Les aventures de l  « État segmentaire » - article ; n°1 ; vol.3, pg 44-54
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Les aventures de l' « État segmentaire » - article ; n°1 ; vol.3, pg 44-54

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Description

Critique internationale - Année 1999 - Volume 3 - Numéro 1 - Pages 44-54
11 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1999
Nombre de lectures 15
Langue Français

Extrait

omment modélise-t-on des sociétés
« exotiques » ? Le fait qu’une société ne soit
pas la vôtre facilite en partie l’exercice : car
un modèle est fondé sur des abstractions, et il n’est pas bon de l’alourdir par un
excès de connaissances ou même d’informations. Le bâtisseur de modèles idéal est
donc celui qui sait quelque chose sur une société donnée (au moins assez pour étayer
sa prétention à en parler) mais qui n’en sait pas trop. Le plus grand constructeur
de modèles à l’usage des sociologues, voire des politistes, de ce siècle est sans
doute Max Weber, dont les méthodes sont bien connues. D’une part, il s’efforce
d’élaborer une analyse comparative des civilisations définies en termes religieux :
christianisme protestant et catholique, judaïsme, islam, hindouisme, bouddhisme
(Stern 1971) ; d’autre part, il s’interroge d’un même mouvement sur la façon dont
les États se sont formés et légitimés au sein de ces complexes culturels. Certains
ont récemment soutenu que cette interprétation de Weber déforme sa pensée
réelle (Swedberg 1998). C’est bien possible, mais l’important est sans doute que
le Weber qui a influencé la sociologie comparative de l’après-guerre a été, dans le
monde anglophone et notamment aux États-Unis, fortement teinté par la lecture
qu’en donnait Talcott Parsons (Weber 1957). Weber y apparaissait comme une sorte
de structuro-fonctionnaliste. L’interprétation webérienne de l’État en Inde a beau-
coup souffert de ce prisme, comme on va le voir.
J
usqu’aux années soixante, l’approche webérienne n’a eu que peu d’impact sur les
études indiennes. Les tendances dominantes étaient au nombre de trois. La pre-
mière était le modèle colonialiste du « despotisme oriental », développé dans le
cas indien par des auteurs tels que Jadunath Sarkar et W. H. Moreland (
in
Alam
et Subrahmanyam 1998), selon lesquels l’État indien précolonial typique était
presque entièrement exploiteur et largement prédateur, et pratiquement dépourvu
de traits positifs. Cette interprétation, fondée sur des idées reçues mais retra-
vaillées qui remontaient à Bernier (1620-1688) et à Montesquieu, auxquelles s’ajou-
taient une lecture peu critique des récits des voyageurs européens et une appré-
ciation tendancieuse des textes persans, a été remise en vogue ces dernières années
Les aventures
de l’« État
segmentaire »
par Sanjay Subrahmanyam
c
Le cours de la recherche
par les nationalistes hindous extrémistes, qui ajoutent que tous les traits négatifs
de ces États sont à rapprocher du fait qu’ils étaient en général dirigés par des
musulmans. Selon Moreland, les Britanniques ont donc dû lutter pour en finir avec
ce qu’il appelait la
damnosa hereditas
de la domination musulmane.
Un deuxième modèle, élaboré en partie par réaction à celui-ci, était d’inspiration
marxiste et se rencontre dans les écrits de D. D. Kosambi (1975), puis de
R. S. Sharma, Irfan Habib (
in
Byres et Mukhia 1985) et, dans une mesure plus limi-
tée, Romila Thapar (1965). Ces auteurs ont produit des variantes d’un « féodalisme »
indien qui se serait installé à partir du VIII
e
siècle (même si Irfan Habib accepte
mal cette appellation pour le sultanat de Delhi ou les Moghol). Ce féodalisme
aurait ensuite fait place à des formes imparfaites de capitalisme sous domination
coloniale, des éléments importants de féodalisme se perpétuant néanmoins jus-
qu’après l’indépendance. Il est intéressant de remarquer que ce second courant
emprunte parfois massivement au premier, et que leur opposition n’est pas aussi
radicale qu’on pourrait le penser.
Un troisième modèle, produit en grande partie par l’école nationaliste libérale,
repère en Inde, avant la domination coloniale, plusieurs États déjà très élaborés,
qui soutiendraient la comparaison avec Byzance, la Chine ou l’Europe médié-
vales. C’est dans ce cadre que, par exemple, l’historien K. A. Nilakantha Sastri de
l’université de Madras analysait l’État des Chola, qui domina l’Inde du Sud-Est du
IX
e
siècle à la fin du XIII
e
. Les Chola étaient à ses yeux un Empire puissant, dont
le domaine s’étendait à Sri Lanka et en Asie du Sud-Est, doté d’une armée nom-
breuse, d’une flotte importante, d’un système fiscal remarquable et d’une admi-
nistration développée (Nilakantha Sastri 1955).
Ce dernier modèle a été mis en question dans les années soixante par des néo-
webériens, en particulier des historiens américains dont la préférence pour Weber
aux dépens de Marx n’était pas tout à fait étrangère à la conjoncture politique de
l’époque. Certains de ces sceptiques acceptaient les prémisses très culturalistes
des écrits webériens sur l’Inde ; selon eux, aucun des trois modèles décrits plus haut,
à l’exception peut-être du premier, ne prenait en compte la très forte spécificité
culturelle de l’Inde. Autrement dit, la société indienne précoloniale différait radi-
calement, par son organisation, des sociétés occidentales. Il s’ensuivait que les
États indiens devaient, eux aussi, avoir été complètement différents, dans leur
logique même, des États occidentaux. Il était futile de chercher à transplanter des
modèles élaborés pour l’Occident, tels que le « féodalisme », sur le terrain si peu
propice de l’historiographie indienne (Stein 1977 ; Cohn 1977). On retrouve là le
reflet des débats caractéristiques de l’époque sur les modèles en « -étique » et
« -émique »
1
, mais aussi le souci de se donner un cadre de travail et un vocabu-
laire inspirés d’une connaissance de l’intérieur des sociétés étudiées. Cette propo-
sition hyperwebérienne consistant à exclure radicalement l’Inde des cadres d’analyse
Les aventures de l’« État segmentaire » —
45
plus généraux se trouve chez le Dumont de cette époque, ainsi que chez Heesterman
(Dumont 1966 ; Heesterman 1985). Remarquons qu’ils n’étaient historiens ni
l’un ni l’autre. À partir de points de départ « idéalistes » (par opposition au maté-
rialisme choisi par Kosambi et les autres historiens marxistes), ils affirmèrent que
c’étaient les prémisses culturelles (notamment la tension radicale et irréductible entre
les fonctions sacerdotale – assumée par les brahmanes – et royale – apanage des castes
guerrières –, fonctions conflictuelles et complémentaires) qui déterminaient la
trajectoire des États indiens. Les deux auteurs s’appuyaient sur une analyse des textes
classiques, de caractère normatif, de l’Inde ancienne, mais considéraient que leurs
modèles restaient valables pour la période coloniale et peut-être même au-delà. Ni
l’un ni l’autre ne s’intéressa le moins du monde au matériel textuel ou historique
produit entre, disons, les IX
e
et XVIII
e
siècles. Reste que, avec des auteurs comme
A. M. Hocart, ils préparèrent le terrain à l’innovation radicale qu’allaient consti-
tuer, à la fin des années soixante-dix, les idées d’« État segmentaire » et d’« État
de théâtre » (Hocart 1970 ; Geertz 1980).
L
e modèle de l’« État segmentaire » est né de la conviction, chez des chercheurs
américains tels que Bernard Cohn, Richard Fox et Burton Stein, que l’histoire de
l’Asie du Sud pouvait être mieux appréhendée à travers des modèles africains – en
particulier issus des travaux anthropologiques – qu’européens. Cette proposition
n’était pas sans lien avec celle d’écrire une « ethno-histoire » du sous-continent,
projet lui-même issu de la controverse « -étique »/« -émique » mentionnée plus
haut. Évidemment, les modèles africains n’étaient pas plus « intérieurs » à l’Asie
du Sud que les modèles européens, mais ils étaient supposés permettre d’introduire
dans l’historiographie indienne de l’État un certain nombre d’éléments tels que les
études de parenté, remarquablement absents des préoccupations jusque-là. Surtout,
ces nouveaux modèles, associés à des options néo-webériennes, feraient plus de place
au « rituel » dans l’analyse du fonctionnement de la société et de la formation de
l’État.
Notons que ces arguments ont aussi servi lorsqu’il s’est agi de définir l’« anthro-
pologie historique » en France dans les années soixante-dix, mais Cohn ou Stein
semblent avoir été étonnamment imperméables aux travaux, par exemple, de
Kantorowicz (Cannadine et Price 1987). Ils cherchaient plutôt leur inspiration chez
des anthropologues anglo-saxons de l’Afrique tels que E. E. Evans-Pritchard, avec
ses recherches sur les Nuer du Soudan, et surtout Aidan Southall, qui travaillait
sur les Alur d’Afrique de l’Est (Evans-Pritchard 1937 ; 1968 ; Southall 1956). Ces
modèles africains avaient déjà été exportés avec quelque succès vers les études sur
la Nouvelle-Guinée, par exemple, et l’on considérait que seuls les préjugés et le
racisme implicite des historiens indiens les empêchaient d’accepter un modèle
venu des études africaines.
46
Critique internationale
n°3 - printemps 1999
Evans-Pritchard, dans son livre publié en anglais en 1940, s’efforçait déjà de lier
les notions de lignage et de segment à la formation politique, mais sans aller jus-
qu’à parler d’« État segmentaire ». Ce n’est pas très étonnant, vu la société qu’il
décrit : « Remarquable est chez les Nuer l’absence d’organes de gouvernement,
d’institutions juridiques, de commandement déclaré et plus généralement de vie
politique organisée » (Evans-Pritchard 1968 : 210). Dans cette société apparem-
ment sans État, organisée autour d’une « parenté acéphale », l’anthropologue dis-
cernait pourtant certains traits qui allaient se révéler intéressants pour ses succes-
seurs. Dans le cas des Nuer, semblait-il, « les groupes politiques et lignagers ne sont
pas identiques, mais il y a entre eux une certaine correspondance » ; ou encore il
y avait « une tendance des segmentations territoriale et lignagère à se coordonner,
[et] on peut l’observer aux divers stades de l’expansion territoriale, depuis la mai-
sonnée jusqu’à la tribu » (Evans-Pritchard 1968 : 223, 280). À partir de ce travail
et d’autres écrits décrivant les systèmes lignagers, leur expansion, leur concur-
rence et leur articulation avec les aspects symboliques et mythologiques, Southall
construisit un modèle appliqué à une société qui n’était ni une société sans État ni
un État centralisé, mais quelque chose entre les deux.
Tirant argument des critiques historiographiques de S. F. Nadel, Southall chercha,
selon ses propres termes, à définir un modèle où « les sphères de la souveraineté rituelle
et de la souveraineté politique ne coïncident pas. La première s’étend largement en
direction d’une périphérie souple et changeante. La seconde est confinée à un
domaine central, à un noyau » (Southall 1988 : 52 ; Nadel 1942). Contrairement à
Evans-Pritchard, Southall penchait nettement vers cette combinaison de structura-
lisme et de marxisme qui se faisait jour dans les années cinquante. Il considérait que
les montagnards alur d’Afrique du Centre-Est (aujourd’hui l’Ouganda de l’Ouest et
une partie de l’Est du Zaïre) fournissaient un exemple d’État précolonial, puisqu’ils
n’avaient été soumis à la domination coloniale qu’en 1914. Il soutenait en outre que
leurs institutions sociales et politiques originelles étaient encore accessibles, intactes,
à l’anthropologue de terrain en 1950. L’État et la société alur, selon lui, avaient été
créés vers le XVI
e
ou le XVII
e
siècle, sous l’effet de la migration vers l’Ouest de repré-
sentants de l’ethnie lwo, venus d’au-delà du Nil occuper des zones peuplées par des
arrivants plus anciens tels que les Abira, les Lendu, les Madi et les Okebo. Associant
agriculture et élevage, les Alur (ou certaines parties d’entre eux telles que les Atyak)
surent développer une société stratifiée : un surplus très modeste fut dès lors dispo-
nible pour l’État, qui put ainsi maintenir un système politique dans lequel, fonda-
mentalement, l’intégration s’effectuait au travers de rituels plutôt que par le biais du
pouvoir. Selon Southall, les Alur étaient restés jusqu’au XX
e
siècle dans un « mode
de production fondé sur la parenté ». En l’absence de documents écrits ou d’inscrip-
tions rupestres, cet auteur, comme la plupart de ses collègues anthropologues tra-
vaillant sur l’Afrique à l’époque, était tout simplement dans l’incapacité d’observer
Les aventures de l’« État segmentaire » —
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ou de définir le changement à moyen et court terme. Il lui fallait postuler qu’un seul
type d’État avait traversé de longs siècles jusqu’à la colonisation ; cet État « tradi-
tionnel » était nécessairement opposé à la modernité coloniale, aussi limitée et
imparfaite qu’ait pu être la transition. Cette façon de voir correspondait d’ailleurs
au choix marxiste-structuraliste que Southall assumait.
Mais l’utilité de l’idée de segmentation dans les systèmes sociaux fut controversée
dès le début des années soixante. Ainsi Marshall Sahlins relevait que « la segmen-
tation et l’opposition complémentaire sont des traits très répandus, presque uni-
versels, de l’organisation sociale des hommes. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que
les Tiv et les Nuer aient été mis dans le même sac que des sociétés qui recouvrent
à peu près toute la gamme possible de l’évolution, de la simple tribu à des proto-
États tels que celui des Alur » (Sahlins 1961 : 322). La question de l’« évolution »
n’est pas centrale pour la présente discussion ; ce qui nous intéresse ici c’est que
diverses formes de segmentation soient très répandues dans toutes sortes de socié-
tés, aboutissant à des résultats très différents en termes de formation de l’État, depuis
l’Afghanistan et l’Afrique du Nord jusqu’à l’Afrique occidentale et l’Amérique
précolombienne. Rapprocher segmentation lignagère et formation de l’État pour
faire apparaître une congruence entre les deux était donc une stratégie d’intérêt
douteux. Pour s’y engager, il fallait être prêt à faire aussi totalement abstraction de
l’économie politique que l’exigeaient à l’époque les modèles structuralistes.
Q
u’était donc ce modèle d’« État segmentaire » que l’on proposait d’appliquer à
l’Inde à la place des précédents ? On en distingue deux variantes, l’une de Richard
Fox, qui s’appuie surtout sur l’idée de l’expansion et de la concurrence des lignages,
l’autre, beaucoup plus connue, de Burton Stein, dans laquelle le lignage et la
parenté jouent un moindre rôle (Fox 1971 ; Stein 1977). Heureusement, nous
disposons d’une définition claire non de Stein lui-même, pourtant principal avo-
cat de ce modèle, mais de David Shulman, qui tenta de l’appliquer à la sphère de
l’idéologie et de la légitimation dans l’Inde du Sud médiévale. Selon cette défini-
tion, l’État segmentaire est caractérisé par :
«
-
a. un centre relativement faible, exerçant un contrôle qui diminue en propor-
tion de la distance, de sorte qu’on observe une série de noyaux périphériques assez
autonomes ;
-
b. la tendance de ces noyaux périphériques à “copier” la structure d’autorité telle
qu’elle se manifeste dans le centre ;
-
c. une organisation pyramidale des segments socio-politiques relativement à l’au-
torité centrale – ce qui est peut-être, selon Stein, “le trait le plus distinctif” du modèle
segmentaire de Southall ;
-
d. une hégémonie rituelle ou symbolique qui remplace le contrôle politique effec-
tif comme force d’intégration majeure du corps politique ;
48
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n
e. un système de relations dynamique, mobile et fluctuant entre les différents
segments, dont les plus périphériques changent aisément d’allégeance » (Shulman
1985 : 18-19).
Burton Stein a vigoureusement attaqué K. A. Nilakantha Sastri dans son livre
Peasant State and Society in Medieval South India
, publié en 1980. Il y soutient que
son propre modèle d’« État segmentaire » n’est pas seulement « fondamentalement
différent du modèle existant, [mais aussi] plus conforme à ce que l’on sait de la
période chola ». Il relève l’indifférence totale de Nilakantha Sastri à l’égard de la
royauté comme « incarnation rituelle » et « sacrale », cet auteur ne voyant dans le
roi que « le directeur supposé d’une structure administrative complexe ». Au
contraire, pour Stein, l’État des Chola n’était fondé sur aucune forme de contrôle
administratif ou fiscal réel, à part pour un tout petit noyau central ; c’était un « sys-
tème d’hégémonie rituelle [organisée autour] du culte royal de Siva » (Stein
1980 : 341). Ainsi les rois se faisaient les protecteurs des brahmanes et des temples
en les dotant de terres ou d’autres ressources, en échange de la légitimité que leur
conféraient ces derniers. Dans l’intérieur, l’unité de base de l’État était le
nâdu
, qui
fonctionnait de façon autonome. S’appuyant sur les travaux de Y. Subbarayalu,
Stein esquissait les frontières de ces
nâdu
qui, selon lui, étaient régis par des assem-
blées de notables appelées
nâttâr
(Subbarayalu 1973). Il avançait donc que l’idée
d’États centralisés, dotés de capacités fiscales et d’armées puissantes, n’était que le
fruit d’une lecture totalement erronée du corpus d’inscriptions médiévales sur
pierre et sur cuivre.
Remarquons que Stein a introduit dans ses travaux le modèle de Southall d’une
façon tout à fait arbitraire, sans jamais s’interroger clairement sur les ressemblances
et les différences entre la société tamoule médiévale et la société alur du milieu du
XX
e
siècle décrite par l’anthropologue africaniste. Le modèle était présenté de
manière désincarnée, sans aucune information comparative (pourtant essentielle)
sur des points comme la parenté, le commerce, les modes de production, voire les
mythes cosmogoniques et les systèmes cosmologiques des deux sociétés, l’une est-
africaine, l’autre sud-indienne. Assez cavalièrement, il alla même jusqu’à écrire qu’il
considérait le modèle de Southall comme « de nature formelle, un modèle exempt
de toute condition, de toute relation nécessaire avec telle ou telle configuration
sociale ou économique » (Stein 1991 : 227) ; pour sa part, Southall se contenta
d’accuser de mauvaise foi et de « préjugés culturels » tous ceux qui critiquaient
Stein, sans prendre la peine de citer leurs arguments (Southall 1988 : 53). Or Stein
avait d’emblée soutenu que sa caractérisation de l’État chola valait pour tous les
États du sud de l’Inde précoloniale. Par exemple, analysant la trajectoire de l’État de
Vijayanagara (environ 1350-1650), il affirmait que « la royauté Vijayanagara, comme
celle de Chola, exerçait une domination de nature “rituelle” sur les peuples et
territoires d’une macro-région s’étendant bien au-delà du coeur de ces royaumes ».
Les aventures de l’« État segmentaire » —
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En outre, soulignait-il, « les unités locales du système politique étaient non seule-
ment autonomes (c’est-à-dire qu’elles n’étaient liées au centre de l’Empire ni par des
flux de ressources ni par une relation de commandement) mais offraient en outre une
image en réduction [...] de ces centres » (Stein 1980 : 367). Certes, remarquait-il, les
dimensions et la complexité de ces « localités » avaient pu évoluer avec le temps.
I
l est significatif que la formulation de Stein, très largement admirée parmi les cher-
cheurs occidentaux, a été presque unanimement rejetée en Asie du Sud. Certaines
de ces critiques étaient sommaires et peu fondées, comme l’ont relevé Stein puis
Southall, mais d’autres étaient assez intéressantes. Il en est ainsi d’une critique indi-
recte de Y. Subbarayalu, dont les travaux paraissaient pourtant conforter de manière
décisive l’argumentation de Stein (Subbarayalu 1982). En gros, cet auteur, ainsi que
quelques autres comme James Heitzman et Kesavan Veluthat, font état d’une rela-
tion bien plus complexe et nuancée entre « centre » et « périphérie » tout au long
de la période multiséculaire de la domination chola (Heitzman 1997 ; Veluthat 1993).
Il appert de leurs travaux que, au moins à certaines périodes, l’État chola a été un
puissant agent d’intégration sociale et politique en Inde du Sud-Est, même si, à
d’autres moments, il redevenait une structure faiblement articulée et aux res-
sources limitées. La formulation « État segmentaire » a obligé ces historiens à réexa-
miner le corpus d’inscriptions disponible ; ils sont parvenus, ce faisant, à une image
indubitablement plus nuancée que celle qu’avait laissée Nilakantha Sastri. Le
modèle de l’« État segmentaire » a ainsi apporté une contribution heuristique, mais
n’a pas suffi à rendre compte de la domination chola (Kulke 1993 ; Kulke 1995).
Un autre fait presque aussi important est que l’extension de cette idée à des
époques postérieures, notamment la période Vijayanagara, allait soulever une série
de problèmes absolument insurmontables, ce que Stein lui-même reconnut tar-
divement. En tant que modèle de fonctionnement social homéostatique et intem-
porel, l’« État segmentaire » vidait l’étude de l’État de toute dimension histo-
rique, ce qui l’apparentait de manière frappante au « mode de production asiatique ».
En voulant échapper à ce piège, Stein dut recourir à toutes sortes de mécanismes
externes pour injecter du dynamisme dans son modèle : commerce extérieur, tech-
nologie militaire importée, etc. Cette faiblesse est particulièrement frappante dans
la façon confuse et hésitante dont Stein traite des États Vijayanagara et Nayaka,
qu’il essaya à plusieurs reprises, et en vain, de faire entrer dans son cadre théorique
rigide, alors même qu’il soulignait leur « centralisation envahissante », ou leur
capacité à détruire les organisations locales de paysans et les corporations marchandes
locales (Subrahmanyam 1986).
Une autre manière d’approcher ce débat historiographique sur l’État serait de
dire que le modèle de l’« État segmentaire » a introduit dans l’histoire indienne,
avec une force inconnue jusque-là, la problématique webérienne de la légitimation
50
Critique internationale
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(Dirks 1987). En insistant sur la nécessité absolue de prendre en compte le rite et
le symbole pour comprendre le fonctionnement de l’État, ce modèle a pu aider les
chercheurs à prendre leurs distances vis-à-vis de la prédation, qui était au centre
des préoccupations marxistes et orientalistes. Dans cette mesure, on pourrait aller
jusqu’à dire que le modèle, non par lui-même mais par l’effet des réactions qu’il
a suscitées, a contribué à ramener à l’avant-scène des domaines comme les aspects
symboliques de la morphologie urbaine, le rituel de la cour, la peinture ou l’archi-
tecture, tout en permettant en même temps un projet plus sérieux de prosopographie
de l’élite, susceptible d’aider à réintégrer dans la réflexion les problèmes de la
parenté et de la formation de l’État (Narayana Rao
et al.
1992 ; Subrahmanyam 1997).
C
e serait tout de même une façon un peu trop optimiste de voir les choses. Car
le modèle de l’État segmentaire a aussi causé une considérable confusion. En
témoigne de manière éclatante un essai quelque peu vaniteux de Southall, qui
cherche à utiliser les travaux de Stein et de Fox, entre autres, pour redorer le bla-
son du « mode de production asiatique » (Southall 1988). Dans un texte récent sur
la politique moderne de l’Inde, Christophe Jaffrelot a tenté de combiner le modèle
de Stein avec l’idée de
fitna
(mot arabe signifiant rébellion, sédition ou révolte) pour
soutenir que, à partir de l’an mil environ, tous les États de l’Inde peuvent en
grande partie s’analyser à l’intérieur d’un même cadre structurel, présentant un centre
faiblement articulé et des provinces extérieures mal contrôlées. Jaffrelot, lisant
d’une part Stein, d’autre part Dumont et Heesterman, conclut (ce qui n’étonnera
pas) que ce mode de formation de l’État peut en grande partie se ramener à un pro-
blème particulier à l’Inde : « la logique du système des castes » (Jaffrelot 1998 : 121).
Comme d’autres auteurs séduits par la construction de Stein, il la dissocie de
l’historiographie, dans laquelle le modèle de l’« État segmentaire » est très contesté,
et le plus souvent rejeté. Il apparaît donc important de resituer les travaux de Stein
dans le développement de l’historiographie, plutôt que d’en extraire des idées qui
ne sont pas et n’ont jamais été étayées par des résultats empiriques. Une chose est
d’arguer que l’État moghol, par exemple, n’était pas uniquement une machine
inexorable de centralisation, tout autre chose d’affirmer qu’il était un « État seg-
mentaire », assertion que les travaux empiriques ne corroborent guère (Alam et
Subrahmanyam 1994) ; et c’est autre chose encore que d’élever ces questions à un
exercice d’essentialisme culturel sur la spécificité indienne, alors que la carrière de
l’« État segmentaire », de son berceau est-africain à sa tombe sud-indienne, sem-
blerait plutôt militer contre une telle analyse. Somme toute, on pourrait donc
dire que, quelle qu’ait pu être l’utilité de l’« État segmentaire » dans le débat de
la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt, il a achevé son
parcours et n’est plus désormais, comme tant d’autres modèles, qu’un cliché éculé,
au même titre que le « mode de production asiatique ».
Les aventures de l’« État segmentaire » —
51
Le débat qui se poursuit encore aujourd’hui parmi les chercheurs travaillant sur
l’Asie du Sud et l’Afrique (et aussi, d’ailleurs, sur l’Amérique précolombienne)
donne à penser qu’il est urgent pour l’histoire et l’anthropologie historique d’aller
au-delà des modèles structuralistes d’avant-hier, dont l’« État segmentaire » n’est
qu’un avatar. Cela demande d’accorder beaucoup plus d’attention au problème du
changement, tant dans le domaine idéologique que matériel (c’est-à-dire socio-
économique et politico-institutionnel). On verrait alors sans nul doute la grande
distance qui sépare les Pallava du Vijayanagara, ou le Sultanat turc de Delhi des
Moghol. Ce qui est à l’ordre du jour, c’est de s’intéresser au processus de la
construction de l’État plutôt qu’à sa structure morphologique statique. Une telle
démarche nous fera abandonner nos préoccupations de « modèles » au profit
d’une préoccupation de « méthodes » (Subrahmanyam 1992). Heureusement,
l’Asie du Sud possède un corpus riche et varié d’écrits et inscriptions en diffé-
rentes langues, ce qui rend la tâche plus aisée. Il est clair par exemple, dans le cas
de l’Inde du Sud, qu’il y a eu évolution progressive de sociétés relativement simples,
orientées par des chefs et des bardes, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne
(la période dite Sangam) vers une société agraire plus complexe, brahmanisée,
avec des systèmes élaborés d’irrigation et de colonisation de nouvelles terres, à la
fin du premier millénaire. Ce type de royauté et d’État, incarné par les Chola, se
heurta à des difficultés dans la période Vijayanagara, un peu dans la sphère idéo-
logique, mais surtout du fait du développement d’un environnement agricole et
urbain très diversifié offrant aux marchands et artisans un rôle bien plus impor-
tant. Ensuite, aux XVI
e
et XVII
e
siècles, sous les Nakaya, les modèles normatifs
brahmaniques admis furent radicalement mis en question. C’est une époque où,
paradoxalement, les États deviennent plus petits tout en gonflant leurs prétentions
rhétoriques et leur faste. Si l’on veut suivre ces changements tout au long des
siècles, ou d’autres encore qui eurent lieu dans le Nord de l’Inde ou le Deccan, il
nous faut prêter une grande attention aux spécificités de temps et de lieu, au rap-
port entre changement et continuité dans les formations idéologiques, bref renon-
cer à l’image d’une Inde intemporelle, dans laquelle ni le changement social ni la
contestation idéologique ne seraient dignes d’intérêt. Nul ne songerait à confondre
la France de Clovis avec celle de Louis XVI, ni l’une ou l’autre avec celle de
Mitterrand et de Chirac. Il est grand temps de mettre fin à pareille erreur dans les
réflexions sur l’Afrique ou l’Asie du Sud.
Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou
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1. Débats ayant opposé des visions contrastée des sciences sociales, fondées sur des concepts universels ou relativisées par
l’usage de concepts appartenant aux cultures étudiées.
A
LAM
(Muzaffar), S
UBRAHMANYAM
(Sanjay), 1994. « L’État moghol et sa fiscalité
(XVI
e
-XVIII
e
siècles) »,
Annales HSS
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