Ne jetez pas votre Ovide
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Description

Bazardez vos kits peeling et confiez votre visage à la sagesse des Anciens. Le secret d’une peau éclatante tient en une quinzaine de vers et assez peu de choses : de l’orge (libyen) émondé, du blé (toscan), des lentilles trempées dans de l’œuf (QSP), du miel (sans lésiner), des cornes de cerf (vivaces) pilées et quelques bulbes de narcisse (le but est de plaire à autrui, la première étape d’aimer son reflet, sans doute). Malaxez, testez et approuvez : il est à parier que les Soins du visage féminin d’Ovide figureront bientôt en bonne place sur les rayonnages de votre salle de bains. Mais trêve de coquetterie.

Informations

Publié par
Publié le 14 février 2012
Nombre de lectures 363
Langue Français

Extrait

OVIDE
Il est loin le temps où les classiques nous ennuyaient. Aujourd’hui, lire Ovide, c’est
branché. Relisons donc Ovide et écoutons Rimbaud : « Il faut être absolument moderne. »
74
topo n
o
18
NE JETEZ PAS VOTRE
Bazardez vos kits peeling et confiez
votre visage à la sagesse des Anciens.
Le secret d’une peau éclatante tient en
une quinzaine de vers et assez peu de
choses: de l’orge (libyen) émondé, du
blé (toscan), des lentilles trempées dans
de l’oeuf (QSP), du miel (sans lésiner),
des cornes de cerf (vivaces) pilées et
quelques bulbes de narcisse (le but est
de plaire à autrui, la première étape d’ai-
mer son reflet, sans doute). Malaxez,
testez et approuvez: il est à parier que
les
Soins du visage féminin
d’Ovide figu-
reront bientôt en bonne place sur les
rayonnages de votre salle de bains. Mais
trêve de coquetterie.
Publius Ovidius Naso, dit Ovide ou par-
fois Nason, naît en –43 à Sulmone dans
les Abruzzes, une vingtaine d’années
après Virgile et Horace, une dizaine
après Tibulle et Properce. Peu tenté par
la carrière juridique à laquelle on le des-
tine, il monte tout de même à Rome
suivre les meilleurs cours de rhétorique
(ça mène à tout et c’est toujours utile)
et visite aussi la Grèce et la Sicile. À
l’âge de 18-20 ans, c’est décidé, il sera
poète, célèbre dans le monde entier,
et immortel. La place de l’épopée en
hexamètres dactyliques est déjà (fort
bien) occupée: qu’à cela ne tienne, il
chausse son distique élégiaque boiteux
(la faute à Cupidon, qui lui a pris un
pied) comme d’autres l’impair, et entre-
prend la rédaction de ses premières poé-
sies. Il se fait alors connaître par des
lectures en public et s’attire vite la sym-
pathie de ses pairs. Ses
Amours
de jeu-
nesse disent avec liberté à peu près
toutes les phases envisageables de
l’amour, du coup de foudre à la rupture:
les mots doux, les rendez-vous clan-
destins, la fougue du désir, le plaisir, les
soupçons, les trahisons, la jalousie, les
reproches et les regrets… Tout, y com-
pris les unions adultères, l’impuissance
(suprême déshonneur en latinité) et
l’avortement (pour cette fois, passe,
mais ne t’avise pas de recommencer).
En – 1, fort désormais de l’expérience
conjuguée de latin lover et de poète,
poursuivant dans la veine du «tout, tout,
tout, vous saurez tout sur l’amour »,
cette fois sous la forme plus radicale du
traité stratégico-érotique, il donne
L’Art
d’aimer
I (comment la conquérir) et II
(comment la conserver), suivis en +1
du livre III, destiné à un public fémi-
nin (comment le conserver). Si l’espace
sur votre table de chevet fait défaut,
peut-être conviendrait-il que vous bazar-
dassiez également John Gray, Mars,
Vénus et leurs rejetons. Certes, les rôles
tels qu’ils sont posés et prescrits depuis
la structure même du recueil (le mâle
chasse la femelle, la femelle se prépare
à l’irruption du mâle) horripileraient
facilement, et certains parallélismes
(les annales rapportent que c’est dans
un théâtre que les Sabines furent enle-
vées; c’est dans les théâtres que le mâle
doit traquer sa proie) ou assertions s’en
chargent assurément, mais à considé-
rer les moeurs romaines en vigueur et
leur raidissement sous l’empire
d’Auguste, on distingue toute la charge
de dissidence du texte d’Ovide
1
. Sous
le ton goguenard de recommandations
qui prêtent à sourire (veiller à ne pas
sentir le bouc, à rester allongée si debout
on paraît assise), ce qui frémit, c’est bel
et bien l’invitation à une jouissance par-
tagée et non contrainte, par-delà le bien
et le mal établis par les lois.
Sorte d’appendice à
L’Art d’aimer
, les
Remèdes à l’amour
en prennent littéra-
lement le contre-pied. Ovide se veut le
chantre de l’amour plaisir: dans l’éven-
tualité où celui-ci deviendrait souffrance,
il faut, pour savoir faire volte-face sans
hésiter, aussi apprendre à désaimer.
L’objet, au fond, reste le même: l’alié-
nation, comme forme intérieure de l’as-
sujettissement. De cette propension à
la liberté de l’individu et du citoyen, le
pouvoir se souviendra en l’an 8 de l’ère
chrétienne, en reléguant le poète à
Tomes (en l’actuelle Roumanie), d’où
il ne reviendra pas.
Avant l’exil, il y a deux autres oeuvres
qui, deux mille ans après leur écriture,
continuent de frapper le lecteur.
Les
Héroïdes
, correspondance fictive entre
des personnages, couples séparés pour
Le poète se
veut le chantre
de l’amour
plaisir :
quand celui-ci
devient
souffrance,
il faut aussi
apprendre à
désaimer
75
la plupart issus de la mythologie, est
un jeu intertextuel subtil et étonnam-
ment moderne avec le legs culturel grec
et la mémoire collective. Les grandes
amoureuses antiques quittent leur sta-
tut d’adjuvantes délaissées et font
entendre leur indignation, offrant sur
les histoires qui nous les ont fait
connaître un regard inédit d’humanité,
troublant des larmes du tragique les
eaux implacables de l’épique guerrière.
Et puis, surtout, il y a
Les
Métamorphoses
, ce corps vivant, énorme,
baroque et bouillonnant que nul n’em-
brassera jamais tout à fait, qui fascine
et inspire les artistes depuis toujours.
C’est l’un de ces quelques textes fon-
damentaux et fondateurs que, sauf à
accepter d’amputer sa perception du
monde de quelque chose d’essentiel,
il faut avoir lu absolument. Ici encore,
tout est affaire de désir : les dieux,
séducteurs ou vindicatifs, descendent
de tout là-haut pour changer notre pro-
chain, sous nos yeux de petits mortels
ébaubis, en créature monstrueuse, ani-
male, végétale ou minérale, selon les
cas et leur bon vouloir. On assiste à des
scènes d’une violence extrême (telle
celle, livre VI, v. 553 à 560, où la langue
de Philomèle, tranchée par son beau-
frère Térée afin qu’elle garde le silence
sur le viol qu’il vient de lui infliger,
palpite et cherche à rejoindre le reste
de son corps) dont le cinéma gore ou
d’horreur se délecte, sans atteindre la
suavitas
par laquelle on participe à la
douleur. À la différence du fantastique,
le surnaturel ovidien relève du naturel:
non que le poète accorde beaucoup de
foi aux mythes qu’il transmet, mais c’est
ce tout petit pas mental qu’il nous –nous
contemporains de Pasolini, Cocteau,
Freddy Krueger et aliens divers–
demande de faire, pour le suivre là où
le réalisme, le vraisemblable et le for-
cément imaginaire s’entre-contaminent.
Le présent est dans l’instant et dans
l’instant, tout ou partie mute et fluctue,
à commencer par les espaces qui sépa-
LETTRES D’AMOUR -
LES HÉROÏDES
Présenté et annoté par
Jean-Pierre Néraudau
Traduit en prose par
Théophile Baudement
Gallimard folio 1999
7,50 euros
ECRITS ÉROTIQUES
(Amours - Soins du
visage féminin - L’Art
d’aimer - Remèdes à
l’amour)
Édition bilingue. Présenté et
traduit en vers (français
contemporain) par Danièle
Robert
Actes Sud 2003, Thesaurus
25 euros
L’ART D’AIMER
Illustré par Gabriel Lefebvre
Adapté en vers libres par
Michel Grodent
Complexe, La Plume et le
Pinceau 2005
19,90 euros
LES MÉTAMORPHOSES
Présenté et annoté par
Jean-Pierre Néraudau
Traduit en prose par
Georges Lafaye
Gallimard folio 1992
9,50 euros
OVIDE EN VERS
ET EN PROSE
rent, lient et constituent les êtres et les
choses. Le plus troublant, dans toute
cette histoire, est que cet étrange pré-
sent d’il y a deux millénaires est aussi
le présent d’aujourd’hui. Yoko Tawada
en a fait un roman, qui s’intitule
Opium
pour Ovide
et qui contient quantité de
prénoms dont beaucoup vous seront
familiers (vous passionné lecteur
d’Ovide, comme de bien entendu)
2
.
C
ARINE
-S
OPHIE
B
ELLOT
1. Voir, au sujet des moeurs romaines notam-
ment, le très éclairant essai de Pascal Quignard,
Le Sexe et l’Effroi
. L’adaptation illustrée de
L’Art
d’aimer
à paraître en octobre aux éditions
Complexe gomme ou lime nombre d’aspéri-
tés du texte original, avec pour résultat un texte
plus proche du lecteur du
XXI
e
siècle, mais
qui reste dans l’ensemble fidèle à l’esprit
d’Ovide.
2. Yoko Tawada,
Opium pour Ovide
-
Notes de
chevet sur vingt-deux femmes
, traduit de l’alle-
mand par Bernard Banoun, Verdier, Der
Doppelgänger 2002, 13 euros.
75
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