L'obsolescence médiatique de « Caulerpa taxifolia » - article ; n°1 ; vol.76, pg 181-202

Sergio Dallabernardina

Description

Communications - Année 2004 - Volume 76 - Numéro 1 - Pages 181-202
Algue tropicale acclimatée dans les aquariums européens avant de coloniser les fonds de la Méditerranée, Caulerpa taxifolia est une sorte d'« hybride » qui brouille les frontières entre domestique et sauvage. Ses origines mystérieuses, son comportement opportuniste, ses propriétés toxiques auraient pu en faire une figure emblématique de nos rapports conflictuels avec le monde de la nature. Pourtant, en dépit d'une imposante campagne médiatique, le mythe de l'algue « tueuse » n'a pas décollé. L'auteur s'interroge sur les raisons de cet échec, et sur la singularité du regard ethnologique, qui traque le « mythique » au cœur même du discours scientifique.
Tropical alga acclimated to European aquariums before colonizing the Mediterranean sea, Caulerpa taxifolia is a kind of hybrid which modifies frontiers between the wild and the domestic worlds. Its mysterious origin, its opportunist behaviour, its toxicity should have made it an emblematic object of our conflictual relation with Nature. Yet, in spite of the important mediatic operation, the myth of the killer alga has not worked. The author studies the reasons for this failure, and the specificity of ethnological approach which looks for the mythical in scientific literature.
22 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

• Publié par: COMMUNICATIONS
• Publié le: 01 janvier 2004
• Nombre de lectures: 24
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 1 Mo

Extrait

Mr Sergio Dalla Bernardina
L'obsolescence médiatique de « Caulerpa taxifolia »
In: Communications, 76, 2004. pp. 181-202.
Résumé
Algue tropicale acclimatée dans les aquariums européens avant de coloniser les fonds de la Méditerranée, Caulerpa taxifolia est
une sorte d'« hybride » qui brouille les frontières entre domestique et sauvage. Ses origines mystérieuses, son comportement
opportuniste, ses propriétés toxiques auraient pu en faire une figure emblématique de nos rapports conflictuels avec le monde de
la nature. Pourtant, en dépit d'une imposante campagne médiatique, le mythe de l'algue « tueuse » n'a pas décollé. L'auteur
s'interroge sur les raisons de cet échec, et sur la singularité du regard ethnologique, qui traque le « mythique » au cœur même
du discours scientifique.
Abstract
Tropical alga acclimated to European aquariums before colonizing the Mediterranean sea, Caulerpa taxifolia is a kind of "hybrid"
which modifies frontiers between the wild and the domestic worlds. Its mysterious origin, its opportunist behaviour, its toxicity
should have made it an emblematic object of our conflictual relation with Nature. Yet, in spite of the important mediatic operation,
the myth of the "killer" alga has not worked. The author studies the reasons for this failure, and the specificity of ethnological
approach which looks for the "mythical" in scientific literature.
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Dalla Bernardina Sergio. L'obsolescence médiatique de « Caulerpa taxifolia ». In: Communications, 76, 2004. pp. 181-202.
doi : 10.3406/comm.2004.2165
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_2004_num_76_1_2165Sergio Dalla Bernardina
Ceci n'est pas un mythe.
L'obsolescence médiatique
de Caulerpa taxifolia
Prologue : du rôle de l 'ethnologie.
L'histoire est connue. En 1984, on découvre la présence d'une. algue
allochtone dans les eaux qui baignent le Musée océanographique de
Monaco *. Il s'agit de Caulerpa taxifolia, une variété tropicale de caulerpe
absente des fonds méditerranéens. mais très appréciée par les aquario-
philes en raison de sa résistance, de son élégance, dit-on, de. sa couleur
fluorescente. Dès les débuts, on soupçonne le musée d'être involontaire
ment à l'origine de cette introduction qui, étant donné la vitesse de propag
ation, prend bientôt l'allure d'une invasion biologique. Accusée de porter
atteinte à la biodiversité, de remplacer impitoyablement les espèces
locales (la posidonie en particulier), de receler une substance toxique qui
éloigne la faune marine, Caulerpa taxifolia préoccupe un certain nombre
de spécialistes. D'autres ont tendance à minimiser. Alertée par les cher
cheurs les plus inquiets, la presse s'empare de l'événement et, pendant
quelques années, on assiste à l'escalade des titres alarmistes du genre
« Menace sur la Méditerranée », voire « L'implacable avancée de la taxifo
lia ». Les effets de cette campagne médiatique ne manquent pas. Sensibil
isés à la question, les représentants politiques, les associations de plon
geurs, les pêcheurs, les administrateurs locaux manifestent.de plus en
plus leur appréhension et sollicitent l'intervention des pouvoirs. publics.
Les scientifiques, lorsqu'ils prennent position, se rangent de préférence
autour de deux pôles : d'un côté, ceux qui estiment que Caulerpa taxifolia
finira par trouver sa place dans l'équilibre biologique de la Méditerranée,
de l'autre, ceux qui redoutent, voire annoncent; la catastrophe écologique
imminente.-
Ce n'est que bien plus tard, et sans aucune incidence sur le débat, que
les ethnologues, profitant d'un appel d'offres du ministère de l'Aménage
ment du territoire et de l'Environnement (MATE), font une timide appari-
181 Sergio Dalla Bernardina
don sur la scène. Apparemment 'anodine, leur présence n'est pas aussi
évidente qu'elle pourrait le sembler. La question se pose d'établir les
modalités et les limites de l'intervention de l'ethnologue dans un domaine
qui, conventionnellement, est de la pertinence des sciences naturelles. La
première association qui vient à l'esprit, bien entendu, est celle de l'ethno
logue /folkloriste : bon connaisseur des superstitions et des croyances
populaires, l'ethnologue pourrait aider la science à tracer la frontière entre
le monde imaginaire (celui des rumeurs et des légendes métropolitaines)
et la réalité objective. C'est en tant que littéraire et humaniste, autrement
dit, qu'il pourrait contribuer à l'établissement de la vérité. Mais il aurait
son mot à dire aussi en tant que spécialiste des représentations collectives
et des systèmes de classification vernaculaires. Une des principales carac
téristiques de Caulerpa taxifolia — nous reviendrons tout à l'heure sur
ses nombreux attributs — est de remettre en cause la frontière qui, trad
itionnellement, sépare le monde domestique du sauvage. D'un côté, en fait,
elle incarne l'image même de la sauvagerie qui frappe aux portes de ce
mare conclusum, parfaitement connu et anthropisé, qu'est le bassin médi
terranéen ; du sauvage, elle a le comportement imprévisible, la force adapt
ative typique des « peuples de nature », moins raffinés mais plus frais,
résistants et. prolifiques. Mais d'un autre côté, sortie des aquariums où
elle a été sélectionnée, la caulerpe qui envahit la Méditerranée pourrait
être définie comme un végétal semi-domestique qui colonise des espaces
sauvages,. un transfuge qui, à l'instar des bandes de chiens errants qui
infestent la périphérie des grandes * villes et sévissent dans la campagne
environnante 2, a quitté le domicile de ses maîtres pour s'adonner au mar-
ronnage. Sa reproduction par bouturage l'apparente aux plantes de serre,
multipliables à l'identique en' un nombre de copies illimité (une seule
bouture, paraît-il, peut engendrer l'envahissement d'une dizaine d'hec
tares en l'espace de quelques années3)., Mais, par ses tendances expan
sionnistes et son action destructrice, elle évoque l'image du prédateur:
« Le loup dans la bergerie », « Attaques à mare nostrum », pouvait-on lire
dans la presse française il y a quelque temps. Même si elle provient d'un
aquarium, l'algue invasive penche presque naturellement du côté du sau
vage (on parle de « loup », justement). En revanche, la mer, « désert » et
lande sauvage par. définition 4, menacée par cette présence étrangère, est
rangée d'office dans le champ domestique (« mare nostrum »...). .
Face à ces bouleversements des écosystèmes marins qui touchent à des
compétences et à des métiers traditionnels, on conçoit volontiers que le
chercheur en sciences sociales se penche sur la redéfinition « indigène »,
plus ou moins bricolée,' des notions- de domestique et de sauvage,' de
proche et de lointain, de normal et d'anormal! Là où la situation se comp
lique, c'est lorsqu'il se permet de contester la validité de la ligne de par-
182 médiatique de « Caulerpa taxifolia » Uobsolescence
tage entre fabulation et réalité 5, ou, pour être plus précis, lorsqu'il met en
doute la nature purement rationnelle d'un discours scientifique qui se vou
drait radicalement autre chose que le discours profane.
Le pouvoir évocateur de « Caulerpa taxifolia ».
La caulerpe, il est vrai, se prête de façon admirable aux projections
symboliques. Sa morphologie, ses origines, son comportement semblent lui
réserver une place de choix dans les rêveries de l'homme contemporain.
Les documents scientifiques et les articles de presse relatant le processus
invasif offrent au lecteur un ensemble de métaphores, d'associations et
d'anecdotes qui rappellent, par moments, le fonctionnement de l'imagi
naire folklorique. Espèce « ubiquiste et opportuniste » au phénotype très
variable (elle s'adapte, elle se déguise...), Caulerpa taxifolia. a suscité
pendant longtemps des doutes quant à ses origines. On a voulu y voir une
mutante, sorte de « Golem » échappé à ses créateurs et devenu incontrô
lable ; une « espèce dormante » réveill