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Publié par | MATERIAUX_POUR_L-HISTOIRE_DE_NOTRE_TEMPS |
Publié le | 01 janvier 2004 |
Nombre de lectures | 104 |
Langue | Français |
Extrait
Jenny Plocki : entretien
Recueilli par ANNE-MARIE PAVILLARD
Jenny Plocki fait partie de ces rares personnes
qui peuvent témoigner de la « Rafle du Vel d’Hiv »
des 16 et 17 juillet 1942 qui donna lieu à l’arrestation
1de 4 115 enfants, 5 919 femmes et 3 118 hommes .
Je suis née en 1925, à Paris. Mes parents étaient des bruits de rafles ; mon père s’y attendait car, l’année
tous les deux originaires de Pologne. Mon père était arri- précédente, deux de ses frères avaient été arrêtés, en
vé en France en 1922, à l’âge de 30 ans, après avoir fait mai 1941, et envoyés à Pithiviers. Depuis, mon père se
tout un voyage à travers l’Europe, mais il y avait plusieurs disait tous les jours qu’il allait être arrêté lui aussi. Mais
pays où il ne pouvait pas rester : l’Italie, l’Autriche… Il le 16 juillet, quand les flics sont venus, ils ont emmené
s’est installé à Paris et ma mère est alors venue le tout le monde. C’était la police parisienne — et le
rejoindre en 1924, elle avait 23 ans. Sa famille était d’un « comique » de l’affaire est que l’un des flics qui est
milieu très pauvre, d’un petit village misérable de venu nous arrêter était notre ancien voisin de palier, il
Pologne. Mon père, lui, venait d’un milieu plus aisé, une avait habité pendant des années juste à côté de chez
famille de commerçants, mais pas très riche quand nous, au même étage...
même. Tous les deux de familles nombreuses : 7 enfants Nous avons été emmenés, à 6 heures du matin,
d’un côté et 8 de l’autre, mais plusieurs autres étaient dans un pavillon proche de chez nous. Là nous avons
morts très jeunes. Presque tous ont quitté la Pologne. retrouvé tous les juifs du quartier, qui arrivaient petit à
Mon père avait fait venir en France trois de ses frères et petit — certains qu’on connaissait bien et d’autres
une sœur ; ma mère avait fait venir une de ses sœurs, moins ; en tout une cinquantaine de personnes, avec
d’autres étaient parties aux Etats-Unis. une quinzaine d’enfants, tous les gosses avec qui nous
Jenny Plocki.Mes parents ont d’abord travaillé en usine, pendant avions été à l’école primaire étaient là. Il y a eu des
quelques années, puis ils sont devenus marchands arrivées jusqu’à la fin de la matinée. Puis le commis-
forains. Quelques mois après ma naissance, ils sont saire de quartier est venu dire : « Les enfants français
partis s’installer à Aubervilliers. Ils faisaient les marchés peuvent partir. » Aussitôt ma mère et mon père ont dit :
d’Aubervilliers et de Saint-Denis. Nous avons vécu là « Nos enfants sortent. » Ce sont les seuls qui ont réagi
jusqu’en 1930, mon frère Maurice y est né, puis nous ainsi, tous les autres parents ont préféré garder leurs
avons déménagé à Vincennes. enfants avec eux. C’est ma mère qui l’a dit en premier,
en se tournant vers mon père. Nous n’avons pas discu-En octobre 1940, au moment de la première ordon-
té, ni mon frère ni moi.nance obligeant les Juifs à se déclarer dans les com-
missariats, mes parents y sont allés « comme un seul Il était environ 14 heures. Les flics ont pris nos
homme », comme l’ont fait quasiment tous les juifs (la papiers afin d’aller au commissariat vérifier qu’on était
veille, une sorte de « conseil de famille » avait eu lieu bien français. Il y a eu ainsi un décalage d’environ deux
entre les frères et il avait été décidé de se déclarer). heures entre cette annonce et le moment où Maurice et
Puis, en 1941, les commerçants juifs ont été interdits, moi sommes sortis. Pendant ces deux heures, ma mère
et mes parents n’ont plus pu travailler. Mais ils n’ont m’a parlé sans interruption, de tout, à moi seule (mon
pas cherché à quitter la zone occupée car nous frère était un petit garçon, pas très grand de taille et pas
n’avions aucune attache en France - et pas d’argent. encore adolescent, il était considéré comme le bébé de
la famille). Donc ma mère m’a parlé à moi. Ce n’était
pas nouveau, elle m’avait toujours beaucoup responsa-
La rafle du 16 juillet 1942 bilisée parce que j’étais l’aînée : mes parents partant
travailler au marché à 6 heures du matin, j’avais eu la
Le 16 juillet 1942, je venais d’avoir 16 ans, et mon maison en charge dès l’âge de 8 ans, je réveillais le
frère 14. La veille, la bruit avait couru qu’il allait y avoir petit frère, on partait à l’école, j’avais déjà une espèce
une rafle. Ce n’était pas la première fois qu’il y avait d’autonomie, ma mère m’accordait une confiance
étonnante. Mais là ce fut plus dense, naturellement.
Elle m’a parlé de tout : comment je devrais me
1. Note de l’état-majorANNE-MARIE PAVILLARD, bibliothécaire à la BDIC, est membre de débrouiller, si possible continuer à aller au lycée afin de de la préfecture del’association « Archives du féminisme ». pouvoir m’en sortir plus tard, comment me conduire si police du 20 juillet 1942.56 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 73 / janvier-mars 2004
j’avais un ami, ou un mari, comment avorter… Bref, Ce que ces réfugiés nous racontaient sur les camps de
tout, tout, tout, en deux heures de temps ! concentration, même si ce n’était rien à côté de ce que
l’on a su après, était déjà suffisant pour comprendre queAprès quoi les flics sont revenus. Ma mère m’a donné
l’on n’arrêtait pas tous les juifs pour les envoyer travailler.l’argent qu’elle avait sur elle, 2 000 ou 3 000 francs
Mon père a été très vite persuadé qu’il s’agissait ce jour-maximum, son alliance et celle de mon père, et sa
là de la liquidation des juifs — et donc qu’il fallait sau-montre (mon père n’en avait pas). Et nous sommes par-
ver les enfants. Il n’avait pas tort…tis, Maurice et moi. Nous sommes rentrés à la maison.
La concierge, à qui nous avions dû remettre les clefs
lorsque les flics nous avaient emmenés, était chez nous
— la police n’avait pas encore eu le temps de mettre les
scellés —, elle commençait à chercher tout ce qu’elle
pouvait prendre. Quand elle nous a vus arriver, elle n’a
guère apprécié ! Tout le temps où elle a été là, elle nous
en a voulu à mort de l’avoir surprise en train d’essayer
de déménager notre appartement !
Après, je suis allée prévenir une amie, une amie
d’enfance avec qui j’étais très liée et que mes parents
aimaient beaucoup. C’est à ce moment-là que l’autobus
est arrivé au pavillon et a emmené toutes les personnes
qui avaient été arrêtées, hommes, femmes et enfants.
Ma mère m’avait dit d’aller chez sa sœur, elle pen-
sait qu’elle avait été arrêtée elle aussi (son mari l’avait
été l’année précédente) et m’avait dit d’aller voir ce
qu’était devenu son petit garçon. Ma tante l’avait lais-
sé chez la concierge, je l’ai donc pris avec moi. Mais
par le plus grand des hasards ma tante a été libérée
peu de temps après, car elle travaillait dans une usine
où l’on fabriquait les gabardines et les fourrés que por-
taient les soldats, son patron a réussi à la faire sortir
pour qu’elle puisse revenir travailler. Elle est donc
venue chercher son fils, que j’avais gardé pendant
Jenny Plocki (au milieu) avec des camarades d’école.
trois/quatre jours, et est allée immédiatement se
ecacher dans une famille bourgeoise du XVI arrondis-
Quels sont les conseils les plus précieuxsement, des Français bien catholiques ; mais elle ne
que t’a donnés ta mère ?m’a pas dit où elle allait. Elle est restée chez eux deux
ans, avec son fils, et y a servi de bonne à tout faire, pas Ma mère n’avait pas été à l’école, mais c’était une
payée mais logée et nourrie — et cachée. J’avais une femme très intelligente et très dynamique. Elle voulait
autre tante à Paris, qui avait une fille de onze ans. Je surtout que j’aille au lycée et que je continue mes
suis allée chez elle : ma tante avait été arrêtée et avait études, à la maison je ne touchais jamais un balai, elle
emmené sa fille avec elle. me disait toujours : « Fais tes études. » Elle m’a donc
d’abord expliqué comment tenir une maison, où faire
les courses avec les fameux tickets, où était le boucher,
Comment expliquer que tes parents aient eu
la crémerie, etc. Car, malgré les tickets, on ne pouvait
ce réflexe salutaire de vous dire