Le national et le rationnel - article ; n°1 ; vol.45, pg 17-49
34 pages
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Description

Communications - Année 1987 - Volume 45 - Numéro 1 - Pages 17-49
33 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1987
Nombre de lectures 28
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Extrait

Jean-Jacques Guinchard
Le national et le rationnel
In: Communications, 45, 1987. pp. 17-49.
Citer ce document / Cite this document :
Guinchard Jean-Jacques. Le national et le rationnel. In: Communications, 45, 1987. pp. 17-49.
doi : 10.3406/comm.1987.1666
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1987_num_45_1_1666■
Jean-Jacques Guinchard
V
* Le national et le rationnel
... tout ce qu'il avait aimé, tout ce à quoi il allait
sacrifier sa vie — la Maison Impériale, la Nation, le
Drapeau. Et tout autant que sa femme assise devant
lui, ces hautes présences le suivaient de leur regard
immobile et clair.
Yukio Mishima, Patriotisme.
Ce que saint Augustin disait du temps, nous pouvons le dire ici de la
nation : Qu'est-ce donc que la Nation ? Si personne ne me le demande,
je le sais ; mais si on me demande de l'expliquer, je ne le sais plus.
Ma nation, c'est un être-ensemble au cœur d'un foisonnement
de drapeaux, d'hymnes, de dates de fondations et d'affrontements,
de manières d'être et de paysages, dont la patrie est le « nom sentiment
al » (Jules Renard). Qu'est-ce que la Nation ? Alors s'évanouit l'év
idence. ,
Par vocation, le philosophe pose la question du statut de la nation :
notion traditionnelle, verbale, commode ? concept aux arêtes franches et
tranchantes ? ou mythème, point de ralliement collectif et aussi,
souvent, de perdition ? C'est d'avoir longtemps cru pouvoir, au sein de
la philosophie politique, en régler la question, mais aussi d'avoir été
chargée de consolider rationnellement le sentiment national (en France
singulièrement, où la rubrique « La nation. Les relations international
es. La patrie et l'humanité ! » ne s'efface de l'enseignement secondaire
qu'en 1973), que la philosophie reçoit la tâche de poursuivre et si
possible de capturer cette essence paradoxale.
Il fallait commencer par un inventaire des figures culturelles national
es. Déjà instructif, il appelle une méthode appropriée, où l'intuition
serait privilégiée ; or, Elias Canetti a frayé cette voie. Mais pour rentrer
en philosophie, c'est un retour à Renan qui s'impose, Renan toujours cité
et rarement lu. La question centrale sera ensuite à notre portée : n'y a-t-il
pas des philosophies nationales, et peut-être, par ailleurs, une philoso
phie de la nation ? La philosophie politique — entreprise tout à fait
* Je sais gré à Miguel Abensour et Luc Ferry d'avoir bien voulu faire bénéficier cet article de leur
compétence. Je remercie par ailleurs Alice Sindzingre et Jean-Michel Salanskis pour leurs
remarques amicales et critiques, lors de l'exposé oral d'une première version.
17 Jean- Jacques Guinchard
spécifique — sort-elle inchangée de la confrontation avec le thème
national ?
Le philosophe n'accueille pas sans malaise cet être suspect, même si la
tradition, indéniablement, recèle trois discours distincts, le cosmopolit
isme, les philosophies nationales — solidaires des philosophies de
l'histoire —, enfin les pensées intermédiaires, embarrassantes mais
d'autant plus fécondes sans doute, de Machiavel et de Rousseau. Deux
moments critiques de la philosophie politique, justement, que nous
étudierons. Entre-temps, les incertitudes typiques de la pensée française
à ce jour auront été évoquées. Mais en définitive, lorsqu'il faudra
conclure, l'horizon de la question s'avérera ontologique, et c'est
l'anthropologie qui permettra de relancer l'enquête.
L'inventaire des mythèmes.
La mémoire d'une nation abrite tout un peuple semi-imaginaire de
figures positives et négatives : car la distribution du spectacle oppose les
héros et les traîtres. Aucune nation peut-être n'a poussé aussi loin cette
production que la France, qui en a fait une industrie. Mais toutes les
nations, européennes ou non, pourraient nourrir la phénoménologie que
nous esquissons ici.
Du bon côté du complexe affectif national apparaissent les pacifica
teurs et les unificateurs — Charlemagne, que la légende transforme de
héros d'Empire en fondateur national, Saint Louis —, ou les héros de la
résistance nationale — Boadicea, souveraine britannique soulevée contre
Rome en — 60 ; Guillaume Tell, incarnation du refus de l'arbitraire ;
Jeanne d'Arc ; Andreas I lofer, l'aubergiste autrichien animateur de la
révolte anti-napoléonienne de 1809 ; voire, mais plus équivoque,
Schlageter, le saboteur fusillé par les troupes d'occupation de la Ruhr en
1923 et canonisé par les nazis 2. Les héros fournissent aussi l'allégorie de
vertus affirmées nationales. Bayard est le modèle pédagogique de la
vaillance et de la magnanimité ; Pasteur illustre la bonté scrupuleuse et
savante ; Bara, l'abnégation. Trouve-t-on ailleurs qu'en France, et avec
un égal degré de systématicité, cette mémoire d'Epinal diffusée par la
Troisième République 3 ? . , :
Face à cette lignée admirable, les traîtres pèchent contre la simplicité,
l'authenticité constitutives de la nationalité. Ganelon, le connétable de
Bourbon jouent double jeu. Leur duplicité attente profondément à
l'ontologie identitaire de la nation (mais on remarquera que celle de
Louis XI est largement compensée, excusée par le patriotisme qui est
attribué au vainqueur de Charles le Téméraire...). Ouvrant les portes des
citadelles, composant avec l'ennemi, les traîtres sont infidèles à la
nation, comme on l'est à une personne. Bien entendu, le jugement
populaire ou l'historiographie patriotique ignorent, comme les législa-
18 '
.



Le national et le rationnel
teurs tyranniques, le principe de la non-rétroactivité, et ils constituent
en crime ce que les contemporains pouvaient juger tout différemment,
en l'absence d'une conscience nationale et même d'un dessein national à
trahir. Dans cette optique, ne semble-t-il pas que les procès intentés aux
collaborateurs des pays occupés, puis libérés en 1944-1945, ainsi que
les mesures légales ou « sauvages » d'épuration aient visé à punir la
trahison de l'éthique nationale, bien avant les injustices ou même les
crimes contre l'humanité ?
Ainsi héros et traîtres campent-ils aux limites littérales ou figurées de
l'espace national, découpant un dedans d'un dehors étranger et hostile.
Cependant d'autres représentations fissurent, elles, plus ou moins
sourdement l'intérieur même du domaine national. Aux mythes fonda
teurs de la nation 4 s'opposent des mythes désagrégateurs, échos, de
génération en génération, d'épisodes historiques conflictuels qu'étouffe
la mémoire nationale d'ensemble. Car certains souvenirs, amplifiés,
menacent de troubler l'unanimité morale de la nation, voire de la faire
éclater.
Tel est en France le cas de la guerre de Vendée. On pourrait en
apprendre beaucoup sur les variantes du sentiment national français en
scrutant l'évolution de l'historiographie du soulèvement de l'Ouest,
depuis la sévérité républicaine à l'égard d'une jacquerie tenue pour
passéiste et superstitieuse jusqu'à la réévaluation contemporaine de
cette révolte des campagnes contre les villes bénéficiaires des transfor
mations sociales 5. Mais nous viserons ici la dimension mythique du
souvenir vendéen. Les massacres de l'Ouest, c'est-à-dire un enchaîne
ment d'événements pourtant aujourd'hui prescrits, « refroidis », sans
effets contemporains directs, hantent encore certains esprits.
Celui par exemple de ce professeur de lycée, d'âge mûr, originaire de
l'Ouest et de convictions conservatrices, qui évoque au détour d'une
conversation politique la force symbolique de certaines scènes dont il
tire la justification de ses attitudes actuelles : rivières rouges de sang,
femmes et enfants massacrés, hameaux rasés, présence saisissante, sur
l'autel d'une messe clandestine, du missel et du pistolet, côte à côte...
Quel statut accorder à ces représentations ? Il ne s'agit ni d'une pure
culture historique, comme l'enseignement ou les moyens de communic
ation la produisent, ni des éléments rationnels d'un choix, électoral

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