marchandise. This argument presupposes logically juridical liberty of the worker. However a free man, economically speaking, is a political individual, i. e. one of that have received a political determination as a citizen. Hence, the juridical and political liberty of the individual cannot be considered as a pure modality of a social contengencies governed by a particular economical development. They are rather the preliminary condition of this development. It is only within a specific social structure — the Sovereign State — where the individual — the worker — is recognized politically that the production may become autonomous.
16 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

• Publié par: REVUE_FRANCAISE_D-ECONOMIE
• Publié le: 01 janvier 1989
• Nombre de lectures: 17
• Langue: Français

Extrait

Ragip Ege
Le processus d'automatisation de la production et l'état de droit
In: Revue française d'économie. Volume 4 N°1, 1989. pp. 205-220.
Résumé
La production affranchie de toute subordination à un système de besoins socialement déterminés, la production devenue une fin
en soi, est une des caractéristiques des temps modernes. Dans ses analyses économiques, Marx désigne la transformation
générale de la force de travail en marchandise comme une des conditions nécessaires de ce processus d'émergence de la
production en sphère autonome ; cette thèse suppose logiquement la liberté juridique du travailleur. L'examen montre que
l'homme effectivement libre est un individu qui a reçu une détermination politique, c'est-à-dire le citoyen. Aussi la liberté juridico-
politique de l'individu ne peut-elle être considérée comme une modalité d'existence sociale purement contingente, dictée par les
exigences d'un développement économique particulier ; elle est plutôt la condition de ce développement. Ce n'est que dans une
structure sociale spécifique — l'Etat de droit — où les individus — les tra- vailleurs — sont reconnus comme êtres politiques que
la production s'autonomise.
Abstract
The production which has been emancipated from all kinds of subordination to the system of needs, as socially determined, the
production which has become an aim in itself, is one of the characteristics of modern times. The necessary condition of this
emancipation according to Marx is the general transformation of the working force into marchandise. This argument presupposes
logically juridical liberty of the worker. However a free man, economically speaking, is a political individual, i. e. one of that have
received a political determination as a citizen. Hence, the juridical and political liberty of the individual cannot be considered as a
pure modality of a social contengencies governed by a particular economical development. They are rather the preliminary
condition of this development. It is only within a specific social structure — the Sovereign State — where the individual — the
worker — is recognized politically that the production may become autonomous.
Citer ce document / Cite this document :
Ege Ragip. Le processus d'automatisation de la production et l'état de droit. In: Revue française d'économie. Volume 4 N°1,
1989. pp. 205-220.
doi : 10.3406/rfeco.1989.1208
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfeco_0769-0479_1989_num_4_1_1208Ragip
■■■■ EGE
Le processus
d'autonomisation
de la production
et l'état de droit
toujours et dans toute société a production comme n'a une pas sphère été perçue relat
ivement autonome — par rapport à l'échange et au sy
stème des besoins socialement déterminés —, ayant une
finalité interne et obéissant à des lois spécifiques qui la
rendent comparable voire assimilable à une réalité d'ordre 206 Ragip Ege
physique. Il ne serait pas abusif de parler d'un devenir
autonome de la production à travers l'histoire. Des dis
positions juridico-politiques très particulières, que seule
une philosophie téléologique de l'histoire oserait tenir
pour nécessaire, semblent, à l'examen, avoir constitué les
conditons permettant l'émergence de la production
comme sphère relativement autonome. Dans cet article 1
nous nous proposons de nous arrêter, parmi ces condit
ions, sur celle qui est souvent considérée comme la plus
évidente et la mieux connue, à tel point qu'on juge superf
lu d'y accorder un intérêt particulier : la liberté juridique
de l'homme (du travailleur), c'est-à-dire sa détermination
politique.
Nous partirons de l'interrogation de Marx sur le
statut de la production dans la société moderne. Déjà à
l'époque de l'idéologie allemande et, de façon bien plus
systématique, à partir des Grundrisse 2, Marx établit une
distinction nette entre deux modes de déploiement de la
sphère de la production dans la société ; cette distinction
recoupe étroitement celle que K. Polanyi observe entre le
sens substantif et le sens formel de l'économique3. Ce
qu'on pourrait nommer, en s'inspirant de Polanyi, la pro
duction « au sens substantif » dénote une réalité univers
elle, familière à toute existence humaine ; elle correspond
à l'activité vitale d'acquisition et de fabrication d'objets,
faisant intervenir des moyens techniques déterminés, en
vue de satisfaire des besoins individuels ou collectifs. En
ce sens, la production est encastrée dans l'existence
sociale ; elle n'échappe à la régulation stricte du système
des besoins que pour constituer un enjeu, parmi d'autres,
dans les rapports de domination et de servitude, dans les
rapports extra-économiques. La production au sens for
mel implique, en revanche, l'idée d'une opération logique
entre fins et moyens ; par opération logique, il faut
entendre, ici, l'usage systématique, rationnel des moyens Ege 207 Ragip
pour satisfaire des fins illimitées. C'est ce devenir illimité,
indéterminé des fins à satisfaire qui soustrait la product
ion à la régulation du système des besoins. Le besoin
n'est désormais qu'un simple prétexte pour produire :
Marx parle de «la production pour la volonté de pro
duire ». Au sens formel, la production possède sa propre
finalité interne : à savoir des marchandises porteuses de
valeur.
Toute œuvre offre à la lecture plusieurs niveaux
d'interprétation, de profondeur et de complexité iné
gales : cette remarque est particulièrement pertinente
pour l'œuvre quasi-inépuisable de Marx. En effet, la
vision évolutionniste, continuiste, téléologique, bref idéal
iste de l'histoire telle qu'elle s'énonce, dans sa naiveté la
plus crue, dans le célèbre schéma de succession linéaire
des modes de production de 1859, se trouve singulièr
ement nuancée, « ébranlée » selon Cl. Lefort 4 ou
«démentie» disent F. Châtelet et E. Pisier-Kouchner5,
dans le travail proprement analytique de Marx sur le capi
talisme. Les enseignements explicites ou les implications
logiques de l'analyse synchronique portant sur la struc
turation spécifique d'un système donné, dévoilent souvent
et dénoncent le caractère sommaire et forcé des construc
tions ingénieuses de l'interrogation diachronique en quête
d'une nécessité interne à l'évolution historique. Compte
tenu de la distinction précitée entre les deux sens de la
production, le capitalisme se présente, dans les analyses
de Marx, comme le lieu du « désencastrement » de la
production du tissu social ; il se caractérise par l'avèn
ement dans l'histoire, du sens formel de la production,
qu'aucune nécessité dialectique ne semble avoir pro
grammé d'avance. Aussi, existe-t-il, dans ce contexte
théorique, une discontinuité irréductible entre le capita
lisme et les systèmes pré-capitalistes, comme l'a toujours
expressément souligné Cl. Lefort 6. 208 Ragip Ege
Le capitalisme est le lieu de l'affranchissement de
la production de la régulation du système des besoins ; et
c'est précisément grâce à cet affranchissement que la pro
duction peut être appréhendée comme une activité digne
d'être envisagée et étudiée en et pour elle-même ; c'est
au sein d'un tel système que l'étude des lois objectives
susceptibles de régir cette activité devenue autonome et
donc perceptible, peut désormais se constituer en objet
de recherche spécifique. L'émergence d'une probléma
tique de la production suppose, par conséquent, un
contexte socio-économique, une totalité sociale particul
ière ; comme telle, il s'agit bien d'une problématique
datée dans l'histoire. En empruntant la remarque lumi
neuse de M. Foucault, une véritable de la
production s'élabore lorsque la valeur n'est plus perçue
comme un signe mais comme un produit 7. Marx s'était
clairement rendu compte de cette mutation épistémolo-
gique dans l'histoire occidentale ; aussi, faut-il particuli
èrement insister sur l'usage qu'il fait du terme de valeur
sans nécessairement l'affecter de s