Les relations pécuniaires entre époux. Cinquante ans après l’entrée en vigueur du Code du statut personnel tunisien - article ; n°3 ; vol.59, pg 551-593
Revue internationale de droit comparé - Année 2007 - Volume 59 - Numéro 3 - Pages 551-593 The Tunisian Personal Status Code reveals an audacity and a courage of the legislator who abolished polygamy, founded the judicial divorce and envisaged in a general way a system tending towards an equality of the sexes within the family. This audacity relatively does not exist in the pecuniary relations between spouses (expenses of marriage and goods), where the legislator had been very traditional by keeping rules which are inegalitarian or formally egalitarian. In order to complete the reform, the legislator intervened. Concerning the expenses of marriage, the unquestionable evolution towards equality is incomplete. Moreover, it led to discrepancies... Also, we notice, concerning the property of spouses, a constancy of the principle of separation of goods. The beginnings of evolution exist since in 1998, the Tunisian legislator founded an optional mode of community of goods. The study of Tunisian law is undertaken in comparison to the new Moroccan and Algerian family laws, which appear, on certain points, more audacious than their Tunisian counterpart.... Le Code du statut personnel tunisien révèle une audace et un courage du législateur qui a supprimé la polygamie, instauré le divorce judiciaire et prévu de manière générale un régime tendant vers une égalité des sexes au sein de la famille. Cette audace ne se retrouve pas relativement aux relations pécuniaires entre époux (charges du mariage et biens), où le législateur avait été très classique en laissant subsister des règles inégalitaires ou formellement égalitaires. Voulant parachever la réforme, le législateur est intervenu. Concernant les charges du mariage, l’évolution certaine vers l’égalité est incomplète. De plus, elle a conduit à des incohérences… De même, on assiste concernant les biens des époux à une constance du principe de séparation des biens. Des prémices d’évolution existent, puisqu’en 1998, le législateur tunisien a instauré un régime facultatif de communauté des biens. L’étude de droit tunisien est menée de manière comparée avec les nouveaux droits marocain et algérien de la famille, qui se révèlent sur certains points plus audacieux que leur homologue tunisien… 43 pages Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.
LES RELATIONS PÉCUNIAIRES ENTRE ÉPOUX Cinquante ans après lentrée en vigueur du Code du statut personnel tunisien Lotfi CHEDLY∗ « Aucune innovation nest impossible à mettre en route puisque lon trouve dans tous les milieux des éléments favorables a priori. Aucune innovatio t facile à agréer par lensemble n n es dun milieu parce que partout on rencontre des opposants et des attentistes. » André Demeersman,La famille tunisienne et les temps nouveaux, MTE, 1972, p. 433.
Le Code du statut personnel tunisien révèle une audace et un courage du législateur qui a supprimé la polygamie, instauré le divorce judiciaire et prévu de manière générale un régime tendant vers une égalité des sexes au sein de la famille. Cette audace ne se retrouve pas relativement aux relations pécuniaires entre époux (charges du mariage et biens), où le législateur avait été très classique en laissant subsister des règles inégalitaires ou formellement égalitaires. Voulant parachever la réforme, le législateur est intervenu. Concernant les charges du mariage, lévolution certaine vers légalité est incomplète. De plus, elle a conduit à des incohérences De même, on assiste concernant les biens des époux à une constance du principe de séparation des biens. Des prémices dévolution existent, puisquen 1998, le législateur tunisien a instauré un régime facultatif de communauté des biens. ∗privé et des sciences criminelles à la Agrégé en droit, directeur du Département de droit Faculté des sciences juridiques politiques et sociales de Tunis.
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Létude de droit tunisien est menée de manière comparée avec les nouveaux droits marocain et algérien de la famille, qui se révèlent sur certains points plus audacieux que leur homologue tunisien The Tunisian Personal Status Code reveals an audacity and a courage of the legislator who abolished polygamy, founded the judicial divorce and envisaged in a general way a system tending towards an equality of the sexes within the family. This audacity relatively does not exist in the pecuniary relations between spouses (expenses of marriage and goods), where the legislator had been very traditional by keeping rules which are inegalitarian or formally egalitarian. In order to complete the reform, the legislator intervened. Concerning the expenses of marriage, the unquestionable evolution towards equality is incomplete. Moreover,it led to discrepancies... Also, we notice, concerning the property of spouses, a constancy of the principle of separation of goods. The beginnings of evolution exist since in 1998, the Tunisian legislator founded an optional mode of community of goods.The study of Tunisian law is undertaken in comparison to the new Moroccan and Algerian family laws, which appear, on certain points, more audacious than their Tunisian counterpart.... Lorsquon sapprête à visiter le Mausolée du Président Habib Bourguiba, on lit à la porte dentrée : ici gît Habib Bourguiba, libérateur de la femme et édificateur de lÉtat tunisien moderne1. Ainsi dans luvre de Bourguiba, lédification de lÉtat moderne est associée à la libération de la femme. Cette association nest pas fortuite : la modernité de lÉtat passe dabord par la modernisation des structures familiales, « noyau dur »2de la société, laquelle ne peut se réaliser lorsque la femme, épouse, fille, mère, grand-mère, petite fille, est opprimée, et ses droits diminués. Telle était clairement la situation de la femme tunisienne avant lindépendance, et précisément avant la promulgation par un décret du 13 août 1956 du Code du statut personnel3, fierté et pierre angulaire de la Tunisie moderne Avant cette date, la femme souffrait de sa condition inférieure, inconciliable avec la « dignité »4humaine et de manière générale 1 Sur luvre décisive du Président Habib Bourguiba dans lédification de lEtat tunisien moderne, V. :Habib Bourguiba et létablissement de lEtat national Approches scientifiques du Bourguibisme, Actes du premier congrès international qui sest tenu du 1er au 3 décembre 1999, Etudes réunies et préfacées par A. TEMIMI, Publications de la Fondation Temimi pour la recherche scientifique et linformation, Zaghouan, avril 2000. 2 La FULCHIRON, « », famille face à la mondialisation H. inLa mondialisation du droit, Travaux du CREDIMI, vol. 19, Litec, 2000, p. 479 et s., spéc. p. 481. 3Décret du 13 août 1956 portant promulgation du Code du statut personnel (JORTn° 104 du 28 déc. 1956). Daprès larticle 2 de ce décret de promulgation les dispositions du CSP nentreront en vigueur quà compter du 1erjanv. 1957. 4S. BOURAOUI, «la femme à la dignité humaine », in droit de DuMélanges en lhonneur de Mohamed Charfi, CPU, 2001, p. 431 et s.
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avec les droits de lHomme : les privilèges masculins marginalisaient la place de la femme dans la famille, patriarcale, et dans la société ; la polygamie était permise ; la femme ne pouvait consentir à son mariage que par lintermédiaire de son tuteur matrimonial, qui avait sous conditions le pouvoir de lobliger à se marier en vertu du droit dujabr; lhomme avait la possibilité de répudier son épouse, qui ne pouvait, quavec des restrictions énormes, demander devant le juge le divorce ; la tutelle était un privilège masculin appartenant au père Cette situation privilégiée de lhomme se traduisait dans les relations personnelles et pécuniaires entre époux, par lélévation de ce dernier au rang de chef de famille, de pilier de la famille, qui devait sur la base de laQiwama5, entretenir (Nefaqa) son épouse, laquelle était dans la majorité des cas cloîtrée dans la maison, passive et dépendante ; en matière successorale, cela se traduisait aussi par le fait quen principe la femme avait des droits inférieurs de moitié à ceux de lhomme placé dans un même rang successoral6. Le Code du statut personnel a, de manière révolutionnaire7, bouleversé cette situation et remis en cause les privilèges et « les acquis » masculins et ce en alliant modernité et Islam8, compris dans son esprit évolutif et libérateur9. En réformant profondément le Droit de la famille, le législateur de 1956 a jeté les bases modernes de lÉtat tunisien, ce qui explique que la doctrine estime, sans hésitation, que ce Code nest pas une loi ordinaire, mais quil forme avant même la Constitution du 1er 1959 la véritable juin Constitution de la Tunisie10: il a permis de révolutionner les structures 5 Cette de regard ».notion a été traduite du Coran (Qawamùn) par « Droit Traduction du verset 34 de la Sourate les femmes (verset reproduitinfra),Le Coran, traduction par S. MAZIGH, pp. 109-110, Publication de la Maison Tunisienne de lédition. 6 Cf. pour plus de développements, M. CHARFI, « Droits de lHomme, Droit musulman et Droit tunisien »,RTD1953-1983, p. 405 et s, spéc. p. 408 et s. 7 Y. BEN ACHOUR, Cf.Introduction générale au Droit lauteur :, CPU, 2005, p. 154 considère que la promulgation du CSP constitue « une vraie révolution juridique ». 8 Les origines du CSP et les circonstances de sa promulgation M- H. CHERIF, « de la : naissance nationale à lessor international »,Contribution in Colloque le CSP : de la naissance sur nationale à lessor international, Tunis 19 juil. 2006, coll. « Études parlementaires » n° 9, p. 23 et s. (en arabe). 9K. MEZIOU, « Femmes et changement, le Code du statut personnel et ses réaménagements, une stratégie du changement par des réformes juridiques », inFemmes et changement, CREDIF, 1999, pp. 29 à 53. V. dans le même sens M. TALBI,Plaidoyer pour un Islam moderne, Cérès éd. Coll. « Enjeux », 1998, p. 63 et s ( surtout pp. 66-67) où lauteur appelle à une lecture dynamique du texte sacré, en suivant lesprit du texte on découvrirait le « vecteur orienté » de lévolution voulue par le Coran. Lauteur estime que légalité des sexes est « lintention profonde de lIslam » (p. 137). V. du même auteur et dans le même sens : « Faut-ilcorriger les femmes en les frappant ?, Lecture historique de la sourate I, versets 34 et 35 » inRevue du Maghreb arabe, n°182 et 183, Tunis 1989 (en arabe). 10Cf. en ce sens par exemple, M- H. CHERIF, « Les origines du CSP et les circonstances de sa promulgation : de la naissance nationale à lessor international », leContribution in Colloque sur CSP : de la naissance nationale à lessor international Études, Tunis 19 juil. 2006, coll. «
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familiales et sociales, en particulier en introduisant une dynamique démancipation de la femme, en tant que fille, mère et surtout en tant quépouse11famille patriarcale musulmane est ébranlé par. Le modèle de la des modifications en profondeur telles que « labolition » de la polygamie et lexigence dun divorce nécessairement judiciaire12. Cinquante ans après son entrée en vigueur, ce Code demeure révolutionnaire dans le monde arabe et musulman. En attestent les réformes récentes introduites récemment dans les pays du Maghreb arabe : Maroc13et 14 Algérie . Ces pays qui ont pris pour modèle le droit tunisien15nont pas pu légaler dans son élan réformateur. Cest ainsi et pour ne sarrêter quaux mesures phares du Code du statut personnel que si la polygamie est clairement interdite et abolie en droit tunisien depuis 195616, elle demeure admise, quoique restreinte, dans les droits marocain17 et algérien18. De
parlementaires », n° 9, p. 24.(en arabe). Les bases constitutionnelles du CSP deviennent clairement affirmées dans larticle 8 de la Constitution après la modification constitutionnelle du 27 oct. 1997. V. lanalyse en ce sens de M- H. CHERIF,LOrdre public familial, Les manifestations,CPU 2006, p. 158 et s. (en arabe).11« Tunisie, Mariage, filiation », in K. MEZIOU, Juris-Classeur Droit comparé, 1997, fasc. 1, spéc. n° 7, p. 5. 12K. MEZIOU, « Pérennité de lIslam dans le Droit de la famille », inLe statut personnel des Musulmans. Droit comparé et Droit international privé, Bruxelles, Bruylant, 1992, p. 247. 13la loi n° 70-03 n°1.04.22 du 12 Hijja 1424Au Maroc, un Code de la famille a été adopté par (3 fév. 2004),Bulletin officielfév. 2004, p. 417 et s. 5184 du 5 n° : ; version françaiseBulletin officiel, n°5358 du 2 Ramadan 1426 (6 oct. 2005), p. 667 et s. V. sur cette loi M-C. FOBLETS et J-Y. CARLIER,Le Code marocain de la famille, Incidences au regard du Droit international privé en Europe,2005 ; F. SAREHANE, « Le nouveau Code marocain de la famille », Bruylant, Bruxelles, Gaz. Pal. ;, 3-4 sept. 2004, p. 1 F. LAROCHE-GISSEROT, « Le nouveau Code marocain de la famille : innovation et archaïsme »,Rev.dr.int.et dr.comp.,2005, p. 335 et s. 14 Le Code de la famille algérien (Loi n°84-11 du 9 juin 1984, J.O.R.A., n° 24 du 12 juin 1984) a connu une réforme importante par lordonnance n°05-02 du 27 fév. 2005, (loi dapprobation n°05- 09 du 4 mai 2005,J.O.R.A La., n° 43 du 22 juin 2005). V. sur cette réforme, K. SAÏDI, « réforme du Droit algérien de la famille : pérennité et rénovation »,RIDC1-2006, p. 119 et s. 15K. SAÏDI,ibidusage du Droit comparé : à propos du, spéc. p. 151 ; K. MEZIOU, « Du bon Code de la famille marocain et de la réforme algérienne de 2005 », inMélanges Yadh Ben Achour,à paraître. 16 polygamie est interdite. Quiconque, étantV. larticle 18 al 1 et 2 du CSP qui dispose : « La engagé dans les liens du mariage ou aura contracté un autre avant la dissolution du précédent, sera passible dun emprisonnement dun an et dune amende de 240.000 francs ou de lune de ce deux peines seulement, même si le nouveau mariage na pas été contracté conformément à la loi ». 17est extrêmement restreinte, elle est soumise àDans le nouveau Code marocain, la polygamie autorisation du juge, de même lépoux peut renoncer à la polygamie. Il nempêche quelle demeure permise, même si elle est soumise à autorisation du juge, laquelle nest donnée que sous réserve de respect de conditions rigoureuses. V. en ce sens les articles : 40 du Code qui dispose : « La polygamie est interdite lorsquune injustice est à craindre envers les épouses. Elle est également interdite lorsquil existe une condition de lépouse en vertu de laquelle lépoux sengage à ne pas lui adjoindre une autre épouse. » ; art. 42 : « En labsence de condition par laquelle lépoux sengage à renoncer à la polygamie, celui-ci doit sil envisage de prendre une autre épouse, présenter au Tribunal une demande dautorisation à cet effet. La demande doit indiquer les motifs objectifs et