L’implication de la personne atteinte et de ses proches
Leur participation à la décision thérapeutique. De la prise en charge à l’empowerment. ➤Martine Bungen er–FRANCE Centre de recherche médecine, sciences, santé et société
De quelle qualité d’écoute la personne atteinte de cancer et introduction ses proches bénéficientils dans leurs rapports avec le personnel soignant ? L’examen et l’analyse de nos expériences françaises et québécoises peuventelles nous conduire à identifier un modèle d’organisation soignante mieux à même d’impliquer les malades et leur famille, mais aussi à promouvoir les caractéristiques d’une société plus à l’écoute et plus attentive ?
Je vous suggère différentes pistes de discussion. Un premier ordre de questions serait le suivant : quelles sont les attentes de la personne atteinte, de sa famille et des amis proches en matière d’écoute des soignants et de la qualité de l’information attendue ? Fautil par ler, en évoquant la personne atteinte, les proches et les médecins, d’un trio problématique ? Ontils chacun les mêmes attentes et la même perception des attentes de l’autre ?
Un deuxième groupe de questions, de l’ordre des moyens se pose alors : estil pré férable dans la relation soignantsoigné de compter sur un interlocuteur unique, qu’il soit médecin ou infirmier ? Répondraiton mieux ainsi aux demandes d’information de la personne atteinte ? Celleci bénéficieraitelle, surtout, d’une meilleure qualité d’écoute de la part de l’intervenant ?
On peut par ailleurs se demander – au risque d’être provoquant – si on n’en demande pas trop au médecin. Y atil d’autres manières de répondre à cette ques tion centrale de la qualité de l’écoute et de l’information ? L’organisation soignante peutelle, en tenant compte de ses impératifs et de ses contraintes, dégager du temps et affecter un personnel compétent et dédié à cette relation directe avec le malade et ses proches ?
Sans compter que cette question de l’implication de la personne atteinte de cancer et de ses proches déborde bien entendu les frontières du système de soins puisqu’elle se pose et est conditionnée par ce qui se passe chez eux avant, pendant et après la survenue de la maladie. Les interventions des deux experts qui nous accompagnent répondront sans doute aux unes ou autres de ces questions, à moins qu’elles en ajoutent.
Fautil parler, en
évoquant la personne
atteinte, les proches
et les médecins, d’un trio problématique ?
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De la prise en charge à la prise en soins ➤Anne Plante–QUÉBEC Hôpital Charles LeMoyne
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e salue d’abord la présence des par ticipants français et les remercie d’apporter leur contribution à la recherche de solutions aux questions qui nous réunissent : des questions se rapportant à la communication, qui sont aussi complexes que les percées scientifi ques dont les patients atteints du cancer profitent de plus en plus. Les progrès observés sur le plan de la relation soignants soignés sont malheureusement loin d’être aussi notables que ces avancées.
Cela dit, le modèle idéal de services en cancérologie ne sera jamais simple à conce voir. On voudrait exceller sur tous les plans : ceux de l’accessibilité, du contrôle des coûts, de la personnalisation et de l’efficacité des soins, de la rigueur – aussi bien scientifique que biopsychosociale. Sans compter que notre recherche des façons de faire idéales souffre d’une idée préconçue. Parce que nous aimons bien le confort du connu, on tente d’imaginer le meilleur modèle de prestation de soins et de services en appli quant celui que l’on connaît !
La personne atteinte et ses proches cherchent eux aussi la meilleure voie : le chemin le plus rassurant, celui qui garantira la meilleure qualité de vie et, à terme, les meilleures chances de guérison.
De notre côté, demandonsnous aux patients quelle est la route qu’ils préfèrent suivre pour atteindre leur but ? Lorsqu’il y a plusieurs parcours possibles, comment leur présentonsnous ces options ? Nous assuronsnous qu’ils en saisissent bien les carac? Ettéristiques et les difficultés connaissonsnous seulement suffisamment chaque patient pour être assuré que son choix se fait en toute connaissance de cause ?
Je me souviens de mon année de rési dence à l’hôpital Royal Victoria avec le r D Boisvert. Entouré de tous ses résidents, il demandait à chacun et à chacune de lui présenter le patient, appelonsle monsieur ou madame Tremblay. Soucieux d’obtenir la meilleure note, chaque résident énumérait le diagnostic posé, les tests et les examens
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subis, à quelle date, etc. Et, invariablement, r le D Boisvert reposait sa question : qui est monsieur ou madame Tremblay ? Et les étudiants s’empressaient d’ajouter de nou r veaux détails. Jusqu’à ce que le D Boisvert précise qu’il tenait à savoir d’où venait mon sieur ou madame Tremblay, sa profession, son état civil. Parce qu’on ne pouvait pas, disaitil, traiter la tumeur de monsieur ou de madame Tremblay si on ne connaissait pas monsieur ou madame Tremblay.
Les traitements sont complexes, les symptômes sont parfois déroutants ; mais les patients peuvent ajouter une information utile, voire nécessaire, pour orienter la trajectoire de soins. Parce qu’ils ont de l’information. Les comptes rendus et les recherches nous disent ce que les patients et les familles veulent. Reste à joindre cette information aux données probantes. Et à la retransmettre aux patients. Mais combien parmi vous, dans vos équipes, ont reçu une formation sur la façon de transmettre l’information ? Pour bien former et bien informer ? Beaucoup de recherches rapportent à quel point on enseigne mal.
Si on formait et informait mieux, on diminuerait les symptômes et on augmenterait le soutien et les chances de guérison. Nous devons apprendre à mieux utiliser les ressources des patients. Trop souvent, lorsque les professionnels disent qu’ils vont évaluer les besoins des patients, ils sous entendent que ceuxci n’ont pas de ressources. Pourtant, ils en ont tous. Mais les évalueton ? Mettonsnous à contribution leurs forces, leurs habiletés, leurs compé tencesen les ajoutant aux données probantes dont nous disposons ?
Les personnes touchées par le cancer – les patients et leur famille – sont bien entendu ébranlées par ce qui leur arrive. Mais, quel que soit l’âge des malades, ils ne sont jamais réduits pour autant à des objets fragiles, même en milieu clinique. Ce sont des êtres pleins de ressources, avec leurs forces, leurs habiletés, leurs capacités, leurs qualités et leurs savoirs. Notre regard, si on le veut, peut leur en dire beaucoup sur tout
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ce qu’ils sont toujours. Nous employons à de propos l’expressionregard météo. Si l’on croit fermement au potentiel des patients, à leur capacité de s’investir pleinement dans un processus d’adaptation et, ultimement, de guérison, ils ou elles peuvent voir dans nos yeux ce que l’on pense d’eux, de leurs forces, de leurs capacités, de leurs aptitudes et de leurs compétences.
Cela dit, respecteton les normes de pratique ? On dispose par exemple au Canada, pour les infirmières, de normes en soins oncologiques et en soins palliatifs. Mais les appliqueton ? Pas toujours. Pourtant, chaque fois qu’on le fait, les patients – et les infirmières – sont satisfaits. Par exemple, si seulement 20 % des patients atteints de cancer ont accès à une infirmière pivot formée selon les normes, ceux qui y ont accès se disent davantage satisfaits de l’ensemble des soins de l’équipe.
Ajoutons qu’il y a une adéquation entre une meilleure réponse aux attentes des usa gers et la qualité des services. En améliorant nos résultats cliniques, nous répondrons toujours mieux aux attentes des patients ; c’est indissociable. L’évaluation de la qualité doit toujours se faire en jumelant l’étude des indicateurs de performance avec le juge ment que portent les personnes sur les soins et les services qui leur sont prodigués.
Faire équipe avec les patients présuppose la présence de « joueurs » différents – profes sionnels et patients – qui travaillent en commun à la poursuite d’un même but. Mais on ne peut pas faire équipe, dans un milieu de soins ou sur un terrain de baseball, si on ne joue pas selon les règles ou si on les ignore.
Parce qu’on ne peut jouer sans règles, les membres des équipes de soins devraient recevoir une formation sur la collaboration, l’organisation et la coordination. Cela, encore une fois, parce qu’il n’y a pas d’approche commune ou de travail en équipe sans normes, sans la connaissance des étapes de la collaboration ou de modèles qui per mettent de composer avec les forces et les compétences des patients et non pas avec leur seule pathologie.
Jouer ou intervenir ensemble – patients et intervenants, soignants et soignés – nécessite un modèle hybride, comme ceux
qui vont nous aider à sauver la planète ; un modèle où le savoir scientifique s’allie au savoir relationnel sur la globalité de la personne et sur ses proches. On n’attendra jamais trop d’une approche qui allierait le plein potentiel du modèle technologique et les forces de la synergie humaine. Les rapports de recherche ne disent pas tout. Le plus important, les forces vitales de l’individu, n’y est pas mesuré. Le manque de formation des membres de l’équipe ne doit pas les empêcher de reconnaître cette énergie et cettedétermination, de On n’a pas à les évaluer, d’en parler, de lesmettre à « prendre en charge » contribution. nos patients, on a Gunn, ce médecin de Colombie Britannique, propose un modèle surseulement à les l’apaisement (leHealing). La science « prendre en soins ». ne cesse de révolutionner nos pra Ils sont responsables tiques, mais, sans interventions biopsychosociales bien conduites, les de leur vie, nous résultats cliniques ne seront pas au de notre savoir. rendezvous. Les patients ne veulent pas, ne doivent pas et ne peuvent pas être traités comme des maladies ; ils doivent l’être comme des personnes. Il faut répondre aux attentes propres, tenir compte des particularités de chaque cas dans les plans de traitement. Cela veut dire, chaque fois, joindre un plan d’intervention person nalisé au plan de traitement. Sans plan d’intervention, il n’y aura pas de synergie entre les membres de l’équipe, il n’y aura pas d’adéquation ou de congruence entre les paroles et les gestes. Les études de Loiselle nous rappellent à quel point, dans ces caslà, les informations et les consignes transmises au patient peuvent être contra dictoires. Cela au grand désarroi de ce dernier et de sa famille.
Pour tenir compte des attentes des malades, il faut donc ajouter aux données probantes une information précieuse que les patients et leurs proches sont les seuls à pouvoir nous communiquer. Il faut être à leur écoute afin d’en apprendre plus sur leur existence. Quatre « E » peuvent nous guider : les patients demandent de les reconnaître dans leurexistence, dans leurexpérience, dans leurexpertiseet dans leurespoir. On n’a pas à « prendre en charge » nos patients, parce qu’ils ont de l’expérience, du savoir, des forces. On a seulement à les « prendre en
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soins ». Ils sont responsables de leur vie, nous de notre savoir. Les patients ne viennent pas nous voir pour se faire guérir ; ils viennentparticiper à leur guérison. Peuton les imaginer maîtres à bord, capitaines de leur bateau ? Au chapitre du « travail d’équipe », les membres de celleci devraient toujours avoir le sentiment d’avoir réussi leurs exa mens. Quand l’équipe travaille à l’unisson, les patients le remarquent toujours. Ils en sont vraiment reconnaissants. Ils y trouvent un motif d’espoir. Et, toutes les recherches nous le rappellent : plus l’espoir des patients est élevé, meilleurs sont les résultats.
On souhaite toujours augmenter nos ressources, mais il faudrait d’abord être sou cieux d’utiliser le mieux possible celles qui sont à notre disposition. Par exemple, tenir à l’importance du lien thérapeutique avec le patient. Celuici ne veut pas avoir à compo ser avec un groupe de médecins ; avoir toujours affaire à un médecin différent. Les patients peuvent se montrer compréhensifs, tenir compte que leur médecin peut prendre des vacances ou être malade lui aussi ; mais quand celuici est non seulement présent, mais travaille de surcroît étroitement avec le reste de l’équipe et le médecin de famille de l’individu, on fait alors le meilleur usage des ressources disponibles et l’on obtient à coup sûr les meilleurs résultats.
Pour mieux aider les patients et les familles, il faut aussi faire un meilleur usage des résultats de recherche biopsychosociale disponibles qui sont riches, diversifiés et bien répertoriés. Ils nous orientent toujours d’ailleurs dans le sens de ce qu’indiquent et réclament les patients.
La voie, en tous les cas, est toute tracée. Il faut s’y mettre tous ensemble, conscients et admiratifs du rôle de chacun – celui du patient, de la famille, de chaque intervenant professionnel – dans l’atteinte des objectifs que sont la qualité de vie, le bienêtre, l’apai sement et, si possible, la guérison. Je vous recommande tout spécialement les études r du D Farrell qui portent sur les différentes
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étapes ou phases de l’évolution du travail d’équipe. Elles concluent en particulier à la nécessité de former au travail d’équipe et de toujours établir un but commun pour orienter et canaliser les efforts de chacun. Sans but commun et sans formation, ce sera toujours la tour de Babel, nous serons tou jours désorientés ; nous fonctionnerons en état d’« anionie » – à charge électrique négative.
Tant de recherches concluent à l’impor tance et à l’impact du soutien psychosocial sur la qualité de vie des patients. Un sou tien efficace est porteur des meilleurs résultats cliniques, et la clientèle le réclame. Qu’attendonsnous pour nous y engager vraiment ?
L’issue du combat que nous menons dans la lutte contre le cancer n’est ni fatale ni inéluctable. Nous avons déjà accompli beau coup d’avancées, et de nouvelles avenues sont prometteuses. Le Programme québé cois de lutte contre le cancer implanté en 1998 s’est déjà traduit par la mise en place de services de qualité et par des gains de santé considérables. L’importance que l’on attache de plus en plus à la formation des intervenants, aux soins biopsychosociaux, au travail d’équipe – entre médecins et avec les autres professionnels –, à l’action des béné voles, à la contribution des réseaux de soutien et du milieu communautaire repré sente un atout extraordinaire dans la bataille que nous livrons.
Il n’est pas nécessaire de s’attarder long temps pour constater le chemin parcouru entre l’impuissance qui caractérisait notre action il y a un siècle et le bilan que nous dressons aujourd’hui de nos efforts. Les résul tats atteints ne doivent cependant pas nous aveugler et nourrir l’illusion qu’il n’y a plus de progrès possible. On a beaucoup appris sur les plans biomédical et moléculaire ; investissons désormais autant sur les plans biopsychosocial, et de la qualité de la relation soignantsoigné, où il y a encore beaucoup à apprendre. Nous pouvons, heureusement, compter sur un grand nombre d’études sur lesquelles appuyer nos efforts.
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Mieux identifier les besoins du patient pour mieux répondre à sa détresse ➤Sylvie Dolbeault–FRANCE Institut Curie
e vous confesse d’entrée de jeu mon préjugé en tant que psychiatre et psychooncologue en vous prévenant de l’importance que j’accorderai à la psychopathologie et à la détresse des patients, d’où le titre de mon allocution : « Mieux identifier les besoins du patient pour mieux répondre à sa détresse. »
Je dirai aussi d’abord que les questions que nous nous posons se présentent dans le contexte de l’évolution fulgurante des pro grès récents et constants de la médecine. La multiplication des options thérapeutiques rend non seulement possible, mais néces saire l’implication du patient à laquelle on fait de plus en plus appel. L’implication de la personne atteinte de cancer et de ses proches s’inscrit donc et est rendue possible par ce nouveau contexte. Les patients vivent aujourd’hui plus longtemps avec une meilleure qualité de vie. À défaut de les guérir tous, beaucoup profitent de rémis sions prolongées. Dans presque tous les cas, on offre aujourd’hui des options thérapeu tiques qui, en fonction du cheminement et du traitement choisi, se traduiront par une qualité de vie différente. Voilà pourquoi on a maintenant davantage besoin de savoir ce que sont les valeurs du patient, ses attentes, ses préférences. Ce contexte nous permet d’être attentifs au patient, respectueux de ses particularités et de ses besoins propres. Luttant auparavant pour la survie du patient à l’aide d’un traitement unique, nous étions évidemment moins attentifs à ces questions relatives à son implication et à son bienêtre psychologique.
Avant de m’attarder sur ce concept de « qualité de vie », j’aimerais rappeler que nousaccusons en France comme au Canada et au Québec un retard quant à l’importance que nous accordons respectivement à l’implication et à la participation du patient à son traitement et à tout ce qui le favorise. Dans le système médical très hiérarchisé, rigide et plutôt paternaliste qui subsiste chez nous, l’information du patient et sa par ticipation au choix du traitement laissent à
désirer. Si nous sommes très attentifs aux symptômes et aux besoins physiologiques du patient, nous sommes en revanche moins soucieux d’explorer les autres dimensions du registre psychologique ou social de la personne.
Quels sont les déterminants de la qualité de vie ? La maladie – le cancer, ici, en l’occurrence – s’accompagne de symptômes qui entravent le bon fonctionnement du patient. D’autres éléments de son environ nement global entreront en cause mais, déjà, ces limitations et les restrictions qu’elles imposent déterminent l’impact que la maladie et ses traitements aura sur la qualité de vie du patient.
Certes, la qualité de vie du patient sera toujours affectée ou altérée différemment selon les caractéristiques de l’individu. Selon son comportement, son attitude envers la maladie, la perte de contrôle et les res trictions qu’elle engendre, les angoisses qu’il éprouve, les attentes et les espoirs qu’il entre tient, etc. De quelles ressources disposetil au plan social, économique et psycholo gique ? Au plan familial, professionnel et social ? Quels rapports et quelles relations entretientil avec le système de soins ? Ce sont autant de déterminants de la qualité de vie.
C’est dans ce contexte qu’il nous faut être sensibles à la détresse souvent présente chez les personnes atteintes d’un cancer. Au moment de l’annonce diagnostique, nos concitoyens et nos concitoyennes sont confrontés à un ou des événementsparti culièrement stressants : lors de la confirmation du diagnostic, au début de la chimiothéra pie, à l’annonce des résultats, de l’arrêt du traitement, etc. Il faut limiter par tous les moyens à notre disposition les effets désta bilisateurs, les contrecoups de ces épisodes stressants et démobilisateurs. D’abord, en misant sur l’information au patient, sur sa participation au programme et au traite ment, sur la pleine utilisation de ses ressources et de celles de son milieu. À
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défaut de le faire, on expose ces hommes et ces femmes à une grande détresse.
Dans les pays anglosaxons, on emploie le motdistress. On traduit parfois le terme en français en lui retirant une part de son intensité et de sa gravité, en l’identifiant aux concepts moins lourds de désarroi ou de peine. Je préfère pour ma part la définition de Jimmy Holland, une psychiatre très connue en oncologie qui travaille au Memorial Hospital de New York, une pion nière dans le domaine de la psychooncologie. Sa définition est intéressante en ce qu’elle montre que les personnes atteintes d’un cancer peuvent avoir à faire face à toutes sortes de difficultés et pour de multiples raisons.
Je vous la livre : « La détresse chez les patients atteints de cancer se caractérise par un large spectre d’expériences émotion nelles désagréables de nature cognitive, sociale ou spirituelle. » Je retiens surtout l’idée ducontinuum. C’estàdire qu’elle peut aller d’une réaction tout à fait normale de tristesse, de peur, d’un sentiment de vulnérabilité, jusqu’à des troubles psychopa thologiques beaucoup plus graves tels qu’un trouble anxieux, une dépression sévère ou un sentiment d’isolement social. Ce qui revient à dire que les professionnels œuvrant en oncologie ou en cancérologie vont rencontrer des personnes présentant des états psychologiques extrêmement changeants, qui varieront selon les étapes de la maladie ou du traitement.
Un patient peut donc être en état de détresse intense à un moment donné et l’être beaucoup moins à un autre moment. À mes débuts comme psychiatre en cancé rologie, il y a onze ans, je traitais tous mes patients avec des antidépresseurs et des anxiolytiques parce que j’avais le sentiment qu’ils étaient tous dans des phases dépres sives constituées. Après un certain temps, je me suis rendu compte que je n’étais pas du tout confrontée à la même psychopatho logie que celle que l’on peut rencontrer en psychiatrie.
Cela dit, pour être complet mais aussi rendre justice à tous, certains patients, loin de se laisser déstabilisés et de s’enfoncer dans la dépression, vont réagir, faire appel à leurs ressources personnelles et environnementales
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et parvenir à vivre cet événement,a priori dévastateur, de manière positive. Les pro fessionnels et les individus que nous sommes, vous vous en doutez, ne sont pas indifférents devant ces individus extraordi naires qui transforment une situation malheureuse de leur vie en une occasion de croissance et de développement personnel. Mais, ils représentent tout de même une minorité.
Ceux et celles qui, parmi les personnes atteintes de cancer – un grand nombre d’études le démontre –, éprouvent des besoins psychologiques non satisfaits sont beaucoup plus nombreux. Environ la moitié des patients souffre de troubles psy chopathologiques qui nécessiteraient la consultation d’un psychiatre ou d’un psy chologue. Mais, parmi eux, seuls 5 à 10 % des patients profiteront de services en santé mentale et obtiendront une réponse appro priée. Entre les besoins des patients et les ressources disponibles et accessibles, on observe ici encore un décalage, un écart considérable.
Néanmoins et heureusement pour le bienêtre à long terme des patients avec ce type de difficulté, un certain nombre d’études commencent à évaluer le coût médico économique de la nonprise en compte des problèmes psychosociaux. Par exemple, le fait de ne pas déceler une dépression chez un patient atteint de cancer entraîne une moins grande adhésion à son traitement, un plus grand nombre de symptômes, plus de consultations médicales, des séjours plus longs en milieu hospitalier, etc.
Il y a bien sûr des obstacles à la reconnaissance des besoins psychosociaux des patients : dans les pays moins dévelop pés, par manque de moyens, par nécessité d’aller au plus pressant, et aussi, parfois, dans les pays développés. La littérature identifie trois catégories d’obstacles : ceux liés au médecin, ceux qui relèvent du patient et ceux dont l’institution est responsable.
Une grande part de cette difficulté à définir les besoins psychosociaux revient aux médecins. Les oncologues euxmêmes reconnaissent qu’il leur est plus facile d’explorer et de reconnaître les symptômes
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physiques et fonctionnels de leurs patients que de repérer leur détresse ; le cas échéant. Ils sont bien moins à l’aise pour s’aventurer sur ce terrain, se considèrent incompétents ou, raison la plus souvent invoquée, avouent ne pas avoir le temps d’aborder ces ques tions. Autant de motifs et de contraintes qui font que les médecins oncologues, mais aussi les radiothérapeutes, les chimiothéra peutes et tous ceux et celles qui sont associés aux traitements spécifiques du can cer refusent tout simplement de s’introduire et d’explorer ce terrain – dangereux – du domaine psychosocial.
D’autres obstacles à l’identification des besoins psychosociaux dépendent du patient luimême. Nombre d’entre eux, en France en tout cas, n’osent tout simplement pas évoquer ce type de difficulté. Ils le feront en présence du psychologue ou du psy chiatre, s’ils viennent jusqu’à nous, mais beaucoup moins devant le médecin qui, pensentils, à bien d’autres choses à faire que de s’intéresser à la détresse de son patient. D’autres encore s’abstiennent pour éviter la double stigmatisation : ceux qui considèrent toujours le cancer comme une maladie honteuse n’ont pas envie de porter, en plus, l’étiquette de la folie ou de la maladie mentale.
Un certain nombre d’établissements, pour leur part, choisissentde ne pas accorder beaucoup d’attention à cette question des besoins psychosociaux des patients atteints de cancer parce qu’ils n’en reconnaissent pas l’urgence, déterminent d’autres priorités ou, encore, doutent de la scientificité de la démarche psychosociale. Il en sera proba blement ainsi tant que nous n’aurons pas produit suffisamment d’études et de recherches qui évalueront les évidenceset permettront, du coup, d’ébranleret de repousser ces préjugés tenaces.
Sur le plan de nos réussites, cette fois, je tiens à faire état d’un modèle appliqué au moment de ce que nous appelons le « dis positif d’annonce » et qui met à contribution l’infirmière référente – l’équivalent, proba blement, de votre infirmière pivot. Cette expérience a pris forme dans le cadre de notre premierPlan cancermis en place entre 2003 et 2008.
Notre intention de départ était de trouver le meilleur moment et leLa moitié des patients meilleur moyen d’évaluer les besoins souffrent de troubles en soins de support des patients psychopathologiques. atteints de cancer. La démarche type était la suivante. Le patient voit un De ceuxci, seulement chirurgien, est opéré pour sa patho 5 à 10 % profiteront logie et rencontre par la suite l’oncologue et le radiothérapeute pourde services en santé l’élaboration de son plan de traite mentale et obtiendront ment. Ce que nous nommons le « Plan une réponse appropriée. personnalisé de soins », l’équivalent du plan d’intervention. Au moment précis que nous appelons le dispositif d’annonce, l’infirmière référente entre en scène. On lui confie plusieurs responsa bilités. Elle doit vérifier ce que le patient a compris de la proposition de traitement qui lui a été faite par le binôme radiothérapeutechimiothérapeute ; elle en reprend s’il y a lieu les éléments et redonne ou complète l’information transmise. Elle dispose de plus de temps que les deux médecins, qui la précèdent. Enfin, elle doit tenter d’établir les besoins d’appui et de soutien moral du patient. Une toute nou velle fonction pour cette infirmière qui se voit désormais accorder une bien plus grande part d’autonomie qu’on lui en accor dait jusquelà dans le système hospitalier français. Le protocole à l’essai reposegrosso modo sur trois étapes : l’autoévaluation, l’entretien clinique et la mise à contribution de l’infir mière experte ou de l’infirmière référente. L’autoévaluation consiste à permettre au patient d’exprimer ses besoins, les diffi cultés auxquelles il est confronté et qu’il souhaite aborder avec le professionnel. On lui propose tout simplement de s’exprimer au moyen d’une grille adaptée, celle du National Comprehensive Cancer Network de New York. Elle lui permet de dire dans quels domaines (physique, familial, psycho logique ou autre) il aurait besoin de discuter avec le personnel soignant. Puis on lui fait passer une évaluation de détresse psycholo gique, qui est une adaptation duDistress Thermometerque certains d’entre vous connaissent sans doute. Sur une échelle de 0 à 10, il permet au patient, en se référant à la dernière semaine, d’évaluer l’impor tance de sa détresse. Cela nous sert de point de repère initial.
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Puis vient l’entretien infirmier, une étape évidemment essentielle. Les outils que nous avons tenté de formaliser ne viennent que nourrir et orienter la discussion entre le patient et l’infirmière. Des besoins nommés au moment de l’autoévaluation ne seront pas discutés lors de l’entretien s’ils sont déjà pris en charge par d’autres professionnels, ce qui permet de se concentrer sur les besoins non satisfaits.
À la suite de cet entretien, c’est à l’infir mière experte, qui connaît bien les ressources du système de soins, qu’il revient d’identifier les contributions requises du personnel : assistants sociaux, kinésithéra peutes, nutritionnistes, personnel en soins palliatifs et psychologues ou psychiatres en fonction des besoins spécifiques de chaque patient.
Les patients qui profitent de cette démarche mettant à contribution l’infir mière référente au moment du dispositif d’annonce sont ceux dont on a identifié, à l’aide de nos outils d’évaluation, qu’ils avaient les besoins les plus complexes, les difficul tés les plus graves. Dans le cadre de ce processus, l’infirmière référente orientera par exemple vers ma consultation le patient aux idées suicidaires, qui a des troubles de comportement majeurs, des antécédents psy chiatriques connus, ou encore celui ou celle qui refuse les soins proposés.
Voilà donc une démarche qui sert essen tiellement à identifier les patients atteints de cancer qui ont les besoins non satisfaits les plus importants. Le modèle, tel que je vous l’ai présenté, est actuellement expéri menté dans le cadre du dispositif d’annonce
Résumé des discussions ➤ Patrick Bérard–QUÉBEC Porteparole pour HémaQuébec
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La nature du problème La nécessité de tenir compte de la dimen sion psychologique des patients gravement malades et de leur famille, d’écouter les patients sans se limiter aux soins techniques qui leur sont donnés et, plus globalement,
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du Plan personnalisé de soins. Parce que nous ne sommes pas absolument certains que ce soit le meilleur moment et parce que les besoins des patients évoluent très rapi dement dans le cas des personnes atteintes de cancer, nous utilisons de plus en plus les mêmes outils une seconde fois, au moment où débutent les traitements de chimiothé rapie. L’idéal serait de répéter ces étapes de repérage de besoins à différentsmoments clés du parcoursthérapeutiques.
Je dirai enfin, parce que j’en suis convaincue, que toutes les démarches et les modèles semblables à celui que je vous ai présenté ne remplaceront jamais le rôle central du médecin de première ligne qui a la chance de bien connaître son patient, d’avoir déve loppé avec lui des liens de confiance et qui est, de surcroît, celui qui aura généralement communiqué au patient le diagnostic initial. Le médecin de famille sera toujours le mieux placé pour assurer la prise en charge, l’orientation, le suivi ; pourêtre non seule ment un dispensateur mais aussi un coordonnateur de soins.
Mais voilà un tout autre débat, celui de la complémentarité des soins. Pour l’heure, j’ai le sentiment que de nombreux progrès ont été accomplis dans le cadre du Plan cancer 20032008 avec cette expérience du disposi tif d’annonce et de l’infirmière référente, pour améliorer la nature et la qualité de l’information livrée aux patients, même s’il reste encore beaucoup à faire pour amé liorer l’articulation des rapports et la collaboration entre les professionnels de la santé, entre les médecins en particulier.
de les considérer comme des partenaires dans la prise en charge de leur maladie est de plus en plus ressentie et démontrée. Mais elle n’est pas satisfaite pour autant ; plu sieurs éléments y font obstacle.
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Une longue tradition a conduit à établir la primauté du médical sur le psychosocial et, par le fait même, à voir davantage le patient comme malade que comme personne. L’objet de la médecine reste la maladie, et le savoir médical pourrait bien longtemps encore ne s’intéresser à l’humain qu’en tant que terrain où la maladie se développe.
Cela est sans compter que le nouveau contexte qui commande plus que jamais la prise en compte d’un grand nombre de besoins découlant de l’expérience de la maladie, rend en même temps la chose plus difficile. Les avancées de la médecine tech noscientifique, qui se traduisent par une longévité accrue des personnes aux prises avec des maladies chroniques, s’accom pagnent d’une segmentation et d’une hyperfragmentation des professions. Le phénomène ne facilite pas la prise en compte des nombreux problèmes que les personnes atteintes de cancer et leurs pro ches aidants auront à régler durant la période souvent longue où ils auront à composer avec le système de soins.
Les actions à mener à court terme
On ne peut faire échec au fractionne ment des tâches, susceptible de conduire à l’éparpillement et au morcellement de la responsabilité, qu’en comptant sur une défi nition claire et précise des rôles de chacun à l’intérieur d’une équipe non hiérarchisée, respectueuse de toutes les contributions, où les membres poursuivent un but commun, déclaré et affiché. Il faut aussi que la poursuite de ce but soit soutenue par une stratégie intégrée. Une stratégie où le patient, bien évidemment, est associé en tant que sujet et non pas seulement commeobjet de soins et de services.
Chacun dans l’équipe, les infirmières en particulier, devra compter sur des outils validés et des cadres de référence pour lesquels il aura été formé. Chacun devra recevoir, en cours d’emploi, l’assistance professionnelle nécessaire. Son action devra, comme il se doit, être évaluée à l’aide d’indicateurs de performance constamment mis à jour. La prise en compte des aspects psychosociaux des besoins des patients ne
peut pas se faire de manière moins rigou reuse et suivie que la gestion de leurs symptômes physiques.
Bref, la participation active de la per sonne atteinte de cancer et de ses proches et la prise en compte véritable de l’ensemble de ses besoins à tous les stades de la maladie dépendent essentiellement de l’utilisation intelligente et maximale des ressources de l’établissement – principale ment de ses ressources professionnelles. Les organisations hospitalières ne doivent surtout pas invoquer la rareté des ressources financières pour excuser ou justifier le fait de ne pas revoir leur mode d’organisation ou de fonctionnement. Il est maintenant bien établi que c’est la nonimplication du patient et de ses proches et la non satisfaction des besoins découlant de sa maladie qui génèrent la nonqualité, l’inef ficacité et le gaspillage des ressources.
Les perspectives à envisager à moyen et long termes La formation au travail d’équipe et à la col laboration interprofessionnelle est la seule garante, à long terme, des changements ren dus nécessaires dans les organisations de santé pour bien prendre soin des personnes atteintes de cancer et de leurs proches. Les seules connaissances en oncologie seront toujours insuffisantes. Tout le personnel doit connaître les étapes de l’évolution de la personne malade et les règles d’une commu nication réussie avec les patients et leur famille. L’intégration de la dimension psychosociale des besoins du patient, Il est établi que le développement des aptitudes aux relations humaines, à la collaborationla nonimplication et à la communication, devraient de du patient et de toute façon compter pour une part ses proches et importante de la formation initiale – et des formations continues – de tous les la nonsatisfaction professionnels de la santé. des besoins découlant de sa maladie Les obstacles ou effets pervers éventuelsgénèrent la nonqualité, l’inefficacité et Parmi les éléments qui, nécessaire ment, feront toujours obstacle à la le gaspillage des prise en compte efficace de l’ensemble ressources. des besoins des personnes atteintes de cancer et de leurs proches : toute évo
SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ
57 N° 1, 2010
lution quiconduirait à accroître encore davantage le nombre d’intervenants ou de catégories professionnelles au seindes systèmes de soins, ainsi que le maintien de la hiérarchie médicale et les rapports non égalitaires entre les membres des équipes de soins. Et ne négligeons pas la résistance
r é c a p i t u l a t i f
Les ateliers
FORUM« LE CANCER AU QUOTIDIEN»
au changement – inhérente au fonctionne ment même des organisations –, qui ne peut être contrée que par des dirigeants et des professionnels décidant de viser l’améliora tion continue de leurs services et ayant le souci de remettre constamment en question leurs façons de faire.
L’implication de la personne atteinte et de ses proches
La nature du problème £ La primauté du médical sur le psychosocial conduit à considérer le patient comme malade plutôt que comme personne £La segmentation des professions nuit à l’implication des personnes atteintes de cancer et à la prise en compte de l’ensemble de leurs besoins
Les actions à mener à court terme £Définir les rôles de chacun à l’intérieur d’une équipe aux rapports égalitaires poursuivant un but commun £ Offrir au personnel des outils validés et l’assistance professionnelle requise £ Évaluer l’action professionnelle à l’aide d’indicateurs de performance £ Revoir les modes d’organisation et l’utilisation des ressources professionnelles afin d’accroître l’efficience et la qualité
Les perspectives à envisager à moyen et long termes £ Former au travail d’équipe et à la collaboration interprofessionnelle £ Sensibiliser à la dimension psychosociale des besoins du patient, à la collaboration et à la communication à tous les stades de la formation des professionnels de la santé
Les obstacles ou effets pervers éventuels £ La fragmentation continue des professions £ Les rapports non égalitaires au sein des équipes de soins £ La résistance au changement