Homère et les trois péchés - article ; n°130 ; vol.34, pg 77-92

Guy Gibeau

Description

L'Homme - Année 1994 - Volume 34 - Numéro 130 - Pages 77-92
16 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Sujets

• Sociologie, société et politique

Informations

• Publié par: L-HOMME0
• Publié le: 01 janvier 1994
• Nombre de lectures: 19
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 1 Mo

Extrait

Guy Gibeau
Homère et les trois péchés
In: L'Homme, 1994, tome 34 n°130. pp. 77-92.
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Gibeau Guy. Homère et les trois péchés. In: L'Homme, 1994, tome 34 n°130. pp. 77-92.
doi : 10.3406/hom.1994.369723
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1994_num_34_130_369723Guy Gibeau
Homère et les trois péchés
Guy Gibeau, Homère et les trois péchés. — Le triple péché du guerrier — une appli
cation particulière de l'idéologie tripartie — permet de comparer la structure narrative
des deux épopées d'Homère et d'en éclairer les mécanismes. La carrière du héros de
Y Odyssée apparaît en effet marquée par trois manquements consécutifs qui sont suivis
d'une triple réhabilitation, celle du héros de Y Iliade, par une triple promotion qui suc
cède à trois fautes commises par l'adversaire.
Les premiers témoignages en faveur d'un héritage idéologique tr
iparti ont davantage mis Rome et l'Inde à contribution que la Grèce.
Sans doute les moins conservateurs parmi les peuples de souche indo
européenne, les Grecs se sont très tôt désintéressés des anciens cadres de
réflexion trifonctionnels. Dès l'époque homérique en effet, les indices de tri-
partition ne semblent plus subsister qu'en de rares fragments, rendant d'autant
plus difficile la tâche des comparatistes. Grâce pourtant aux travaux de
Georges Dumézil et de ses collaborateurs, ces vestiges d'idéologie tripartie
propres à la Grèce ancienne1, et à Homère en particulier2, se sont considé
rablement accrus au fil des ans.
Nous voulons ici ajouter quelques exemples aux résultats déjà obtenus par
Dumézil pour l'épopée homérique. L'examen de deux cas, tirés de chacun des
deux récits d'Homère, suggère en effet qu'une application particulière de la
structure tripartie détermine le comportement des protagonistes de Y Odyssée et
de Y Iliade. Dans le premier cas, le héros se retrouve isolé des siens pour avoir
commis trois manquements fonctionnels et ne peut reconquérir son trône qu'à
la suite d'une triple réhabilitation. Dans le second, l'adversaire faute par trois
fois, ce qui a pour effet d'éloigner le héros de l'armée, mais tout en faisant de
lui le récipiendaire d'une triple promotion.
L'Homme 130, avr.-juin 1994, XXXIV (2), pp. 77-92. 78 GUY GIBEAU
Les trois péchés d'Ulysse
Empruntons aux dernières esquisses mythologiques de Dumézil un exemple
qui nous permettra d'identifier tout de suite le type de structure auquel corre
spond la carrière d'Ulysse. Au quatrième chant de l'Odyssée, Protée fait à
Ménélas le récit de trois retours tragiques parmi les héros grecs qui ont
combattu à Troie. Ajax d'Oïlée fut le premier à périr : pour avoir offensé les
dieux, Poséidon le projeta dans les flots. Agamemnon, quant à lui, trouva la
mort au cours d'une embuscade tendue par Égisthe, mais non sans que le roi et
sa troupe aient auparavant livré combat. Ulysse, enfin, est captif d'une déesse
amoureuse qui le comble de toutes les délices généralement associées à la tro
isième fonction. En ce qui concerne le second terme de la structure, la narration
de Protée rompt avec les données traditionnelles concernant la fin d' Agamemn
on : une confrontation militaire remplace ici un simple assassinat. Fort d'une
telle version guerrière, Dumézil a pu montrer que ces trois destins, tirés du
répertoire hétérogène de légendes qui se rapportent aux retours achéens,
composent un ensemble dont les éléments coïncident avec ceux de l'idéologie
indo-européenne (Dumézil 1982a : 132-140). Mais ce traitement homérique des
Nostoi ne représente pas un cas isolé de tripartition. L' Odyssée en contient un
autre.
Les 21 premiers vers de Y Odyssée, qui précèdent l'action épique propre
ment dite, offrent eux aussi une sorte de concentré d'idéologie tripartie, limité
cette fois aux aventures d'Ulysse. Le poète y mentionne les raisons pour les
quelles son héros éprouve du mal à regagner sa patrie. À nouveau, il semble
que l'auteur ait extrait un triptyque d'un ensemble de données qui, dans le
corps du récit, sont enfilées les unes à la suite des autres sans qu'un ordre
apparent y préside. Voici ces vers dans la traduction de Jaccottet (1982 : 12).
Ô Muse, conte-moi l'aventure de l'Inventif:
celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra,
voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d'usages,
souffrant d'angoisses dans son âme sur la mer
pour défendre sa vie et le retour de ses marins
sans en pouvoir pourtant sauver un seul, quoi qu'il en eût :
par leur propre fureur ils furent perdus en effet,
ces enfants qui touchèrent aux troupeaux du dieu d'En Haut,
le Soleil qui leur prit le bonheur du retour...
À nous aussi, Fille de Zeus, conte un peu ces exploits !
Tous les autres, tous ceux du moins qui avaient fui la mort,
se retrouvaient chez eux loin de la guerre et de la mer ;
lui seul, encor sans retour et sans femme,
une royale nymphe, Calypso, le retenait
dans son antre profond, brûlant d'en faire son époux ;
et, lorsque dans le cercle des années vint le moment
où les dieux avaient décidé qu'il rentrerait chez lui,
en Ithaque, il trouva de nouvelles épreuves Homère et les trois péchés 79
jusque parmi les siens, et son sort touchait tous les dieux,
hors Poséidon qui poursuivit sans cesse de sa haine
l'Égal des dieux, jusqu'à ce qu'il fût au pays.
Si l'on exclut la projection dans le temps (v. 18-19), l'anticipation d'une
lutte à domicile dont Ulysse sortira vainqueur, l'ensemble contient trois rappels
d'événements passés, dont deux représentent des étapes précises à l'intérieur du
périple maritime d'Ulysse, et l'autre, les conséquences d'un épisode donné
comme sous-entendu (mais dont l'auditoire devait être instruit bien avant
l'Ouverture). Ce choix des trois morceaux de carrière héroïque, avec les omis
sions qu'il comporte, doit-on l'attribuer à une libre association qui satisfait plus
ou moins aux exigences du synopsis, ou faut-il plutôt y voir un plan conscient
fixant les temps forts du voyage en mer ou marquant les actions responsables
de la réclusion d'Ulysse au bout du monde3 ? À la seconde de ces hypothèses,
la comparaison offre certains éléments de solution. Il semble en effet que
l'expression la plus rapprochée du trio d'obstacles soit fournie par la découv
erte dumézilienne du triple péché guerrier.
Reconnu d'abord dans les carrières respectives du dieu indien Indra, du
Scandinave Starcatherus (Starkadr) et du grec Héraclès (Dumézil 1956 : 63-
101, 1969 : 53-98)4, le répertoire de pécheurs inclut ensuite le destin de áisu-
pâla tel que signalé au deuxième chant du Mahabharata (Dumézil 1982b : 59-
75) et, parmi les derniers cas recensés, ceux de Lucius et Sextus Tarquin, de
Soslan (héros de l'épopée ossète) et de Gwynn (un personnage des Mabino-
giori) (Dumézil 1985a : 105-126). De cette application particulière de la struc
ture tripartie, Dumézil a indiqué les contours suivants. Le péché contre l'ordre
de la souveraineté reflète une faute commise dans le domaine du culte. Ce peut
être, par exemple, le meurtre d'un personnage associé à la royauté ou une déso
béissance à la divinité. Le péché du guerrier proprement dit correspond le plus
souvent à une démonstration de lâcheté, ou encore à un meurtre accompli par la
ruse et non au cours d'un duel. Le troisième péché témoigne d'un penchant
immodéré pour l'une ou l'autre des manifestations de la troisième fonction. Le
héros commet un adultère ou bien s'attache de manière abusive aux richesses
matérielles.
L'enchaînement des trois fautes implique généralement deux types de
conséquences. La chute du guerrier, qu'elle soit ou non progressive, est ponc
tuée par ces offenses, mais seule la combinaison des trois fautes conduit le
héros à sa perte. C'est ce qui advient, par exemple, à Starc