Par l amour - article ; n°1 ; vol.31, pg 95-103
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Description

Les Cahiers du GRIF - Année 1985 - Volume 31 - Numéro 1 - Pages 95-103
9 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1985
Nombre de lectures 21
Langue Français

Extrait

Hannah Arendt
Henri Plard
Par l'amour
In: Les Cahiers du GRIF, N. 31, 1985. La dépendance amoureuse. pp. 95-103.
Citer ce document / Cite this document :
Arendt Hannah, Plard Henri. Par l'amour. In: Les Cahiers du GRIF, N. 31, 1985. La dépendance amoureuse. pp. 95-103.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/grif_0770-6081_1985_num_31_1_2050Par l'amour
Hannah Arendt
« Hier matin, le 20 mai 1811, Finckenstein est venu me voir. Il ne s'est
enquis de personne. Ni non plus de ma santé. Il m'a semblé toujours pareil, à
ceci près que toutes ses dispositions et toutes ses opinions ont épaissi ; il en
parle aussi avec tant de calme, de douceur et de paix qu'on le croirait vérit
ablement entré dans le temple de la sagesse et du bonheur... Il me dit tout à
coup : « Je souhaiterais bien que vous vissiez ma femme, et comment elle
vous plaît. » Je restai assise, il resta assis, le soleil brillait d'une lumière douce.
Mon âme entière était aussi révoltée, aussi rebelle, mon cur aussi bouleversé
qu'il y a douze ans ; comme si, depuis tout ce temps, il ne s'était rien passé
d'autre. « Voilà ton assassin ! » me dis-je, et restai assise. Les larmes me
montaient à la gorge et aux yeux... je me sentais pareille à une créature livrée à
lui, il avait le droit de me dévorer. Lui et moi, que Dieu le lui pardonne, qu'il
se le pardonne à lui-même c'est un vu que j'observerai sûrement ; et
jamais je ne me vengerai î mais je ne puis le lui pardonner ! ... Peut-
être existe-t-il des hommes dont le cur peut changer : bien des choses se sont
produites en moi, et j'ai dû en subir beaucoup ; mais je tire de chaque
flamme, malgré tout, mon cur intact et aussi indigné, qui ne vit plus que
pour lui-même... Finck avait entièrement disparu de mon esprit ; je ne l'accu
sais qu'en repassant en pensées la suite de ma vie ;... et maintenant, quand je
l'ai vu et examiné, je sentis, je sus que je lui étais restée fidèle ; tel qu'il est ;
malgré ce que je sais de lui. Je lui serais restée fidèle s'il l'avait voulu, s'il
l'avait permis. S'il avait pu, grâce à quelque anneau magique, effacer hier tout
ce qui s'est passé dans ces douze ans.il aurait pu attirer à lui, une fois encore,
ma vie entière, s'il l'avait voulu !. » *
Rien qu'un anneau magique et tout aurait pu recommencer da capo.
Mais qui est-il donc, lui qui, après tout, n'est rien ? Songe-t-elle vraiment à lui
lorsqu'elle dit lui être restée fidèle tel qu'il est, malgré ce qu'elle sait sur
son compte ? Ou n'est-il que fortuitement cet homme, « le premier qui a
voulu que je l'aime » ?* Et est-ce cela qui la rend si heureuse lorsqu'il meurt
* En français dans le texte (N.d.T.). 95 quelques mois après ces retrouvailles, « rayé de ce globe, enfin dessous, lui
avec sa fausse ambition et ses perfidies, mensonges, bassesses et orgueil * »,
comme elle l'écrit à Marwitz, sitôt reçue la nouvelle de sa mort car elle sait
qu'il aurait pu attirer à lui, n'importe quand, la vie entière de Rahel, s'il
l'avait seulement voulu ?
Ainsi, elle l'a aimé, lui qui n'est rien, elle qui selon Veit est incapa
ble de trouver un objet pour son amour. Et Finckenstein n'est même plus
l'objet quelconque au contact duquel elle s'est enflammée. Elle ne cherche
nullement l'amour romantique, qui « bien souvent est plus que son objet » ;
car sinon, elle aurait pu, une fois encore, le quitter sans émoi et ne vivre que
pour son amour ; or, en réalité, si elle l'a laissé partir, ce n'est qu'après de lon
gues années. Elle s'est battue pour le garder, et justement lui.
Dans son inconscience, elle le prend pour quelqu'un qui ne représente
rien de précis ni de net. N'étant elle-même liée à rien de précis, elle n'a pas le
choix. Exclue de la société, elle ne peut que se laisser « attirer » par le monde,
quand quelque intention l'atteint par hasard. Il est le premier à vouloir qu'elle
l'aime. Si cette invitation venait d'un autre, qui aurait, au sens où elle
l'entend, des dons précis, une physionomie spirituelle précise, elle aurait dû se
décider en faveur d'un être défini. Mais, les choses étant ce qu'elles sont, elle
ne s'attache pas à un individu : à travers cet homme, c'est au monde entier
qu'elle s'attache. Double raison d'user de prudence, au lieu de voir, comme
Dorothea Schlegel, le monde entier et le fondement de toute vérité contenus en
l'objet aimé, et de fabriquer cet objet à partir de sa fonction, avec un ridicule
achevé. Finckenstein vient à elle en représentant de tout ce dont elle est exclue.
N'étant rien de sa personne, il peut tout représenter.
Dans un état de choses aussi complexe, il était tout naturel de demander
comment elle et lui ont pu « tomber l'un sur l'autre ». Les jugements de leurs
amis sont, sans aucun doute, justifiés. Caroline von Humboldt le qualifie
d'homme qui « malgré l'extrême nervosité de son âme, ne possède pas une
once de multiplicité ni de souplesse intérieures ». Genelli, qui le connaît
depuis les jours de Madlitz et qui se dit son ami, affirme que tout cela n'est
qu'une « erreur fatale », car Finckenstein ne possède « rien d'autre qu'une
médiocrité servile ». C'est peut-être Joséphine von Pachta qui apporte les pré
cisions les plus claires : « Trop faible pour être le forgeron d'un bonheur
mérité et auguste ; trop faible pour supporter le malheur. » Rahel est au cou-
"O * En français dans le texte (N.d.T.). de ces verdicts, puisque toutes ces citations se trouvent dans des lettres rant
qui lui furent adressées. Rien de nouveau pour elle, sûrement, en tout cela, qui
n'a guère dû l'impressionner. Car en face du fait qu'on aime et qu'on est
aimé, de tels jugements n'ont aucun sens. Ce qui lui arrive ne peut être rap
porté à la mesure de ce qu'il est, ou n'est pas, pour la psychologie.
S'il se rapproche d'elle, s'il l'aime, ce n'est que par hasard, car il ne la
connaît pas. U ne fait que lentement sa connaissance, et à mesure que cette
connaissance croît, son amour décline. Mais il n'est pas de connaissance de
l'autre qui puisse effaroucher Rahel. Ce qu'elle aime en lui, c'est le hasard.
Comment le monde viendrait-il à elle, sinon par hasard ? Il n'existe absolu
ment aucune chance d'être, ne fût-ce que remarquée par la vie. Ce qui paraît
plus important que de conquérir à force de bluff une place dans le monde
un désir justifié et désespéré qui, maintenant et plus tard, la fait errer
comme une âme en peine. Pour l'amour de cette chance de se sentir enfin
vivre, d'être humaine, elle laisse tout tomber, « elle ose se livrer aux caprices
du hasard, là où tout aurait pu être objet de calcul », elle interprète ce qui eût
pu devenir sa carrière mondaine pour en faire une histoire d'amour, prend au
sérieux le petit engouement de son ami, et son amour à elle, transmue en
hasard l'histoire typique d'un mariage dans sa génération, va cueillir à coups
de mensonges et d'indépendance (« la plus noble, la plus belle manière de
mentir ») ce que lui ont refusé une réalité grossière et hostile, une nécessité
indéchiffrable.
Lorsqu'il se rapproche d'elle, il n'est pas un néant, mais le comte von
Finckenstein, un être défini dont l'existence est déterminée par sa naissance à
un point qu'elle ne peut guère soupçonner. Elle aurait pu s'adapter à ces caté
gories précises ; au lieu de cela, elle l'arrache à sa situation et fait de lui un
néant, afin de pouvoir l'aimer. C'est seulement au prix de l'imprécision
qu'elle lui impose ainsi qu'elle parvient à étouffer en elle la question de savoir
pourquoi c'est lui, et pas un autre.
Mais lui, lorsqu'il la rencontre par hasard, il tombe amoureux d'elle, jus
tement d'elle, et c'est ce qui, d'un seul coup, fait d'elle une personne définie.
Difficile de dire s'il l'aime sérieusement. En tout cas, elle doute, dès l'abord,
de ses aveux. Il écrit, à coups de clichés : « Si seulement tu avais pu voir

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