L enfance : Ætas infirma, Ætas infima - article ; n°15 ; vol.7, pg 85-95
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Description

Médiévales - Année 1988 - Volume 7 - Numéro 15 - Pages 85-95
11 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1988
Nombre de lectures 23
Langue Français

Extrait

Monsieur Didier Lett
L'enfance : Ætas infirma, Ætas infima
In: Médiévales, N°15, 1988. pp. 85-95.
Citer ce document / Cite this document :
Lett Didier. L'enfance : Ætas infirma, Ætas infima. In: Médiévales, N°15, 1988. pp. 85-95.
doi : 10.3406/medi.1988.1121
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/medi_0751-2708_1988_num_7_15_1121Didier LETT
L'ENFANCE : yfiTAS INFIRMA, MI AS INFIMA
Tenter d'élaborer une histoire de la perception de l'enfance au
Moyen Âge n'est pas une chose facile. La relative pauvreté des sources,
le peu d'intérêt apparent porté aux tous premiers âges, la réticence à
parler d'éléments mouvants sont autant d'obstacles à une telle entrepris
e. Pourtant, les hommes du Moyen Âge ont parlé de Yinfantia et dans
leur discours reviennent inlassablement des éléments qui permettent à
l'historien de tenter de reconstituer une définition médiévale du concept
d'enfance.
Je crois, avec B. Jolivet, que l'« enfance n'est pas tant une époque
particulière numériquement délimitée qu'un état lié à une situation de
dépendance et issu d'une incapacité première1». Il serait donc vain de
tenter d'appliquer au Moyen Âge nos grilles chronologiques mais aussi
psychologiques ou juridiques pour définir ce qu'est un enfant. Ce der
nier, à l'époque médiévale, est d'abord et avant tout perçu comme un
inachèvement, justification de son état de dépendance. C'est un infirme
qui ne possède pas encore les éléments indispensables qui feront de lui
un être humain à part entière. Car Xœtas infirma sous-entend qu'il existe
Yœtas perfecta.
Dans une société adultocentriste, l'enfant se mesure donc au regard
de la normalité. Il est donné à voir en négatif - et partant très souvent
négativement — par rapport à l'adulte. L'enfance se définit toujours par
ce qu'elle n'est pas. L'enfance appartient à cette cohorte & anormaux,
de marginaux, c'est-à-dire à ceux qui, à des degrés divers et pour un
temps plus ou moins long, ne sont pas adultes, « raisonnables », de sexe
masculin, de race blanche, chrétien, etc., et qui peuplent la « région de
la dissemblance2 ». Il apparaît comme un être dérangeant, perturbateur,
se situant dans le registre du désordre. Théologiens et pédagogues notent
1. B. Jolivet : L'Enfance au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1981, p. 40.
2. Je reprends ici une expression utilisée à propos des marginaux plus généralement,
par G.-H. Allard dans la présentation des «Actes du colloque de l'Institut d'Études
Médiévales » de l'Université de Montréal qui s'est tenu les 6 et 7 avril 1974, paru dans un
ouvrage intitulé : Aspects de la marginalité au Moyen Âge, Montréal, éd. de l'Aurore, 1975. souvent qu'il a des penchants à des actes désordonnés, insistent sur sa
diversitas : Philippe de Novare, par exemple écrit :
Ils sont si ort et si anuieus en petitesse et si mal et si divers quant
ils i po grandet, que a painnes en norriroit on nul3.
Aux yeux de l'homme médiéval qui accepte mal les situations
intermédiaires, mouvantes ou ambiguës, qui éprouve un certain malaise
vis-à-vis des phénomènes de croissance en général, c'est cette diversitas
qui déconsidère l'enfant; la déviance attire la méfiance et inspire la
défiance.
L'étude qui va suivre se propose de mettre à jour trois inachève
ments : la petite taille, le manque de raison, et le non accès à la parole,
causes directes de la dévaluation de l'enfance. D'où un certain nombre
de rapprochements, de glissements, d'analogies qui s'opèrent dans les
mentalités médiévales avec le nain, le fou ou le muet.
L'analyse de ces trois infirmités permet de replacer l'enfant dans
une problématique de la marginalité.
Un être de petite taille
La petite taille au Moyen Âge est très souvent évoquée comme un
facteur négatif. On connaît la fameuse phrase de Bernard de Chartres,
au début du XIIe siècle : « Nous sommes des nains, juchés sur des épaules
de géants4», qui signifie que ses contemporains et lui-même, bien
qu'inférieurs, profitent des apports et de la supériorité de leurs
« aînés ».
Un siècle plus tard, Guiot de Provins explique que se meurt l'âge
d'or d'antan et que le monde va vers la fin des temps. Il écrit :
Moût mallement somes changie
Li siècles fu ja biaus et grans
Or est de garçons et d'enfans5
La petite taille et l'enfance sont données à voir comme des symboles
de dépendance (« garçon » signifie valet), de déchéance et de décadence.
Cette déconsidération de la petite taille explique en grande partie la peur
des parents de voir leur enfant demeurer petit; peur qui apparaît de
manière très explicite dans la croyance aux « enfants-changelins ». Dans
3. Philippe de NOVARE : Les Quatres Âges de l'homme, Paris, Didot, 1888, p. 2.
4. Cité par Jacques Le goff : Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1985
(rééd.), p. 17.
5. Guiot de Provins : Œuvres, éd. par John Orr, Genève, Paris, Slatkine, 1974, p. 18,
v. 284-286. 87
les jours ou mois qui suivent la naissance, les parents craignent que leur
enfant disparaisse et soit « changé » par un être démoniaque (croyance
que l'on peut rapprocher de celle qui invite les parents, lorsqu'ils
déshabillent l'enfant à ne pas le retourner sur le ventre, de peur, là aussi,
d'en découvrir un autre).
Cette angoisse parentale est d'autant plus forte dans ce moment de
marge dangereuse qui s'écoule de la naissance au baptême, que durant
cette période, l'enfant, fruit du péché, n'a encore aucune assurance spi
rituelle contre les démons qui se voudraient changeurs. Le principal s
igne qui permet d'affirmer que l'enfant a été remplacé par un suppôt de
Satan est l'absence de croissance. L'« enfant-changelin » est celui qui
s'obstine à ne pas grandir. Jacques de Vitry le définit comme « un enfant
qui épuise le lait de plusieurs nourrices, mais sans profit puisqu'il ne
grandit pas...6 ».
Jean-Claude Schmitt7 cite deux tableaux particulièrement révéla
teurs. D'une part, un retable du XVe siècle provenant de la cathédrale
de Tarragone sur lequel est représenté un « changelin » de vingt-quatre
ans que le démon a mis à la place de saint Barthélémy, qui, précise-t-on
dans la légende, a fait mourir d'épuisement quatre nourrices sans grand
ir. D'autre part, un tableau attribué au siennois Martino di Bartolomeo
illustrant l'enfance de saint Etienne, qui montre le « changelin » tel un
affamé perpétuel qui ne grandit pas.
Cette peur du retard de croissance se perçoit également à travers les
conseils donnés pour l'éducation des enfants. Gilles de Rome, à la fin
du XIIIe siècle, conseillant les rois et les princes quant à la bonne tenue
de leur royaume, mais aussi de leur mesnie, écrit : « Et dit le philosophe
que en l'aage de VII anz jusqu'à XIII anz les enfanz ne doivent pas
emprendre à soustenir granz travaus, ne a fère les euvres de chevalerie,
por cen que lor acroistre ne soit empêchiez8 ».
Dans beaucoup de régions françaises (Charentes, Haute-Vienne,
Minervois) jusqu'à une date très récente, les enfants sautent, le 24 juin,
par dessus les feux allumés pour la saint Jean afin de se préserver des
maladies et de s'assurer une bonne croissance.
La perception de l'enfance au Moyen Âge souffre de cette déconsi
dération, voire de ce mépris de ce qui est petit et de ce qui ne grandit
pas. La grandeur est très souvent associée à la beauté ; les nains dans la
littérature sont souvent caractérisés par leur laideur, leur méchanceté et
leur cruauté. Leur état de nain attire le mépris. Dans l'œuvre de Chrétien
de Troyes, la mention d'un nain est presque toujours associée à des ad-
6. J. F. CRANE : The Exemple or illustrative stories front the sermones vulgares of
Jacques de Vitry, 1967 (rééd.), n° CCCVIII bis, p. 129.

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