Critique du progrès, « crise de la science » : débats et représentations du tournant du siècle - article ; n°1 ; vol.14, pg 89-113
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Mil neuf cent - Année 1996 - Volume 14 - Numéro 1 - Pages 89-113
25 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1996
Nombre de lectures 20
Langue Français
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Extrait

Anne Rasmussen
Critique du progrès, « crise de la science » : débats et
représentations du tournant du siècle
In: Mil neuf cent, N°14, 1996. pp. 89-113.
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Rasmussen Anne. Critique du progrès, « crise de la science » : débats et représentations du tournant du siècle. In: Mil neuf
cent, N°14, 1996. pp. 89-113.
doi : 10.3406/mcm.1996.1152
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mcm_1146-1225_1996_num_14_1_1152Critique du progrès, « crise de la
science » : débats et représentations
du tournant du siècle
ANNE RASMUSSEN
Tout au long du xixe siècle, science, modernité et progrès
avaient suscité des représentations à peu près substituables. La
science, qui ouvrait l'horizon sans limite d'une accumulation
continue des savoirs, devait être, dans cette mesure même,
garante du perfectionnement moral de l'homme et, partant, du
progrès de la civilisation. L'archétypique Esquisse d'un tableau
historique des progrès de l'esprit humain s'était employé à établir
cette équivalence entre le domaine du savoir et les catégories
éthiques et politiques. Les figures du discours circulaient aisément
des sciences à la démocratie, des connaissances expérimentales
à la morale ou à la société.
Au tournant du siècle cependant, les deux grandes sources
du discours progressiste produit depuis les Lumières étaient en
voie de tarissement. D'une part, l'inspiration historienne était
proche de l'épuisement. Il n'était pas de vraie postérité à ceux
que Renouvier dénommait les « penseurs appliqués à l'histoire
universelle » dans la lignée des Condorcet, Saint-Simon, Hegel,
Comte ou Spencer dont « la maxime que tout est bien, ou que
tout va au bien, est le postulat secret, quand ce n'est pas la thèse
à démontrer » 4 D'autre part, la source scientifique, qui pré
tendait associer progrès social, moral et cognitif, si elle continuait
d'avoir des adeptes, subissait une profonde remise en question.
1. Charles Renouvier, « Schopenhauer et la métaphysique du
pessimisme », L'Année philosophique, III, 1892, rééd. in Philo
sophie, France, XIXe siècle, Paris, Librairie générale française,
1994, p. 784-785.
89 L'évolution du langage en témoigne. A la fin du siècle, la
topique de la crise avait fleuri dans les discours identifiés comme
les principaux vecteurs de la pensée décadentiste. Cet usage
rhétorique n'est pas pour surprendre. Le discours de la déca
dence, faisant appel aux moments historiques critiques, de la
chute de l'Empire romain aux prévisions de l'effondrement final,
s'est toujours nourri de cette « sémantique des catastrophes »
que Wolf Lepenies a décrite comme propre à l'Occident
moderne2. Que la perception de crise envahisse «la science»,
ses pratiques et ses représentations, était plus déconcertant, car
en nécessaire contradiction avec l'idéal-type progressiste de
l'avancement des savoirs. La crise ne fut-elle qu'une figure du
discours puisée dans le passé et reproduite une fois de plus à
l'identique ou fut-elle de ces « énoncés transversaux qui donnent
une unité forte à un temps » 3 ? En faveur de cette dernière
hypothèse, on peut constater que la notion de crise de la science
circula d'une catégorie de discours à l'autre et suscita des repré
sentations divergentes. Elle s'inscrivit dans le temps long, celui
des figurations du progrès de la science, en même temps que
dans le temps court du moment critique, depuis le tournant du
siècle jusqu'au début des années 1910, période qui est aussi
celle des désillusions de la révolution dreyfusienne et des décep
tions intellectuelles qui les accompagnent. Elle associa le public
amateur de débats à succès sur l'avenir de la science et quelques
milieux philosophiques et scientifiques qui formulaient une pensée
critique du progrès à la lumière de leur perception des boule
versements de la science contemporaine. Elle contribua enfin
à remodeler le paysage intellectuel, en provoquant réappro
priations et détournements de sens multiples, dont le progrès
était le principal enjeu.
Des stéréotypes en miroir
Les énoncés qui donnent une forte cohérence aux représen
tations de la science à la fin du xix* siècle tiennent beaucoup
à la reconstruction a posteriori d'images stéréotypées. Nombre
2. Wolf Lepenies, La fin de l'utopie et le retour de la mélanc
olie. Regards sur les intellectuels d'un vieux continent, Paris,
Collège de France, chaire européenne, 21 février 1992.
3. Alain Boureau, « Propositions pour une histoire restreinte
des mentalités », Annales E.S.C., 6, 1989, p. 1497.
90 d'entre elles, sur un mode réactif, exprimèrent les pesanteurs qui
avaient pu, au cours des deux dernières décennies du siècle,
accompagner les certitudes tyranniques d'une science réifiée
ayant fait régner sans partage le dogmatisme positiviste. Cette
doxa y apparaissait rétrospectivement d'autant plus insupportable
qu'elle était rapportée au bilan déjà tiré de la faillite qu'elle
avait provoquée. Que cette perception négative d'une science sté
rilisante émane des pensées que l'on catalogue usuellement comme
anti-progressistes n'est pas pour surprendre. Ainsi du tableau
dressé, en 1913, par Paul Claudel :
Que l'on se rappelle ces tristes années quatre-vingt,
l'époque du plein épanouissement de la littérature natur
aliste. Jamais le joug de la matière ne parut mieux affermi...
Renan régnait [...] J'acceptais l'hypothèse moniste et méca-
niste dans toute sa rigueur, je croyais que tout était soumis
aux « lois » et que ce monde était un enchaînement dur
d'effets et de causes que la science allait arriver après-
demain à débrouiller parfaitement. Tout cela me semblait
d'ailleurs fort triste et fort ennuyeux*.
Péguy se fit aussi le brillant procureur de ces années de
plomb. Quant à Léon Daudet, il évoquait avec sa virulence
habituelle le souvenir du carcan qui avait contraint ses études
de médecine, de 1885 à 1892 : « il y avait un premier dogme
scientifique, qui était celui de l'Evolution. On en mettait par
tout. L'Evolution était la tarte à la crème de la biologie, de
la psychologie, de la philosophie, de la médecine » 5. Pour ces
penseurs militants qui plaçaient l'âme en sautoir, porter un
discours critique contre la science revenait à stigmatiser un
« matérialisme » qui avait toujours été perçu comme oppressif.
Chez ceux qui avaient, au contraire, partagé l'optimisme pro
gressiste et espéré de la science d'universelles réponses, les
présupposés étaient différents. Le stéréotype qu'ils établirent
pour caractériser la science du tournant du siècle fut pourtant
aussi celui du déclin, de l'incertitude et des doutes. On ne
contestait pas ici les prétentions scientifiques, mais on pressentait
4. Paul Claudel, «Ma conversion» (1913), in Contacts et ci
rconstances, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, 1989, p. 1009.
5. Léon Daudet, Le stupide XIXe siècle 1789-1919 (1922), in
Souvenirs et polémiques, Paris, R. Laffont, 1992, p. 121.
91 échec et l'on subissait une déception à la mesure des proleur
messes non tenues par la science. Artisan des jeunes sciences
sociales, Célestin Bougie soulignait par exemple, avec le recul,
que depuis les années 1900, on n'attendait plus du progrès des
sciences
ce que beaucoup avaient paru en attendre au beau temps
de Vévolutionnisme et du positivisme : un système aux
lignes nettement arrêtées, un ensemble fortement lié de
théories s'appliquant au réel et l'expliquant tout entier.
La grande espérance de Taine (une gerbe lumineuse de
lois universelles d'où les vérités particulières descendraient
en nappes; la prétention de déduire le monde d'une loi)
était décidément abandonnée e.
Le thème de la faillite de la science, autrefois si peu pensable,
était ainsi devenu un lieu commun. Les « pontifes 

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