Le discours polémique - article ; n°1 ; vol.31, pg 179-192

S. Felman

Description

Cahiers de l'Association internationale des études francaises - Année 1979 - Volume 31 - Numéro 1 - Pages 179-192
14 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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• Publié par: CAHIERS_DE_L-ASSOCIATION_INTERNATIONALE_DES_ETUDES_FRANCAISES
• Publié le: 01 janvier 1979
• Nombre de lectures: 51
• Langue: Français

Extrait

Shoshana Felman
Le discours polémique
In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1979, N°31. pp. 179-192.
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Felman Shoshana. Le discours polémique. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1979, N°31. pp.
179-192.
doi : 10.3406/caief.1979.1195
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1979_num_31_1_1195LE DISCOURS POLÉMIQUE
(Propositions préliminaires
pour une théorie de la polémique)
Communication de Mme Shoshana FELMAN
{Y aie)
au XXXe Congrès de V Association, le 26 juillet 1978.
Les situations polémiques existent sans doute depuis tou
jours ; cependant, le mot polémique, signifiant « un débat
par écrit » et dérivé du grec polémikos, « relatif à la guerre »,
n'entre dans la langue française qu'en 1584, à travers l'expres
sion intermédiaire « chanson polémique », « chanson guer
rière » (1578). Le mot polémique, d'autre part — une personne
qui pratique la polémique — , n'est forgé, à partir du mot
polémique, qu'en 1845 : c'est dire que la conscience théorique
de la polémique comme genre ne naît, en France, qu'au xixe siè
cle. Une date marquante pour cette prise de conscience de la
polémique comme genre est sans doute la publication, en 1824,
c'est-à-dire en plein milieu de la querelle romantique, du
Pamphlet des pamphlets de Paul-Louis Courier, dont le titre
même, pour la première fois, indique la nécessité du retour sur
soi du genre, c'est-à-dire de l'ouverture de sa reflexivitě théo
rique.
Courier écrit le Pamphlet des pamphlets en guise d'apologie
du genre. C'est parce que son activité de polémiste est tout à
la fois condamnée par les autorités, persécutée par la police
et méprisée par une certaine partie de l'opinion publique qu'il
trouve la nécessité de la défendre en l'expliquant. Le Pamphlet
des pamphlets commence, de la sorte, par cette anecdote fort
vraisemblable :
Pendant que l'on m'interrogeait à la préfecture de police sur mes
nom, prénoms, qualités, (...) un homme, se trouvant là sans fonc- 180 SHOSHANA FELMAN
tions apparentes, (...) me demanda confidemment si je n'étais pas
l'auteur de certaines brochures ; je m'en défendais fort. Ah !
Monsieur, me dit-il, vous êtes un grand génie, vous êtes inimita
ble (...)
Après maints discours, maintes questions, auxquelles je répondis
le moins mal que je pus, « Monsieur, me dit-il en me quittant,
Monsieur, écoutez, croyez-moi, employez votre grand génie à faire
autre chose que des pamphlets ». (pp. 208-209) (1)
De même, devant la cour d'assises, Courier s'entend nommer
« Vil pamphlétaire » par le procureur général, et l'un des jurés
qui ont condamné son pamphlet Simple discours lui explique
qu'il n'a pas lu celui-ci, mais n'a pas eu de doutes, pour autant,
quant au verdict de la condamnation, car un pamphlet « ne
saurait être bon » (p. 210), étant, comme tel, de façon générale,
Г « opprobre de la littérature » (p. 211).
C'est, ainsi, à partir du mépris, d'un stigmate de dévaluation,
que la polémique émerge à la conscience de soi comme un genre
bâtard de la littérature. Genre qui se définit, formellement, par
la brièveté de récrit (2) (La légèreté matérielle peut paraître
une marque de son peu de poids), et sémantiquement, par
le fait qu'il traite des questions actuelles et brûlantes (mais dont
l'urgence est comme telle passagère, et l'importance souvent
exagérée par une mode ou une intensité du vécu que l'histoire,
après coup, ne conserve pas). Comme genre, la polémique a
donc un statut inconfortable, marqué du sceau même du
dérisoire.
Dans Racine et Shakespeare, un des documents polémiques
les plus lucides et les plus décisifs de la querelle romantique,
Stendhal lui-même reconnaît, dans une sorte d'ironie tournée
contre soi, tout à la fois Vurgence de la passion polémique et le
dérisoire du genre :
(1) Paul-Louis Courier, Pamphlet des pamphlets, in Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951. Dans les textes cités, c'est
moi qui souligne, sans indication contraire.
(2) Cf. Courier, Pamphlet des pamphlets : « Alors je lui demandai ce que
c'était qu'un pamphlet, et le sens de ce mot qui, sans m'être nouveau, avait
besoin pour moi de quelque explication. C'est, répondit-il, un écrit de peu de
pages comme le vôtre, ď une feuille ou deux seulement. » (p. 210) LE DISCOURS POLÉMIQUE 181
Si (...) l'auteur eût entouré ses observations de l'appareil inatt
aquable de ces formes (...) élégantes, qui conviennent si bien à tout
homme qui a le malheur de ne pas admirer tout ce qu'admirent
les gens en possession de l'opinion publique; sans doute alors les
intérêts de sa modestie eussent été parfaitement à couvert ; mais
il eût parlé bien plus longtemps, et, par le temps qui court, il faut se
presser, surtout lorsqu'il s'agit de bagatelles littéraires. (Préface,
1823, p. 52) (3)
L'attitude dévaluante du juré condamnant le pamphlet de
Courier n'est pas radicalement différente de l'attitude courante
de nos jours vis-à-vis de la polémique. Qui de nous n'a pas été
étonné, ne serait-ce que l'espace d'une seconde, à l'annonce
d'une journée sur la polémique ? « Autant j'honore », disait
le juré,
Autant j'honore les grands ouvrages faits pour durer et vivre dans
la postérité, autant je méprise et déteste ces petits écrits éphémères,
ces papiers qui vont de main en main, et parlent aux gens d'à pré
sent des faits, des choses d'aujourd'hui. {Pamphlet des pamphlets,
p. 212)
La première question théorique que poserait le phénomène
polémique serait donc la question suivante : Est-il possible de
contourner le dérisoire de la polémique pour en penser le sens ?
Que reste-t-il de la polémique hors de son contexte immédiat,
hors du pathos hyperbolique, mythifié ou tout au moins dé
formé, de son vécu contingent ?
Il est à noter cependant que si les polémique datent et passent,
le phénomène polémique demeure, inaliénable, lorsqu'on y
regarde de près, tout autant de l'histoire politique que de
l'histoire littéraire. Notre perception des grands blocs de littéraire (classicisme, romantisme, réalisme, symbol
isme, surréalisme, etc.), bien que différente de la perception
des contemporains, est tout entière tributaire des polémiques
(3) Stendhal, Racine et Shakespeare, Études sur le romantisme, Paris, Garnier-
Flammarion, 1970. SHOSHANA FELMAN 182
de l'époque et des étiquettes qu'elles ont produites. L'impact
de la polémique politique est encore plus évident, puisqu'on
peut regarder, par exemple, d'une part, la Révolution fran
çaise, et d'autre part, le Nazisme, comme ses résultats les plus
éclatants. « De tout temps », écrit Courier, dans son apologie
du genre, « les pamphlets ont changé la face du monde » (p. 216).
Le genre polémique a donc ceci de spécifique, qui distingue
son statut rhétorique de celui d'autres genres : la polémique
est un acte, et non pas simplement un discours ; son dire est
avant tout un faire ; un faire dont la portée — dans l'histoire
littéraire comme dans l'histoire politique — ne coïncide pas
nécessairement avec l'intention, la conscience du dire. Une
théorie de la polémique devrait aborder — à l'aide des recher
ches contemporaines sur le performatif et sur les actes de
langage — la question complexe du fonctionnement du discours
comme acte.
Revendiquant, à rencontre de l'opinion publique, la dignité
du genre en considération des actes historiques auxquels il a
donné lieu, Courier cite en exemples quelques grands polé
mistes, qu'il établit, dès lors, comme les ancêtres du genre :
Faites des pamphlets comme Pascal, Franklin, Ciceron, Démos-
thène, comme saint Paul et saint Basile ; car vraiment j'oubliais
ceux-là, grands hommes dont les opusc