Montaigne et l ironie - article ; n°1 ; vol.38, pg 27-38
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Description

Cahiers de l'AIEF - Année 1986 - Volume 38 - Numéro 1 - Pages 27-38
12 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1986
Nombre de lectures 34
Langue Français

Extrait

Yvonne Bellenger
Montaigne et l'ironie
In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1986, N°38. pp. 27-38.
Citer ce document / Cite this document :
Bellenger Yvonne. Montaigne et l'ironie. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1986, N°38. pp. 27-
38.
doi : 10.3406/caief.1986.1963
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1986_num_38_1_1963MONTAIGNE ET L'IRONIE (*)
Communication de M*™ Yvonne BELLENGER
(Université de Reims)
au XXXVIIe Congrès de l'Association, le 23 juillet 1985
On ne trouve dans Les Essais aucun exemple du mot ironie
et on n'en trouve qu'un du mot ironique (1). Cette rareté
n'est pas sans intérêt : elle montre combien des concepts qui
nous sont devenus familiers l'étaient moins au xvie siècle
que nous serions tentés de le penser. Mais la difficulté
que présente l'examen de l'ironie montaignienne n'est pas
essentiellement terminologique.
L'ironie est toujours malaisée à saisir. Elle ne relève pas
du comique franc, elle ne provoque pas de rire spontané (2)
et, si elle est ressentie comme évidente dans bien des cas, ce
* Cette communication reprend sur certains points la matière déjà traitée
dans deux articles : « L'ironie dans le IIIe livre des Essais », in Romanis-
tische Zeitschrift fur Literatur geschichte/ Cahiers d'Histoire des Littératures
Romanes (Heidelberg), 1980, n° 4, p. 371-385, et « Paradoxe et ironie dans
les Essais de 1580 », in Le paradoxe au temps de la Renaissance, Centre de
recherche sur la Renaissance de l'Université Paris-Sorbonne, 1982, n° 7,
p. 9-22.
Dans les pages qui suivent, les références renvoient à l'édition Villey-
Saulnier des Essais, Paris, P.U.F., 1965. Le premier chiffre romain renvoie
au livre, le premier chiffre arabe indique le numéro du chapitre, le second
chiffre arabe (après le point-virgule) le numéro de la page.
(1) Voir Concordance des Essais de Montaigne, préparée par R. Leake,
Genève, Droz, 1981.
(2) Voir Jankélévitch, L'Ironie, Paris, Flammarion, 1964 ; réimp. coll.
« Champs », 1979, p. 132. 28 YVONNE BELLENGER
n'est que de manière intuitive. A l'analyse, les choses se
compliquent, à moins de partir de définitions précises (3).
En l'occurrence, il n'en est qu'une : celle de la figure
rhétorique. Au sens étroit, l'ironie est un trope, en quelque
sorte le contraire de la métaphore. La métaphore est fondée
sur la ressemblance, l'ironie sur la dissemblance. Ou, pour
le dire comme Antoine Fouquelin, auteur en 1555 d'une
Rhétorique françoise : « La seconde espèce de Trope est
apellée Ironie, quand par le contraire le contraire est entendu :
c'est à dire quand on usurpe quelque mot, le contraire duquel
nous voulons signifier » (4). Dans l'Iliade, Achille est un
héros : dire qu'il est un lion serait une métaphore ; Thersite
est un pleutre : dire qu'il est un lion serait une ironie.
L'ironie est donc une moquerie, elle vise une cible. Elle pro
cède par antiphrase (« quand par le contraire le contraire est
entendu ») et elle est dévalorisante. Telle est à peu près la
définition traditionnelle du trope. Elle ne suffit pas : encore
faut-il que le public auquel s'adresse l'ironiste soit capable
de jouer son rôle et de décrypter l'antiphrase. Si je parle de
Thersite à un public qui ignore tout de l'Iliade, mon ironie
lui échappera. L'ironie implique donc un contexte culturel
et idéologique précis et elle s'organise comme un dialogue
rigoureux et subtil : c'est une figure qui joue sur l'ambiguïté
et qui joue de l'ambiguïté. Ce qui signale l'ironie étant
« l'incompatibilité du sens littéral avec son contexte » (5),
encore faut-il que cette incompatibilité soit perçue.
Rien de tout cela, sauf le mot, n'est resté étranger à Mont
aigne. Dans un dialogue imaginaire entre un interlocuteur
critique et lui-même du chapitre Sur des vers de Virgile, il
<3) Encore que l'excès de précision puisse avoir les mêmes conséquences
que son contraire : voir de ce point de vue la dernière édition (1981) du
Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Morier qui disperse la défi
nition de l'ironie en dix-neuf sortes ď « ironie d'opposition » et quinze
ď « ironie de conciliation ou humour », en vertu de critères indécis.
(4) A. Fouquelin (ou Foclin), La Rhétorique françoise, Paris, A. Wechel,
1555, in-8°, p. 10. Cote B.N. : Rés. X2534.
(5) D. E. Muecke, « Analyse de l'ironie », in Poétique, n° 36, 1978, p. 491. MONTAIGNE ET i/lRONIE 29
évoque très lucidement ce risque de malentendu toujours
menaçant entre l'ironiste et son public et il fait dire à son
« repreneur » :
Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit ce que
tu dis à feinte... (III, 5 ; 875).
Je ne veux pas prolonger ces considérations générales,
mais un dernier point me paraît singulièrement important.
Le père de l'ironie est Socrate, qui jouait la naïveté pour
mieux saper les dogmatismes. Socrate prêchait le faux, non
pour savoir le vrai, mais pour inciter à le chercher. C'est
dire que l'ironie depuis ses origines procède toujours en se
référant plus ou moins ouvertement à une opinion préalable,
à une idée reçue, à une fausse persuasion. C'est là son point
de rencontre avec le paradoxe (6). Quand j'ironise, je dis ce
que je ne pense pas, ce que je juge faux, mais je n'invente
pas ce que je dis. Je me réfère à ce que d'autres disent, ou
pensent, ou font croire. Qu'on me permette de citer Janké-
lévitch : « Là où l'ironie est passée, il y a plus de vérité et
de lumière » (7). C'est que l'ironie ne peut être ni neutre ni
innocente. Elle met toujours en cause, plus ou moins pro
fondément, une conception du monde. Ainsi, dans le chapitre
Des cannibales, lorsque Montaigne, après avoir montré de
mille manières « qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage
en cette nation [...] sinon que chacun appelle barbarie ce
qui n'est pas de son usage » (I, 31 ; 205), s'écrie pour clore
le chapitre :
Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy ! ils ne portent
point de haut de chausses ! (Ibid. ; 214).
L'ironie finale confirme la démonstration qui précède en
attaquant la présomption de ceux qui ne voient de vertu
qu'habillée à leur manière.
(6) Citons par exemple cette phrase, au début du chapitre Des cannibales :
« ... il se faut garder de s'attacher aux opinions vulgaires, et les faut juger
par la voye de la raison, non par la voix commune » (I, 31 ; 202).
(7) Op. cit., p. 58. 30 YVONNE BELLENGER
On aperçoit peut-être la difficulté qu'il y a parfois à saisir
l'ironie. Comment parler ici d'ironie au sens strict puisqu'il
n'y a pas d'antiphrase dans ces mots ? Il est rigoureusement
vrai, en effet, que les cannibales ne portaient pas de haut-de-
chausses. L'ironie naît de la jonction entre les deux phrases :
la restriction « mais quoy ! », qui est à prendre a contrario.
Montaigne introduit ainsi une fausse réserve, qui exprime
ironiquement — puisque « par le contraire le contraire est
entendu » — son désaccord avec le préjugé qu'il dénonce.
L'ironie est dévalorisante. Elle attaque, elle démasque.
Rien de surprenant à ce qu'elle passe généralement pour
exprimer le sarcasme, le mépris et le pessimisme à l'endroit
du monde ou de la société plutôt que l'enthousiasme. Fou-
quelin note dans sa Rhétorique que le trope « poinct de
son amertume » (8) et le T.L.F., tout récemment, note que,
« par extension », l'ironie désigne une « moquerie sarcas-
tique » (9).
C'est bien ainsi que Montaigne recourt à l'ironie. En
position stratégique, le trope apparaît parfois comme une
sorte de ponctuation, comme un signal avertissant le lecteur
qu'il a affaire à une critique acerbe. A propos d'un tyran
abominable — Tibère en l'occurrence — , Montaigne écrit :
О que ce bon Empereur qui faisoit lier la verge à ses criminels
pour les faire mourir à faute de pisser, estoit grand maistre en
la science de bourrellerie ! (III, 4

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