La Russie et « l esprit du capitalisme » - article ; n°4 ; vol.8, pg 509-527
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Description

Cahiers du monde russe et soviétique - Année 1967 - Volume 8 - Numéro 4 - Pages 509-527
19 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1967
Nombre de lectures 10
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Alain Besançon
La Russie et « l'esprit du capitalisme »
In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 8 N°4. Octobre-Décembre 1967. pp. 509-527.
Citer ce document / Cite this document :
Besançon Alain. La Russie et « l'esprit du capitalisme ». In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 8 N°4. Octobre-
Décembre 1967. pp. 509-527.
doi : 10.3406/cmr.1967.1721
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_0008-0160_1967_num_8_4_1721ÉTUDES
LA RUSSIE ET « L'ESPRIT DU CAPITALISME »
Herbert Liithy a excellemment montré que le but de L'éthique
protestante n'est pas d'établir une relation causale entre l'ascétisme
protestant et « l'esprit du capitalisme », mais, en connectant prudem
ment ces deux éléments apparemment sans rapport, d'atteindre un
phénomène d'infiniment plus générale portée, cette mutation de
l'homme qui figure l'essence idéale-typique de l'Occident1. Dans la
question complexe de la formation du couple Russie-Occident, il
vaudrait la peine d'isoler ce qui est acquiescement ou résistance à
l'esprit du capitalisme dans le sens psychologique élargi que lui a
donné Max Weber. Nous reculons devant un aussi vaste programme.
Au moins, sans rien prétendre démontrer, voudrions-nous marquer
quelques voies d'approche.
Pro et Contra.
Si Ton fait abstraction de la construction métaphysique édifiée
sur elle, l'image de l'homme russe chez Gogol et Dostoievski se ramène
à quelques traits : largeur d'âme, générosité du geste, spontanéité,
violence du tempérament, variété des dons. Chez Tchékhov ou Rešet-
nikov, on retrouve les mêmes observations sur un peuple qui n'est
pas encore entré dans la vie moderne ou qui est rebelle à y entrer,
mais sans implications idéologiques. Dominent alors la paresse, la
résignation aux coups, à la mort, l'insouciance de l'argent, de la
parole donnée2.
L'image qui s'impose dans la lignée de Belinskij et de černyšev-
1 . H. Luthy, « Calvinisme et capitalisme. Les thèses de Max Weber devant
l'histoire », Preuves, 161, juillet 1964.
M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Pion, 1964.
2. F. Dostoevski], Vlas ; N. Gogol', Vybrannye mesta iz perepiski s dm z' j ami
(Morceaux choisis de ma correspondance avec mes amis) ; F. M. Rešetnikov,
Podlipnjajcy. 510 ALAIN BESANÇON
skij est plus que différente : elle est symétriquement opposée. Le
peuple russe y apparaît comme essentiellement positif, doué pour
l'action. Il est un athée naturel, un socialiste à l'état sauvage. Donnez-
lui de bonnes institutions, il ira plus vite dans la voie du progrès
qu'aucun peuple d'Occident1.
Du côté de Gogol comme du côté de Belinskij, ce sont les fins
dernières qui orientent les descriptions. Le peuple russe emprunte le
masque émacié du starec ou l'expression décidée de l'ouvrier en veste
de cuir, selon qu'il est attendu de lui une Jérusalem ou une Amérique
nouvelle. Tout s'oriente par rapport à un futur, alors qu'en Occident,
la même opposition s'oriente par rapport à un passé. Les Chroniques
italiennes de Stendhal et les Nouvelles asiatiques de Gobineau ont
pour ressort la nostalgie de l'homme non réglé, contradictoire, pas
sionné. Mais cet ailleurs et cet autrefois des écrivains d'Occident est
redoutablement présent devant les écrivains russes : c'est leur réalité,
leur relation à leur propre occidentalisation. L'intelligentsia, entre
un peuple dont elle est séparée et un monde qui l'attend, se partage
sur son identité. « Qui sommes-nous, Russes ? » équivaut à cette autre
question : « Deviendrons-nous des bourgeois européens ? »
Meščanin appartient à une classe de mots chargés d'affectivité et
difficiles à traduire. Ce n'est pas seulement un soslovie, c'est le bourgeois
dans le sens que donnent à ce mot ceux qui ont horreur d'être consi
dérés comme des bourgeois : bourgeois de Herzen ou de Flaubert
— non de Marx — , catégorie éthique plutôt qu'économique. Ce terme
évoque platitude, prudence, calcul, prévisibilité. En tant que villes
bourgeoises, Paris et Londres sont honnies par le voyageur russe.
Gogol, Dostoievski, Blok y étouffent. Ils renaissent à Florence, à
Rome, parce qu'ils y côtoient un peuple qui a échappé à l'unifo
rmisation bourgeoise, gai, mobile, imprévoyant. La Suisse et l'All
emagne, laborieuses et satisfaites, inspirent le mépris. Après son voyage
d'Occident, Dostoievski supplie la Russie d'être elle-même. Londres
est « l'instauration définitive de la fourmilière », « le triomphe de Baal ».
La « colossale réglementation » de Paris l'accable2. Plutôt que l'avèn
ement de la bourgeoisie, Blok souhaite l'apocalypse révolutionnaire.
Son voisin, un bourgeois (burzua), lui donne la nausée : « II sent le
linge propre ; sa fille joue du piano ; il a une petite voix de ténor qui
résonne derrière la cloison, dans l'escalier, près des cabinets d'aisance
où il s'agite et commande. Partout lui ! Mon Dieu ! Donne-moi la
force de me libérer de ma haine à son égard, qui m'empêche de vivre,
m'étouffe de fureur, interrompt mes pensées... Écarte-toi de moi,
Satan, écarte-toi de moi, bourgeois... »3
1. V. G. Belinskij, Lettre à N. V. Gogol (1847).
2. F. Dostoievski, Notes d'hiver sur des impressions d'été.
3. Cf. S. Lafitte, Alexandre Blok, Paris, 1958, p. 184. RUSSIE ET « L'ESPRIT DU CAPITALISME » 5 II LA
Mais du côté de Belinskij, l'attitude est plus ambiguë. Le régime
bourgeois y est autant exécré, mais pour rénover la Russie on compte
sur un nouveau type d'homme, qui existe virtuellement en Russie,
qu'il suffit d'éduquer et qui ressemble à un certain idéal de bourgeoisie.
« Dieu nous donne une bourgeoisie », écrit Boltin à Belinskij1. Lénine
est fasciné par l'ordre allemand. Il se plaît à Genève ! Staline, à l'élan
révolutionnaire russe, veut unir le sens pratique américain.
Ainsi s'affirme un conflit de valeurs. La Russie était en Europe
un témoin d'un état révolu de la chrétienté ou, pour se référer à Weber,
un contre-type de l'esprit du capitalisme. La pensée russe se partageait
sur l'attitude à prendre envers la réforme de la personnalité qu'impos
ait l'entrée dans le monde nouveau.
« Ces hommes appréhendent le monde extérieur par ensembles
instantanés qu'ils n'analysent pas et qui s'imposent à leur conscience
jusqu'à une nouvelle émotion. Ils sont violents, soudains, extrêmes,
mobiles, contradictoires, déconcertants... Dévoués d'un élan et traîtres
aussi vite, héroïques avec d'étranges faiblesses, humbles avec de
soudains redressements. »2 II ne s'agit pas du héros de roman russe,
mais de l'Italien de la Renaissance, selon Mousnier. Des Français
du xvie siècle, Mandrou relève la sensibilité trop vive, l'indifférence
à la mort, aux supplices, le fatalisme, tout ce qu'en somme les voyag
eurs, depuis Maistre jusqu'à Leroy-Beaulieu, ont attribué au caractère
national russe3. La langue russe, cette langue douce, parlant au cœur,
cette langue de grand-mère dont Turgenev et Homjakov faisaient
leur fierté et leur patrie, notre vieux français nous en donne l'idée4.
Il y avait peut-être, avant la mutation moderne, un état commun
de la chrétienté. Les plus anciens voyageurs européens ne s'étonnent
pas du « caractère national » russe : le contraste n'était alors peut-être
pas si fort.
Ces ressemblances, ces coïncidences ne peuvent mener loin.
Ce n'est pas par rapport à l'ancienne Europe que la Russie a pris
conscience d'elle-même, mais par rapport à l'Europe moderne, par
opposition avec la personnalité bourgeoise. Et comme celle-ci formait
système, l'image que la Russie se faisait d'elle-même — celle de Belins
kij et celle de Gogol — se systématisait aussi.
Un système. Voici le catalogue des vertus auxquelles s'entraîne
Franklin, paradigme du bourgeois weber

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