L usure des langues - article ; n°1 ; vol.39, pg 73-81
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L'usure des langues - article ; n°1 ; vol.39, pg 73-81

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Description

Les Cahiers du GRIF - Année 1988 - Volume 39 - Numéro 1 - Pages 73-81
9 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1988
Nombre de lectures 14
Langue Français

Extrait

Rosi Braidotti
L'usure des langues
In: Les Cahiers du GRIF, N. 39, 1988. recluses vagabondes. pp. 73-81.
Citer ce document / Cite this document :
Braidotti Rosi. L'usure des langues. In: Les Cahiers du GRIF, N. 39, 1988. recluses vagabondes. pp. 73-81.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/grif_0770-6081_1988_num_39_1_1772des langues L'usure
Rosi Braidotti
Toutes des garces, toutes des mauvaises langues. Bonnes « Peste à Buda. Je ne suis
pas Hamlet. Je ne joue à rien, elles ne font que prendre et passer, pondre et
plus de rôle. Mes mots passer. Semant la zizanie, elles n'arrêtent pas de réciter
n'ont plus rien à me dire.
une sombre litanie au rythme régulier de leurs passages. Mes pensées aspirent le
Stratégie calculée du bruit et de la rumeur, elles laissent sang des images. Mon
derrière un goût amer, une fine couche de gris, une sa drame n'a plus lieu. (...)
Je ne joue plus. » veur de cendres éteintes. Mélancolie sans deuil, mélancol
H. Muller, Hamletma- ie de l'après-deuil. Langues vivantes : autant de lettres
chine restées en souffrance au fond d'un « moi » qui ne les
voudrait pas mortes. .
Le mélange de langues où la polyglotte habite risque de
l'user jusqu'à la moelle. N'en posséder qu'une est sûre
ment une aliénation propre à conforter les illusions les
plus phalliques, les plus pathétiques, quant à la perma
nence, la consistance et propr(i)été de son être. Celle qui
fréquente plusieurs langues, par contre, s'installe dans le
concubinage, dans un perpétuel va-et-vient, un espace-
entre : in transit, neither here nor there. C'est une pro
miscuité qui ne l'excite même pas, alors qu'aucune mo
nogamie langagière n'est, depuis longtemps, plus
possible. ,
Il n'y a pas de langues maternelles, juste des sites de
provenance, de géographiques. Filles-mères n'ap
partenant plus à une ethnie précise, sans genre vernacu-
laire, ayant perdu compte de toute filiation linguistique,
les polyglottes sont des hors-caste, des parias. Comme
tout être marginal, elles portent leur ghetto dans le
cur. Des gestes langagiers - ce sont souvent les plus 73 simples - leur sont devenus étrangers. « Moi, je » ne sait
plus quelle est la langue qui mieux se prêterait à la res
titution verbale de son enfance. « Moi, je » ne sait pas si
elle a jamais connu des contes de fées, des refrains, des
nursery rhymes. « Moi, je » ne sait pas si elle a jamais
été enfant ou plutôt, comble de l'ironie, si elle a
cessé de l'être, puisque Y infans c'est justement celui ou
celle qui n'a pas de langue. Ni paradis perdu, ni terre
promise : que des structures d'accueil adoptives. Pas de
repos possible dans des habitudes de parole : que d'in
quiétantes familiarités un peu partout.
La parole, c'est une métamorphose du corps : elle est
l'éjection scandée d'une substance phonique, d'un souffle
où vibre le désir. La re-production du mot exige la parti
cipation de muscles, cordes vocales, poumons et du dis
positif corporel tout entier qui, respirant à un rythme à
haute régularité, moule l'air et produit la matière signi
fiante. Habiter plusieurs langues c'est prêter son corps à
d'étranges commerces vocaux, à d'innombrables prostitu
tions respiratoires, à un invraisemblable troc phonétique.
Le mystère éblouissant du verbe unique qui se fait chair
intelligente et produit le Sens en sort quelque peu terni.
Polymorphisme pervers de la polyglotte : elle, c'est déjà
l'au-delà du bien et du mat.
La polyglotte, celle qui vit entre les langues, sait.
Elle sait que le parler, système réglementé d'échanges
symboliques, est toujours échec. Qu'aucune de ses lettres
n'arrive à destination, que la tension qui l'amène à vou*
loir-dire, vouloir-saisir le sens, c'est le travestissement
même de ce qui fonde la parole : ce fond non-verbal où
se réverbèrent vibrations pures, spasme et souffle infini.
Seule la suspension du vouloir-dire permettrait de déga
ger cet insondable plateau de désir qui sous-tend la pa
role et - la soutenant - en elle s'épuise : à jamais invisi
ble, non-énonçable, impensable. La parole comme
décharge électrique à la surface de quelque chose qui lui
demeure irréductible.
74 polyglotte, celle qui demeure dans l'entre-langues,' La
sait.
Elle sait que la seule morale possible serait d'essayer de
rendre dans les mots mêmes l'insoutenable perte du lieu
unique, de l'ineffable, de l'irremplaçable. Elle sait qu'il
faudrait transcrire l'intuition fulgurante qui assigne la
parleuse-de-plusieurs-langues à une place emblématique
par rapport à tout sujet énonciateur, une vérité qu'elle a
appris à ses frais, jonglant avec les mots, s'épuisant dans
leur jeu combinatoire interminable : que les signes font
dans l'arbitraire le plus absurde, la polyvalence la plus
obscène. Que tout signe s'équivaut et cette infernale i
nterchangeabilité des mots, ce monumental qui pro quo
qui fonde dans la méprise la communication humaine,
ne laisse pas libre jeu à une nécessité imperative, à un
catégorique quelconque.
La polyglotte, celle qui s'est installée dans ce non-lieu,
sait.
Elle sait que c'est du même point que l'on sait et que
l'on ignore. Que le vouloir-dire est pris dans une indé
passable duplicité,* un déséquilibre structurel entre le
fond affectif et le contenu idéationnel. Et encore fau
drait-il pouvoir rester fidèle à l'opacité, au non-vouloir-
dire. Encore faudrait-il avoir la force de travailler à
contre-sens. Quitter les chemins inter-changeables des vi
ves voix, renoncer à leur oralité débordante, ne plus
jouer à ce jeu-là. Prendre plutôt l'autre piste, celle du
désert. R. M. - route minoritaire.'
Habiter plutôt les lieux où pullulent les indicibles, les
effets corrosifs ; pratiquer le laminage langagier. Laisser
fourmiller à la surface des sables les mille-pattes silen
cieuses ; défaire l'emprise des signes, rendant visibles les
traces d'ancestrales absences. Remettre les mots dans un
vide, enfin seuls, hors atte(i)nte. Aspirer à la forme dé-r
sertique et non pas à la grasse fécondité du vouloir-dire ;
devenir machine-célibataire. Fréquenter des mots où ne
se joue plus de drame, des mots qui seraient comme des
cités abandonnées, aux enceintes de murailles en lave 75 qui dessinent les marges d'un espace désert, d'un cur
vide. Vivre dans un dehors-du-langage qui est tout sauf
extériorité, entre une extra-territorialité constitutive et
une illégalité sans issue. Là. Ella. .
« Chaque jour, avec les Une langue comme socle ontologique est bien autre
mêmes gestes, ils effa chose qu'une langue comme moyen de communication.
çaient les traces de leurs Il y a des apories d'où « moi, je » ne sortira jamais, des feux, ils enterraient
creux imprévisibles entre deux ou trois langues égaleexcréments. Tournés vers
ment étrangères et originaires, une grande grisaille le désert, ils faisaient leur
prière sans paroles. Ils trans-linguistique qui tient lieu de noyau dur de son
s'en allaient, comme dans être : sa demeure, son topos. .
un rêve, ils disparaiss
aient. »
A chacun son désert. Son aridité à elle c'est l'entre-langues, J.M.G. Le Clezio, Désert
c'est-à-dire l'esthétique, l'éthique, le régime d'attention
systématiquement portée aux traces, à ce qui reste après,
derrière et au-dessus des mots. Il faut surtout faire at
tention à ce qui reste : les scories, les résidus, les lefto
vers, les déchets. « Moi, je » se perçoit d'ailleurs comme
le reste le plus incertain et incompréhensible de tous.
Incertitude totale quant à l'endroit précis de son désir. Il
faut surtout ne pas s'installer, s'incruster, s'investir dans
la cité des signes ; passer extra muros, toujours. Parfaite
nomade, elle sera attirée par la forme désertique, par
une force de pur anéantissement du « moi », par des rites
de désolation qui dépassent toute parole, tout énoncé.
Rien à déclarer. In transit passengers only beyond this
point. Vous quittez la zone américaine. Ici commen

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