Economies souterraines, recompositions sociales et dynamiques des marges dans une ville moyenne française - article ; n°1 ; vol.36, pg 19-32
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Sociétés contemporaines - Année 1999 - Volume 36 - Numéro 1 - Pages 19-32
RÉSUMÉ: La désignation d’étranger devient de plus en plus usuelle à Perpignan, ville moyenne frontalière: c’est à dire les Arabes, étrangers de «l’extérieur», les Gitans, étrangers de l’ «intérieur», les sans logis, les routards, les néo-ruraux pauvres, et enfin ceux produits de plus en plus massivement comme étrangers aux destinées que la République prétend encore réserver à ses enfants, les jeunes «à la rue», sans formation ni espoir. Et voici que dans ce Perpignan de la régression en spirale, des records nationaux du chômage, des maladies infectieuses, du RMI, ces personnes se regroupent autour d’initiatives qui échappent aux responsables politiques locaux. Les différences qui les séparaient, surtout les différences ethniques, sont alors effacées. Les psychotropes sont omniprésents dans ces mobilisations et masquent le caractère innovateur des nouvelles proximités sociales ainsi manifestées.
ALAIN TARRIUS
Underground economies and social recompositions
Perpignan is a border medium sized town where a lot of people are now pointed out as foreigners: Arabs from outside, Gypsies from inside, homeless or on-theroad people, those who recently came to live in the country without resources as well as the numerous ones who are excluded from the life project the Republican State still wants to offer to his children, and young people without professional training who hang hopeless around the streets. Nevertheless, in that town completely on decline, which is known on a national scale for its records for unemployment, infectious diseases and welfare, people gather to build up actions which are beyond the control of local politicians, blurring the differences which separate them, specially on an ethnic line. But the large use of drugs among them tend to conceal the innovative aspect of such new social communities.
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Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1999
Nombre de lectures 27
Langue Français

Extrait

      A L A I N T A R R I U S       
ECONOMIES SOUTERRAINES, RECOMPOSITIONS SOCIALES ET DYNAMIQUES DES  MARGES  DANS UNE VILLE MOYENNE FRANÇAISE
RÉSUMÉ :  La désignation d’étranger devient de plus en plus usuelle à Perpignan, ville moyenne frontalière : c’est à dire les Arabes, étrangers de « l’extérieur , les Gitans, étran-gers de l’« intérieur , les sans logis, les routards, les néo-ruraux pauvres, et enfin ceux pro-duits de plus en plus massivement comme étrangers aux destinées que la République prétend encore réserver à ses enfants, les jeunes « à la rue , sans formation ni espoir. Et voici que dans ce Perpignan de la régression en spirale, des records nationaux du chômage, des mala-dies infectieuses, du RMI, ces personnes se regroupent autour d’initiatives qui échappent aux responsables politiques locaux. Les différences qui les séparaient, surtout les différences eth-niques, sont alors effacées. Les psychotropes sont omniprésents dans ces mobilisations et masquent le caractère innovateur des nouvelles proximités sociales ainsi manifestées.  Une longue recherche, sur les initiatives de migrants à partir de Marseille et de sa région 1 , m’a permis de mettre en évidence l’éthique sociale inhérente aux échanges supportés par les économies souterraines de produits d’usage licite (voitures, pièces de rechange, matériels électroniques divers, habillement, nourriture, etc.) dans leur mouvement de mondialisation (Tarrius A., 1992, 1995, 1997). Pour le dire rapide-ment : ces économies, longtemps limitées à un tête à tête franco-algérien, à l’organisation d’un mode substitutif d’approvisionnement de l’Algérie en diverses fournitures contingentées par les régimes en place, se sont brusquement déployées dans les années 1987-1990 dans l’ensemble du Bassin Méditerranéen (Peraldi M., Perrin E., 1996), dans les nations de l’Europe de l’Est, vers l’Afrique sub-saharienne, et se sont connectées aux réseaux américains, à partir de Miami. L’éthique qui permet de donner sa parole, puisqu’aucun échange n’est garanti par un contrat écrit, s’est singulièrement complexifiée : il s’agissait désormais de « passer contrat  entre Algériens, Marocains, Tunisiens, Libanais, Turcs, Italiens, Polonais, Sénégalais ; nécessairement civilisatrice, puisqu’elle implique de nouveaux échan-ges avec de nouveaux « Autres , d’incessants dépassements des différences pour  1. Menée de 1984 à 1995 en trois phases : 1984- 1986, la maturité du dispositif commercial algérien ; 1989-1991, la régression algérienne sous l’influence du FIS et l’initiative des commerçants Tuni-siens ; 1993-1995, l’influence des migrants post-fordistes marocains et la mondialisation du dispo-sitif commercial marseillais. Sociétés Contemporaines (1999) n° 36 (p. 19-32)   
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A L A I N T A R R I U S                     faire parole, morale intermédiaire et unique, cette forme d’échange a produit des ré-seaux particulièrement contrôlés, très « visibles et lisibles  dès lors que l’on parti-cipe aux mobilisations, aux circulations qui déploient de façon souterraine d’immenses richesses 2 . Le commerçant de Marseille qui vend à une « fourmi  ma-rocaine un chargement de produits électroniques illégalement importés d’Extrême-Orient via l’Italie sait approximativement où sera livrée la marchandise une fois pas-sées les frontières espagnoles, et qui l’utilisera. Pour le chercheur, l’accès aux ré-seaux est simple : une introduction, un comparse que l’on trouve toujours avec quel-que patience, et les accompagnements sont possibles. Tout, là, est affaire de proxi-mité, et interposer quelque outil objectivant, magnétophone, questionnaire, prise de vue, entre l’autre qui accueille et soi-même, est peu adapté à l’accomplissement du travail du sociologue ou de l’anthropologue. Nous n’avons pas comme interlocu-teurs des sédentaires avec qui entamer une relation longue de confiance, mais des nomades, des passants que l’on effleure un instant, dont dépend l’invitation immé-diate. Dès lors que l’accompagnement est possible, tout devient rapidement clair, lisible : étapes, circuits, destinations d’un voyage singulier s’articulent sur les in-nombrables voyages des autres fourmis, livrent la compréhension des usages, de la socialisation, des espaces des circulations, des réseaux. En 1993 je fis l’hypothèse que ces échanges de produits d’usage licite étaient de nature (formes des réseaux, modalités du contrôle social, types de transaction) si dif-férente de ceux de produits d’usage illicite (psychotropes plus particulièrement) que l’on se trouvait devant deux types d’échanges économiques et sociaux antagoniques, contrairement aux amalgames du sens commun et des exploitations idéologiques médiatiquement entretenues à l’encontre des étrangers à partir de la confusion entre les deux formes. J’entrepris alors une recherche sur un « segment  des espaces de circulations que j’avais identifiés lors de mes premières investigations ; je le choisis en fonction d’informations émanant de divers services d’État français et espagnols qui désignaient la zone frontalière entre Barcelone et Perpignan comme axe de cir-culation des psychotropes, mais aussi en fonction des informations locales donnant Perpignan comme « laboratoire social  remarquable : les toxicomanies d’héroïne chez les Gitans catalans, qui résident en sédentaires de part et d’autre de cette fron-tière, étaient signalées à hauteur de 25 % environ des hommes de 25 à 45 ans, et des formations communautaires de Marocains étaient désignées comme très actives dans les économies souterraines de biens de consommation licite mais aussi de cannabis. Enfin, Perpignan, ville moyenne, est un exemple de ces situations de basculement hors des voies de notre entendement démocratique, hors des desseins de nos stabili-tés républicaines : les indicateurs sociaux et économiques, tous excessivement alar-mants, signalent une ville en rupture des destins collectifs urbains français. Les jeu-nes en déshérence, de plus en plus nombreux (38 % des 16- 25 ans sans emplois ni perspectives professionnelles), l’afflux de la pauvreté des autres villes ou régions,  2. Outre des travaux de Peraldi M. et Tarrius A., cités en bibliographie, on lira les articles de Ma Mung E., Battegay A., Raulin A., Guillon M., Bredeloup S., de Tapia S., publiés dans la Revue Eu-ropéenne des Migrations Internationales pour les recherches sur les initiatives économiques de l’étranger. De jeunes chercheurs, souvent fédérés par les laboratoires Umr-Cnrs Migrinter de Poi-tiers et Esa-Cnrs Cirejed de Toulouse, tels Gauthier C., Santelli E., Missaoui L., Mazzella S., Ben-bouzid A.,..., développent de plus en plus explicitement une sociologie de l’étranger à distance d’une sociologie de l’insertion.
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     E C O N O M I E S S O U T E R R A I N E S , N O U V E L L E S P R O X I M I T E S S O C I A L E S provoquent là l’apparition d’un milieu nouveau fédérant et densifiant différentes po-pulations désignées comme « à la marge , créant un vaste espace, en expansion, d’une centralité de la pauvreté, et d’originales réponses des autorités urbaines (As-sier-Andrieu L., 1997). Ma démarche avait donc pour but la connaissance des populations en marge, Gi-tans, Marocains, jeunes sans emploi, et des échanges dont ils vivent, de produits lici-tes chez les uns, illicites chez d’autres, ou encore du travail « au noir , mais procu-rant à tous des revenus, créant des interactions et suscitant des interdépendances (Agora, 1997 ; Lae J-F., Murard N., 1985) : ma curiosité visait à comprendre quels effets sur la « mentalité urbaine , quelles sociabilités inusuelles, pouvaient être gé-nérés par de telles évolutions. Pour conduire cette enquête de trois années, j’ai effec-tué des dénombrements, des observations ‘à distance’, mais aussi des immersions parmi ces populations à Perpignan et à Barcelone, et des accompagnements entre Marseille et Marrakech. Comprendre ce que produisent ici, à Perpignan, ces popula-tions, nécessitait de tels déplacements (Gauthier C., 1995) : aujourd’hui nos villes sont travaillées par des centralités originales, peu redevables de l’histoire locale, produites par les échanges en réseaux de populations qualifiées d’étrangères. Ces initiatives de la pauvreté remodèlent les liens de distance par la force des réseaux qu’elles génèrent. L’espace des réseaux n’est pas une abstraction commode, dans ces cas, mais se comporte comme un territoire (Offner J.-M., Pumain D., 1996) investi des marquages de la mémoire collective, des préséances habituelles aux sédentaires, mais ici illisibles pour eux. Le chercheur est donc tenu de mimétiser son objet. De telles démarches, qui ambitionnent de saisir au plus près les formes singulières des rapports sociaux, ne peuvent se satisfaire d’une sorte d’unicité méthodologique, qui tend à se substituer au moindre usage de présupposés théoriques : entretiens, obser-vations, dénombrements, immersions contribuent à la construction du cheminement de recherche, rendant inadaptée et anachronique la soi-disant opposition entre ap-proches « qualitatives  et « quantitatives  3  (Tripier P., 1998, Schwartz O., 1995). Deux problèmes se sont particulièrement posés à moi, durant ces terrains. Ils sont liés à cette construction d’un cheminement de recherche qui va de dévoilement en dévoilement : rien n’est véritablement masqué à la compréhension dans ces échan-ges autour des psychotropes, mais il faut sans cesse entretenir une tension afin de voir ce que les normes cachent, dissimulent, amnésient, invisibilisent, par exclusion ou condamnation éthique, de dépasser ces contraintes de la mise à distance usuelle. J’ai ressenti parfois avec douleur cette nécessité, dès lors que l’on quitte les cons-tructions de sens de l’officialité (le désignable et cernable pour la patiente descrip-tion ethnographique, l’interrogeable par l’entretien, etc.), de produire de nouveaux et incessants actes de volonté pour entrer dans cet univers des sens cachés parce que trop préconstruits. Le furtif, le discret, l’instant qui exige un regard sans insistance,  3. Passer et repasser les frontières entre « officialité  et « subterranéité  implique par contre une claire détermination du chercheur : l’individu sans pouvoirs ni statut sociaux peut exprimer plus que celui chargé « de dire  la parole pensée d’État... vieille problématique de la première Ecole de Chicago. D’autre part si la construction d’un cheminement de recherche vers l’identification de formes sociales nouvelles implique que l’on soit peu fidèle aux orthodoxies théoriques, la démarche empirique ne peut se déployer de façon débridée : l’identification de processus  a particulièrement guidé nos démarches, comme la production de néologismes négociés entre notions et concepts « classiques .
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A L A I N T A R R I U S                     deviennent opportunités, portes d’entrée. Dès lors comment produire des stratégies d’immersion sans être emporté par les situations auxquelles on s’expose ? Lorsque, à Barcelone, je traversai une place dans le Bario Chino en compagnie d’une jeune dealer toxicomane gitan et que brusquement celui-ci me propulsa littéralement dans les bras d’un trafiquant de rue sénégalais qui m’administra un long baiser transfert de quelques grammes d’héroïne d’une bouche à l’autre, qui étais-je ? sociologue, anthropologue, trafiquant ? Le fait est que je tremblais, à l’idée de la voiture de po-lice à quelques mètres, mais aussi devant mon impuissance à inclure cette situation dans un projet raisonné. C’était une limite que j’atteignis alors et je ne savais si j’en reviendrais, si toute ma curiosité de sociologue n’allait pas s’épuiser là. Pourtant cet instant me permit ensuite d’aller très loin dans la connaissance de réseaux : il en-chaîna une série d’opportunités, me propulsa dans des proximités nouvelles tramées rapidement en milieu nouveau. Le deuxième problème résidait, au fur et à mesure de ces explorations, dans la nécessité de dire, restituer, écrire : de ces lieux placés hors de portée des désignations usuelles, on risque à tout moment de ramener de la dé-nonciation, du stigmate, et de se « tranquilliser , pour le dire trivialement, en ré-instituant une frontière encore plus étanche entre nos lieux et positions dans l’officialité et les mondes, les situations expérimentés au-delà ou en deçà. Par contre ces tensions ne se sont jamais présentées dans mes terrains concernant les économies souterraines transfrontalières de produits d’usage licite. MAROCAINS, DE MARSEILLE A MARRAKECH  – ECONOMIE SOUTERRAINE ET NAISSANCE D’UNE COMMUNAUTE LE DISPOSITIF COMMERCIAL ET SES RESEAUX Dans les réseaux de l’économie souterraine des produits d’usage licite, les échanges, qui se nourrissent des écarts de richesse entre nations, court-circuitent les normes, les règlements, les contrôles et toute la rationalité de nos hiérarchies inter-nationales de la richesse. Ils dépendent pourtant de nos hiérarchies des richesses en-tre États, mais se développent tellement en complément qu’ils suggèrent d’autres formes économiques. Rendus possibles par le respect de la parole donnée, ils se dé-ploient sans formalités administratives et sans écrits (Lantz P., 1977, de Radkowski H., 1991) ; tels des mondes de l’oralité, temporalités, rythmes, séquences et flux or-ganisent les contournements et les traversées de tous les dispositifs de frontière que les États ont réifié en autant d’espaces administratifs, politiques ou techniques bor-dés de frontières. Ils relient des villes de plus en plus éloignées, sans que s’atténuent les liens sociaux et les modes de reconnaissance de ceux qui les entreprennent : œu-vre de fluidité, ces initiatives ouvrent des brèches dans les hiérarchies internationales des riches, dans l’ordre des échanges, dans lesquelles se ruent, de plus en plus nom-breux 4 , ces « petits migrants d’ici , afin d’être « notables là-bas  (Missaoui L., 1996, Tarrius A., 1996, Ma Mung E., 1996, Charbit Y., Hily M.-A., Poinard M., 1997).  4. Pour les seuls Marocains, de la phase migratoire « post-fordiste  à partir de la fin des années 80, les passages de camionnettes chargées de produits à livrer au Maghreb ont cru de 4 000 en 1991 à 17 000 en 1993 et 42 000 en 1996 pour le seul poste frontière du Perthus.
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     E C O N O M I E S S O U T E R R A I N E S , N O U V E L L E S P R O X I M I T E S S O C I A L E S Parmi les populations maghrébines concernées, il faut distinguer d’abord les plus pauvres, qui donnent couleur au quartier et qui s’impliquent dans les activités des commerçants par des accompagnements de clients ou de marchandises. On repère ensuite un petit nombre de familles commerçantes (les épiciers arabes) en voie d’intégration dans la classe moyenne française : il ne s’agit pas véritablement d’entrepreneurs des économies souterraines, mais elles assurent, par leur situation mixte de destinataires de biens localement prélevés hors TVA (légumes, fruits, viandes ovines) par des réseaux locaux et régionaux, la cohésion, l’articulation des étages territoriaux entre les grands itinéraires internationaux et les espaces locaux (Peraldi M., Tarrius A., 1995) . Puis les entrepreneurs commerciaux qui, eux, gèrent les flux d’hommes et de marchandises à longue distance : à Perpignan, étape entre Marseille et le Maghreb, ils sont une vingtaine à organiser une population de milliers de « fourmis  qui, au volant de leurs chargements de camionnettes, assurent les transports vers l’Algérie ou le Maroc.  Marseille il y a enfin les clients qui font es-cale, immigrés résidant en Europe ou habitant le Maghreb, autres « fourmis  qui achètent et emportent les marchandises dans leurs bagages : de 400 000 à 700 000 chaque année de passage dans le centre historique, le quartier Belsunce jusqu’en 1992, puis aujourd’hui dans un quartier proche de la Porte d’Aix, transitent entre le Maghreb et l’Europe, créant un chiffre d’affaire de l’ordre de 3 à 5 milliards de francs français. Pour caractériser les modes de vie de ces populations circulantes, on peut distin-guer trois types de rapports aux sociétés d’origine et à celles d’accueil : diaspora, nomadisme et errance. Le diasporique, tout en restant fidèle aux liens nombreux dans de vastes territoires créés dans ses antécédents migratoires, se place en posture d’intégration dans la société qui l’accueille, autant par les complémentarités mor-phologiques (Medam, A., 1993), notamment en matière de travail, qu’il y développe que par son entrée rapide dans les rôles liés à la citoyenneté. Le nomade se caracté-rise par la fidélité à un lieu d’origine, souvent microscopique, l’absence de complé-mentarité économique par rapport aux populations autochtones, mais une forte com-plémentarité par rapport au lieu d’origine, et la mise à distance des perspectives d’intégration. Son génie réside dans le savoir circuler et le savoir faire circuler en ignorant ou en contournant tout ce qui fait frontière. Quant à l’errance, elle est cou-pure avec la société d’origine et distance avec la société d’accueil : elle peut être temps de préparation et d’apprentissage du savoir circuler. C’est dans cet état que se trouvent bon nombre de personnes en situation irrégulière. Dès lors elles sont à la merci des ‘nomades’ pour des phases de prise de risque important, aussi bien dans les économies de produits d’usage licite que dans celles d’usage illicite. Les modes de vie correspondant à ces trois situations sont à forte distance des économies et des normes de l’officialité. Ils s’inscrivent dans des logiques et des stratégies de spatiali-sation différentes de celles des aménageurs, des élus et de tous les décideurs offi-ciels, pour lesquels ils sont illisibles : le rapport entre sédentarité et mobilité est en effet en ce qui les concerne à ce point différent de celui des autochtones et de leur quasi exclusive référence à la sédentarité pour faire œuvre de légitimité territoriale, qu’ils apparaissent hors de portée des œuvres de stabilité caractéristiques de nos ra-tionalités étatiques. En particulier, aux centralités historiques, économiques et politi-ques locales se superposent des centralités différentes, dans l’espace des mêmes vil-les, définies par les réseaux dans les vastes territoires circulatoires  des échanges
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A L A I N T A R R I U S                     évoqués : l’espace des réseaux fait bien plus sens que celui des lieux de sédentarité dans la mise en œuvre des divers échanges propres aux rapports de quotidienneté comme à la construction des devenirs collectifs. UNE CENTRALITE MAROCAINE A PERPIGNAN  Perpignan, les populations marocaines se regroupent en partie dans un quartier central dégradé, Saint Jacques, où sont implantées 7 boutiques organisatrices de l’étape perpignanaise des réseaux de l’économie souterraine des produits d’usage licite. Le chiffre d’affaires d’environ 6, 5 millions de francs français réalisé par cha-que boutique, située dans le quartier de plus grande pauvreté de Perpignan, ne lèse pas les commerçants locaux, car les clientèles des uns ne fréquentent pas les établis-sements des autres où ils ne peuvent satisfaire leurs goûts et leurs besoins. Une autre présence collective marocaine est située dans un quartier HLM de la périphérie, avec l’apparition d’un mode de vie communautaire redevable de la situa-tion migratoire, et source d’une éthique de la « visibilité sociale  favorable à l’intégration dans les territoires circulatoires des échanges de produits d’usage li-cite : le rattachement aux usages de la société d’origine est en effet entretenu non seulement dans les mobilités pour les échanges économiques, dans celles pour les mariages, pour les fêtes religieuses, mais encore dans les normes d’échanges locaux, de voisinage. C’est là que se recrutent les passeurs et les « fourmis .  l’occasion d’une série d’aller-retours entre Perpignan et le Maroc où j’accompagnais des passeurs, je pus observer qu’à Perpignan le contrôle visant à te-nir les échanges à l’écart du trafic de drogue est moins efficace que celui instauré dans le lieu de centralité commerciale de Marseille. Malgré les interdictions « de toucher à la drogue et aux armes , les passeurs ramènent un peu de cannabis qu’ils revendent à Barcelone, ou dans toute autre ville de l’itinéraire espagnol. Les jeunes en particulier, qui accompagnent leurs aînés, considèrent qu’il s’agit de leur « argent de poche  : « Tu comprends notre petit paquet d’herbe, c’est un passeport pour la liberté et la tranquillité, pour se faire à Barcelone, en remontant, puis à Perpignan, quand on arrive, plein de copains en donnant quelques grammes par-ci et par-là, pour trouver un boulot, des cafés cools où on fume entre nous, comme des jeunes  . Ces transits leur confèrent une grande influence sur les jeunes perpignanais, surtout parmi les jeunes chômeurs de plus en plus nombreux dans les rues du centre-ville, et parmi leurs voisins gitans. GITANS, DE PERPIGNAN A BARCELONE – LE DIFFICILE CHEMINEMENT VERS DE NOUVELLES FORMES COMMUNAUTAIRES Les Gitans catalans sont, depuis le XIV e  siècle, « les étrangers de l’intérieur  . Manipulés par les élus locaux, depuis la perte de leurs métiers traditionnels et donc de leur autonomie économique, dans les années 1950-1960, ils forment une main d’oeuvre prête à tout pour leurs besoins électoraux. Ainsi sont apparus des « médiateurs gitans , accrédités par les élus municipaux, mais utilisant cette protec-tion pour toutes sortes de compromissions. Depuis le début des années 1980, la dro-gue est devenue d’usage courant, chez les jeunes d’abord, puis dans l’ensemble de la population masculine. Il en est résulté un taux élevé de contamination par le VIH et
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     E C O N O M I E S S O U T E R R A I N E S , N O U V E L L E S P R O X I M I T E S S O C I A L E S surtout une rumeur évaluant jusqu’à 80 % la proportion de gitans porteurs. Il y a en-viron 5 000 Gitans sur une population de 110 000 habitants à Perpignan et 200 000 dans l’agglomération, mais il n’existe aucun recensement qui permette de les isoler chez les porteurs de VIH. Une enquête menée auprès de 96 familles nous a permis d’estimer la proportion réelle autour de 0,8 % de la population totale : proportion importante bien sûr, mais très loin de celle colportée par la rumeur stigmatisante. Mais de cette rumeur et de cette réalité résulte un système complexe de relations avec la municipalité et les services sociaux, mélange de préjugés, d’assistance, de clientélisme. Les hommes gitans catalans consomment la drogue, héroïne et cocaïne, qui arrive de Barcelone par des réseaux sénégalais, marocains et gitans andalous 5 . Ils entrent dans ces trafics comme comparses locaux d’économies de survie et en masquent la nature et la réalité : la stigmatisation de ces « étrangers de l’intérieur  (Missaoui L., 1997) est particulièrement construite autour de l’exclusivité gitane dans les trafics transfrontaliers de proximité d’héroïne et de cocaïne ; l’obnubilation sur ces économies familiales de survie masque évidemment la réalité des réseaux et filières qui traversent avec une toute autre dimension cette ville à l’initiative d’autres populations. La consommation intense d’héroïne fut très précoce chez les Gitans de Perpignan, sans toutefois s’étendre au-delà des populations proches, toujours pau-vres et considérées comme ‘marginales’. 1979, 1980 sont les années d’apparition des premiers trafics, par « contamination , pourrait-on dire, par les milieux bour-geois post-franquistes de Barcelone. L’Espagne vivait alors sa construction de jeune démocratie dans une certaine allégresse ; les milieux contre-culturels qui expri-maient au plus haut point les exigences d’alternatives aux constructions sociales franquistes passèrent massivement à la consommation de cocaïne et d’héroïne. Les Gitans jouèrent à l’époque en Catalogne le rôle d’associés emblématiques : ils furent présentés comme ceux qui avaient toujours su résister au tarissement culturel fas-ciste, comme des compagnons de route naturels dans cette recherche d’alternatives. Nombre de liaisons entre jeunes Gitans et filles de la bourgeoisie barcelonaise s’exposèrent alors comme transgressions aux cloisonnements anciens. La consom-mation faisait partie de la transgression. Des jeunes Gitans de Perpignan, dont les familles n’avaient jamais rompu les liens qui les unissaient à leurs parents de Barce-lone, participèrent à ce mouvement. Alors même que, dans les communautés gitanes catalanes, les femmes contestaient comme jamais auparavant la nature machiste des rapports ( Études Tsiganes , 1997), les milieux contre-culturels de la bourgeoisie bar-celonaise offrirent des opportunités d’alliances entre Gitans et bourgeois catalans particulièrement valorisants. Les femmes gitanes furent donc exclues de ces nouvel-les alliances et l’interdiction de toucher à la drogue leur fut signifiée avec une vio-lence à la hauteur des interdits machistes sur l’expression de leur sexualité. « On était des rois ; on allait dans les plus beaux appartements de Barcelone avec des femmes que toi tu vois sur des couvertures de journaux. On partait à  5. Les Gitans andalous partagent les mêmes références coutumières que les Gitans catalans, mais ils parlent le castillan et connaissent toujours des pratiques de mobilité spatiale proches des diverses formes nomades caractéristiques du monde tsigane.  Barcelone, les rapports entre Catalans non Gitans et migrants de l’intérieur Andalous se sont traduits grosso modo par une localisation en pé-riphérie urbaine des seconds : les rapports entre Gitans catalans et Gitans andalous accentuent en-core ces caractéristiques et débouchent souvent sur des conflits ouverts entre les uns et les autres.  Perpignan les rejets entre les deux communautés sont importants.
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A L A I N T A R R I U S                     Barcelone pour une semaine. Le premier soir tu étais sûr d’en trouver autant que tu voulais. Elles nous montraient partout comme des toreros. Des habits, du fric, et la piqûre, la came, pas besoin d’aller au port... Je voyais même pas où elles faisaient le plein... Tu imagines, on quittait les Gitanes de Perpignan qui couraient encore avec les pieds nus dans St Jacques et on trouvait ces rei-nes... On leur disait qu’on voyait des reines et elles lisaient les journaux, les images et surtout la télé... Elles ont voulu faire pareil, et les Arabes ont com-mencé à nous les rafler, d’accord avec les vieilles, qui nous les enlevaient, si on les approchait, en nous traitant d’impuissants et de drogués, de fainéants . Le taux de chômage des hommes de 20 à 55 ans est de 73 % et aujourd’hui leur avenir ne présente d’espoir qu’à partir de l’action déterminée des femmes pour un changement. Un mouvement lent, dissimulé, mais certain d’émancipation s’affirme depuis deux décennies. C’est ainsi que les femmes, séparées en nombre plus impor-tant année après année de leurs époux gitans qui se droguent ou les battent, s’installent seules ou avec des non-gitans, en dehors des territoires communautaires. C’est ainsi encore que les adolescentes, enfreignant les interdits coutumiers, parcou-rent en petits groupes les lieux centraux, les espaces les plus publics de la ville, dans les situations de plus grande mixité. Une crise en cache une autre : et l’exacerbation des tensions autour des psychotropes n’a pas pour seule fonction de réactualiser et amplifier la vieille dialectique de stigmatisation, de rejets de l’altérité entre Gitans et non Gitans, mais encore de masquer le non désignable, de ne pas prononcer l’indicible, c’est à dire la transformation de la base machiste des rapports intra-communautaires. Dans ce contexte les unions entre femmes gitanes, déçues par un premier et souvent bref mariage, et Maghrébins se multiplient, mais aussi les ‘fuites’ de jeunes Gitans, qui rejoignent les jeunes de toutes origines que la pauvreté associe dans des squats et des rues du centre de Perpignan. Pour le dire rapidement, un « sauve qui peut  se généralise à partir des jeunes Gitans : les uns, qui entrent très tôt, treize, quatorze ans, à partir de l’usage du Subutex, dans les trajectoires de consommateur d’héroïne, trouvent toujours quelques ressources dans les trafics de survie économique en milieu gitan. Les autres se rapprochent des jeunes Marocains et les accompagnent dans leurs aller-retours à travers l’Espagne, afin de négocier un peu de cannabis et surtout des sociabilités nouvelles qui les éloignent du contexte étroitement ethnique de la vie communautaire de leurs parents. Les psychotropes, leurs usages ou désignations, sont omniprésents pour masquer ou afficher les trans-formations des destins collectifs gitans. De nouveaux destins collectifs s’instituent sous le couvert de la radicalité de la « crise  des psychotropes. La crise, en somme, engendre sa propre résolution et la masque par son caractère paroxystique même. JEUNES SANS EMPLOIS DANS L’ESPACE PUBLIC PERPIGNANAIS La crise se prolongeant, les actions publiques de lutte contre le chômage appa-raissent de moins en moins crédibles. Le discours économique rationnel perd toute signification s’il n’ouvre aux jeunes aucune perspective d’accès à une vie adulte qui leur assure une relative autonomie économique. Les responsables auxquels échoit le gouvernement des Cités et des États ont perdu leur rôle fondateur et ce qu’ils disent ou font a peu d’écho dans le déroulement quotidien de la vie des jeunes sans em-plois. Rejetés et devenus trop nombreux pour ne pas excéder des lieux d’affectation résidentielle de leurs familles, ils constituent, avec tous ceux qui sentent que leurs
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     E C O N O M I E S S O U T E R R A I N E S , N O U V E L L E S P R O X I M I T E S S O C I A L E S dures conditions de vie s’appellent pauvreté... ou misère, un nouveau milieu social  qui délimite ses propres territoires et efface les frontières nées des désignations stigmatisantes de chaque groupe « marginal . De telle sorte que ces désignations différenciantes des diverses « marges  présentes à Perpignan, Gitans, jeunes Ara-bes, jeunes chômeurs en rupture familiale, personnes sans domicile, routards,... n’apparaissent plus ici que dans leur fonction première, protectrice de ceux qui, en-core « au centre , ont le pouvoir de désigner-dissocier les autres qui, pensent-ils, les menacent. ENTRER DANS LA VIE, ENTRER DANS LA VILLE Autrefois les jeunes quittaient Perpignan dès la fin de leur scolarité et « montaient  chercher un emploi à Toulouse ou à Paris. Mais cela ne marche plus. Maintenant ils restent à Perpignan où le taux de chômage des 16/20 ans, qui est en moyenne de 34 %, atteint 63 % dans les quartiers pauvres du centre ou de la péri-phérie. Ce même chômage atteint tous les actifs à hauteur de 21 % environ (double du taux français) et plus de 8 % de la population (quadruple du taux français) dé-pendent d’aides sociales (Revenu Minimum d’Insertion) dans 1’aggomération de Perpignan. Nous avons questionné 180 familles de milieux modestes mais de vieille implan-tation catalane sur les itinéraires d’entrées dans la vie active des différentes généra-tions (Grafmeyer Y., 1993). Dans la génération des grands parents, la moitié quit-taient le département et les trois quarts celle des parents, mais ils n’étaient plus que 37 % à le faire parmi ceux ayant eu entre 19 et 28 ans en 1987, 23 % en 1990 et 16 % en 1993. Nous avons questionné aussi des familles de souches maghrébines, et des famil-les nucléaires françaises installées depuis peu à Perpignan : chez les Maghrébins, 74 % des jeunes sont partis en 1993, mais 85 % des jeunes femmes. Chez les Fran-çais, seulement 11,5 % des jeunes sont partis, mais ce sont presque uniquement des filles. En somme, le mouvement d’absorption des jeunes par les centralités nationa-les françaises est interrompu à Perpignan, à l’exception des jeunes Maghrébins et des jeunes femmes. Il s’agit là d’un pied de nez en direction de ceux qui affirmaient que la famille nucléaire étroite, voire monoparentale, était un produit de la moderni-té, adapté à la généralisation des modes de vie urbains (Bonvalet C., Merlin P., 1988 ; Senett R., 1980). Les familles maghrébines, étendues et dispersées dans l’espace de la nation, voire de plusieurs nations pour la plus récente migration « post-fordiste  marocaine, permettent à leurs jeunes des circulations, des mobilisa-tions ou prises en charge désormais fort rares pour ceux d’autres origines. SAUVE QUI PEUT LES FILLES : PAUVRETE ET MACHISME C’est entre 1990 et 1993 que, chez les Maghrébins, les départs féminins ont commencé à dépasser ceux des hommes. La mobilité des uns comme des autres s’est trouvée facilitée par la forte cohésion des branches familiales dispersées sur le terri-toire national : les familles étendues dispersées sur le territoire national, voire euro-péen, considérées comme archaïques, sont en réalité les plus adaptées à la situation de crise économique contemporaine.
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A L A I N T A R R I U S                     Les femmes sont plus efficaces que les hommes dans la recherche d’un emploi ( Informations Sociales , 1997). Le « modèle de féminité  commun à tous les grou-pes sociaux, mélange d’acharnement à faire de bonnes études, de capacité d’accom-plir les démarches familiales très tôt à la place de leurs parents, surtout chez les jeu-nes Maghrébines maintenues dans l’espace familial, et finalement de détermination à trouver un emploi, s’oppose à l’attitude de la plupart des garçons qui attendent qu’on s’occupe d’eux tout en définissant des espaces de liberté spécifiques dans l’espace public. Sortis beaucoup plus tôt de la famille, ils demeurent au-dehors des espaces institutionnels. La reproduction culturelle dans l’éducation des adolescents maghrébins (filles à l’intérieur, garçons dans l’espace public) produit cet effet para-doxal de favoriser l’insertion des jeunes femmes, leur aisance dans les rapports aux institutions, et en somme leur liberté nouvelle. Le rôle des garçons n’est pourtant pas à négliger : ils densifient leur présence dans le centre de la ville et, exclus de l’économie marchande des loisirs, provoquent une revitalisation des espaces publics, de la rue. ROUTARDS, NEO-RURAUX SENEGALAIS, GITANS CATALANS : LORSQUE LES MARGES SUBVERTISSENT LE CENTRE L’aire de mobilité de ces populations dépasse très largement l’agglomération. Elle inclut les implantations de néo-ruraux qui, dans les années 70, se sont installés dans les collines du piémont pyrénéen. Tenus à l’écart par les populations indigènes, ils ont gardé leurs réseaux de relations, français, allemands,... et reçoivent parents, proches, jeunes en rupture ou non, mais aussi personnes sans logis, vagabonds, rou-tards. Vivant chichement de leurs activités agricoles, ils descendent jusqu’à Perpi-gnan et se retrouvent dans les squats du quartier Saint Mathieu, où ils rencontrent des Sénégalais, des Maliens et des Marocains qui viennent de Barcelone, des Gitans et des femmes gitanes de Perpignan, des jeunes de tous les quartiers. Les exils, les économies souterraines, les diverses initiatives de la misère les fédèrent en un milieu qui fait centralité bien au-delà des limites de la ville et du département. C’est ainsi que le mouvement d’absorption des jeunes perpignanais par les centralités françaises est non seulement éteint, comme nous l’avons signalé, mais encore inversé : Perpi-gnan devient centralité de la pauvreté. Le cannabis constitue le bien d’échange à la fois symbolique et matériel du quar-tier.  l’opposé de la violence des commerces d’héroïne aux lisières de quartiers ethniques de Perpignan, le cannabis, qui s’obtient là dans des conditions très avanta-geuses, est le support d’échanges qui signifient la nature paisible des civilités nou-velles, la conquête d’un espace pour soi..., marquant le quartier d’une fonction de centralité de la pauvreté. De nombreuses soirées réunissent des jeunes dans divers squats dans de petites maisons du centre ville où passent des dizaines d’entre eux pour apporter un objet, une nouvelle, chercher un copain, faire un « plan  de travail au noir, demander une adresse à Barcelone, signaler un incident, mettre en garde contre tel ou tel un peu trop bien avec la police locale, ... Le cannabis se vend : « je suis pauvre, tu paies, je suis riche, c’est gratuit . Une grande civilité marque ces échanges qui s’opposent au caractère violent des « deals  dans la rue où circule l’héroïne.
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     E C O N O M I E S S O U T E R R A I N E S , N O U V E L L E S P R O X I M I T E S S O C I A L E S COMMUNAUTES ET SOCIETE : LA FUSION DES HERITAGES Au confluent entre communauté et société, soulignons l’apparition d’un milieu social nouveau amalgamant des individus désignés à la marge, parmi lesquels des Gitans « étrangers de l’intérieur , des Arabes et des Africains « étrangers de l’extérieur , enfin « étrangers de partout , les jeunes laissés pour compte de la grande paupérisation. Ce milieu, qui est celui de la quotidienneté, du savoir être là, ensemble, et produire de l’apaisement, n’a aucune perspective de trajectoire sociale ni de lointain avenir : il n’existe plus d’itinéraire qui permette à ces jeunes d’accéder à ces modes de vie de « débutants  dans l’autonomisation économique, ou tout simplement de les envisager comme possibles. Et pourtant quelles capacités de mo-bilisation, de reconnaissance et de résolution immédiates des petits, nombreux, es-sentiels problèmes que chacun rencontre : l’exclusion est au rendez-vous, mais cer-tainement pas l’anomie. L’apparition de ce nouveau milieu, dense et actif, fédérant les « marges , pro-voque un rapprochement défensif parmi la population perpignanaise qui s’en distin-gue : il est possible de défendre « jusqu’aux chômeurs  nous disait récemment un responsable syndical, mais pas au-delà. Dans une ville où le Front National obtient au moins le quart des votes, on imagine aisément quelles confrontations sont en acte, qui dépassent le débat sur les proximités politiques entre droite et extrême-droite, pour suggérer une opposition entre marges et centre, dont aujourd’hui personne ne peut dire quelles formes elle prendra. Ici en effet les frontières de la désignation eth-nique s’estompent : chacun est l’ethnique de l’autre. De nouvelles fluidités recom-posent donc les rapports sociaux, mais exacerbent ceux qui, se désignant comme ‘légitimes’ autochtones, ne savent plus vers quel étranger se retourner. Une recher-che que nous venons de terminer 6 , et qui poursuit en quelque sorte celles ici expo-sées, laisse apparaître l’entrée de plus en plus massive, depuis trois années, des ‘en-fants de l’honorable société locale’, jeunes étudiants, agriculteurs, commerçants, dans les trafics transfrontaliers d’héroïne et de cocaïne. Non consommateurs, ils at-tendent de ces activités la possibilité de poursuite des mobilités intergénérationnelles ascendantes. Leurs familles se caractérisent par une grande stabilité dans le lieu (jusqu’à dix générations), et une haute cohésion (divorces quasiment inexistants) : les gardiens des normes et valeurs locales s’aventurent dans les passages de frontiè-res éthiques et sociales, apportant leur concours aux fluidités locales de l’ethnicité. Les représentations politiques et économiques de notre territoire national situent chaque ville dans un maillage hiérarchisé, du centre parisien aux plus petites unités villageoises provinciales. Chaque élément serait interdépendant dans ce tout soli-daire. Peut-être pouvons nous commencer à penser, à partir du cas de Perpignan, que des villes peuvent se détacher de ce système, et non plus y occuper une dernière place, mais bien se situer ailleurs, en tête probablement de ces lieux, villes ou ban-lieues, qui acquièrent par-ci par-là des statuts de centralité de la pauvreté.
 6. Enquêtes et recherches précédemment signalées sont exposées dans :  Tarrius A., 1997 :  Fin de siècle incertaine à Perpignan . Drogues, communautés ethniques, chô-mage des jeunes et renouveau des civilités dans une ville moyenne française.  Ed. du Trabucaïre. Perpignan. 2 ème éd. 1999 (éditions en français et en catalan).
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