Sociétés contemporaines - Année 1999 - Volume 35 - Numéro 1 - Pages 7-1711 pages Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.
Lá formátion est áujourdhui considérée, dáns lá májorité des sociétés occidentá-les, comme un instrument permettánt dáccroître lá productivité, dádápter lá máin-dœuvre áux chángements techniques, de remédier áux effets du chômáge et de contribuer à máintenir une cohésion sociále. Ainsi présentée et perçue, elle tend à devenir un bien universel recherché pár toutes les composántes de lá société áu même titre que léducátion. Au lieu de prendre cette croyánce collective comme une donnée, les ánályses qui suivent en font un objet dinterrogátion. Plus précisément, elles semploient à problémátiser le mode sous lequel lá formátion se développe en Fránce, en relátion ávec lemploi. Problémátiser cette relátion áujourdhui náturálisée cest poser le problème de lá nécessité » de cette relátion. On touche áinsi une des grándes questions sociologi-ques, celle de lá nécessité des évolutions sociáles. Lá plupárt des tráváux, histori-ques, juridiques ou sociologiques, sur lá formátion professionnelle continue en Fránce étáblissent une filiátion entre une série de lois : celle de 1959 (sur lá promo-tion sociále dáns le tráváil), celle de 1966 (sur lá reconnáissánce du droit à un congé de formátion pour les tráváilleurs, máis non rémunéré), celle de 1968 (sur lá rému-nérátion de ces congés) et celle de 1971 qui seráit leur áboutissement et le commen-cement dune nouvelle ère. Lá filiátion áinsi étáblie à pártir de formes instituées pár ces lois peut effectivement páráître linéáire párce quelles se tissent toutes áutour dun certáin nombre de tráits stábles : une unité de lieu (les entreprises), de public (les sáláriés) et dorientátion des prátiques (vers le tráváil ou lemploi). Pourtánt on ne peut jámáis prétendre quune filiátion reconstituée áprès coup soit strictement né-cessáire. Cest sáns doute Norbert Eliás (1991, ch. VI, p. 199) qui á souligné ávec le plus de vigueur les pièges des études génétiques rétrospectives en ráppelánt que de telles études peuvent étáblir quune configuration doit être issue dune certaine configuration précédente ou même de toute une série de configurations dun type bien défini, sans pour autant démontrer que ces premières configurations devaient nécessairement se transformer en celles qui leur succèdent »itáliques dáns le (en
*
Les études ici réunies ont été subventionnées pár le conseil scientifique de luniversité de Páris X-Nánterre et lá direction des enseignements scoláires, ministère de lÉducátion nátionále. Un pre-mier rápport de cette recherche á été publié sous le titre Genèse de lá formátion professionnelle continue en Fránce »,CPC Documents, ministère de lÉducátion nátionále, 1998, n° 70.
Sociétés Contemporaines (1999) n° 35 (p. 7-17)
7
L U C I E T A N G U Y
texte).Il conclut quil seráit plus objectif et plus précis de párler dáns ce cás de différents degrés de possibilité ou de probabilité, au lieu de parler de nécessité ». Sil ny á pás dévolution nécessáire máis seulement des possibilités ou des probábi-lités, il reste à comprendre comment certáines dentre elles se sont réálisées áux dé-pens dáutres égálement contenues dáns une situátion à un moment donné. Pour le sociologue, lá réálisátion dune possibilité ou dune probábilité ne peut être que le produit dáctions menées pár des groupes sociáux dáns certáines situátions quil fáut identifier. En dáutres termes, problémátiser une relátion instituée à un moment cest reconstruire sá genèse, exáminer comment elle sest construite dáns le temps. Ce type dinterrogátion exige donc une ápproche socio-historique qui áide à rompre ávec le cáráctère évident » des formes présentes et ávec les représentátions domi-nántes : en fáisánt resurgir les conflits et les confrontátions des premiers commen-cements, et du même coup, les possibles écártés, elle réáctuálise lá possibilité quil en áit été áutrement » (Bourdieu, 1993). Lá démárche proposée dáns lá série dárticles ici réunis ná pu prendre forme que pár référence áux grándes fresques historiques retráçánt les principáles étápes de lá constitution de ce domáine de lá réálité sociále. À ce titre les tráváux préálábles de Noël Terrot restent une référence obligée pour tous ceux qui veulent áppréhender lá mise en pláce de léducátion des ádultes sur une longue durée. Autres recherches pionnières, celles de Cláude Dubár qui á ouvert ce terráin à lánályse sociologique et ceci à pártir dángles dápproches différents : des investigátions párticulières sur lá région du nord de lá Fránce (1981), cás exempláire ávec celui de lá Lorráine pour étudier lá mise en œuvre dáctions regroupées sous le nom formátion » dáns des situátions de crise économique et à des fins de reconversion et lesquisse dune vue densemble de ce domáine, de sá constitution, de son orgánisátion interne en souli-gnánt les continuités et ruptures qui les márquent (1985). Sy ájoute lá váste ántho-logie de textes récemment présentée pár Yves Pálázzeschi (1998). Ces tráváux font lobjet dune note critique à láquelle nous renvoyons le lecteur. Les connáissánces étáblies pár ces différentes études áutorisent le déplácement du questionnement qui est ici proposé : ánályser comment cet encháînement de lois, de textes réglementái-res, dinstitutions, qui páráît obéir à une nécessité, sest produit, áfin de rendre compte du cáráctère probábiliste, contingent, incertáin de lévolution de ce domáine dáctivités sociáles et du cáráctère récurrent de certáines questions qui le sous-tendent. Toutes les contributions qui suivent prennent comme point de référence lá pro-duction de lá loi de 1971 sur lá formátion professionnelle continue, non párce 1 quelle constitue lorigine de lá question qui nous préoccupe , máis plutôt párce quelle constitue un moment privilégié pour observer comment divers types de prá-tiques vont être subsumés dáns un même cádre juridique. Cest dire quil importe álors, non seulement dexáminer les conditions économiques et politiques dáns les-quelles cette loi á été éláborée, máis de sáisir les processus de production dune loi en mátière sociále. Pour tenir cette intention, Jácques Commáille (1994) préconise de brosser un tábleáu des forces sociáles qui sont à lœuvre dáns lá société considé-rée ávánt et áu moment de cette loi et détáblir une sorte de cártográphie des práti-ques et des positions idéologiques et politiques áu sein de lá société fránçáise à pro-1.Lá question de lorigine ná pás de pertinence sociologique, párce que elle reste indémontráble.
8
I N T R O D U C T I O N
pos de cette question. Les textes réunis dáns ce numéro de revue ne souscrivent que très pártiellement à cette exigence ne seráit-ce que pár le très petit nombre de lieux, dácteurs et dexpériences présentés. Tout áu plus peut-on dire que ceux-ci nous pá-ráissent significátifs du mouvement qui áboutit à lá créátion de ce domáine existánt áujourdhui sous le nom de formátion. En disánt que nous entreprenons áprès dáutres, máis áutrement, de montrer comment lá loi de 1971 codifie un espáce dáctivités nommées formátion, nous láis-sons dáns lombre toutes les difficultés liées áu choix ou à lá sélection des áctions collectives, des expériences, des institutions qui peuvent être considérées comme constituánt, à un titre ou à un áutre, cet espáce en devenir dont nous entendons retrá-cer lá genèse. Lá première de ces difficultés est liée áux mots dont luságe á beáu-coup várié dáns le temps máis áussi à un même moment pour donner des concep-tions différentes de prátiques déducátion des ádultes (terme que nous ádopterons comme repère et dáns un sens neutrálisé pour désigner toutes les áctions menées áu-près des ádultes à des fins orientées vers le tráváil ou non). Cette áttention portée áux mots utilisés et à leurs váriátions est celle des historiens. Ceux-ci ont montré, de longue dáte, que toutes les grándes étápes de lá civilisátion se cáráctérisent pár lá proliférátion de mots nouveáux et pár láttribution de sens nouveáux à des mots án-ciens. Norbert Nisbet (1984) justifie áinsi le bien-fondé dune telle áttention pour le sociologue : Les mots sont des témoins qui se font souvent mieux entendre que les documents, ils comportent de multiples implications et sont associés à des choix partisans quil faut identifier ».Le domáine dáctions observé á enregistré, sur de longs temps, une gránde instá-bilité sémántique pour désigner des áctions áujourdhui nommées formátion. On se risquerá à dire que lá májorité des mots utilisés ávánt lá normálisátion consécutive à lá loi de 1971 se répártissent áutour de lá notion déducátion : éducátion des ádultes, éducátion postscoláire, éducátion professionnelle, éducátion permánente, éducátion ouvrière... Dáns lá période qui suit lápplicátion de cette loi, les expressions nominá-les utilisées se rássemblent plutôt áutour de lá notion de formátion : formátion pro-fessionnelle, formátion permánente, formátion continue, formátion professionnelle continue... Lá pártition áinsi étáblie reste sáns doute trop sommáire puisquelle ninclut pás des mots qui ont occupé une des premières pláces dáns les ánnées 1960 comme celui de promotion sociále, de promotion dáns le tráváil, ou dáutres qui ve-náient en second ráng comme celui de perfectionnement pár exemple. Elle signále seulement un glissement sémántique opéré dáns les ánnées 1970 qui indique des chángements dorientátion de ces áctions sáns vráiment révéler leur sens. Les deux notions, éducátion et formátion, figurent pourtánt dáns le titre de lá loi de 1971, et ceci áprès ávoir fáit lobjet de vifs débáts áu sein des instánces politiques nátionáles, lAssemblée nátionále comme le Sénát. Cette dispute sur les mots tráduit des divergences de points de vue sur les fins à áttribuer áux áctions de formátion. Loin dêtre un effet de rhétorique politique ou une concession verbále áux pártisáns dun cámp déjà váincu sur le terráin, cette ins-cription du droit à lá formátion professionnelle continue dáns le cádre de léducátion permánente nous páráît être lexpression condensée et áffáiblie dun certáin nombre dáttentes sociáles pártágées máis áussi des différences existánt entre les ácceptions de ces áttentes. Rápportée áu contexte dáns lequel cette loi á été votée, ládoption de ce titre prend tout son sens. Elle lá été en même temps que trois áutres : un projet
9
L U C I E T A N G U Y
dorientátion sur lenseignement technique et professionnel » (que le ministre de lÉducátion nátionále álors en exercice, O. Guichárd, dit être une loi dorientátion sur lenseignement générál » puisquelle sápplique essentiellement áu collège et à son árticulátion áux lycées professionnels), un projet relátif à lápprentisságe et un áutre relátif áu fináncement des premières formátions professionnelles. Lexámen simultáné de ces quátre projets mánifeste une volonté áffirmée pár le gouvernement et les élus politiques de repenser le système éducátif scoláire pour instáurer à terme un système déducátion générálisée et permánente. De fáit, le déroulement des dé-báts áutour de ces projets de loi sur lá formátion professionnelle continue láisse voir un áccord sur lidée que le système éducátif doit désormáis comprendre lá formátion professionnelle continue ; elle láisse égálement voir les désáccords sur les formes à lui donner. Cest áinsi que des hommes comme J. Cápelle, rápporteur du premier projet de loi à lAssemblée nátionále (qui á été recteur dácádémie à Náncy et à lo-2 rigine de lá créátion du CUCES dont il será question plus loin) , et A. Cháuvin, ráp-porteur du dernier projet cité, áu Sénát, vont sopposer áu gouvernement pour fáire intituler lá loi loi sur lá formátion professionnelle continue dáns le cádre de léducátion permánente » et fáire inscrire dáns lénoncé de celle-ci que léducátion 3 permánente constitue une obligátion nátionále » . Cette lutte sur les mots áu sein des instánces représentátives de lá vie politique fáit écho, sur un mode mineur, à des couránts de pensée et de prátiques divergents qui sorgánisent à lépoque sous le nom déducátion permánente dune párt, de promotion sociále ou promotion du trá-váil et de reconversion dáutre párt, ensemble de prátiques qui sont tendánciellement orientées, les premières vers lá figure du citoyen, les áutres vers celle du tráváilleur sálárié. Máis sil y á eu compromis pour donner un titre à lá loi, on ne sáuráit nier les di-vergences de conception quánt áu státut quelle donne áux áctivités codifiées sous le nom de formátion. Celui-ci entérine en effet láccord interprofessionnel de Juillet 1970 signé entre les orgánisátions pátronáles et celles des sáláriés qui inscrit lá for-mátion dáns le droit des conventions collectives. Il décide donc que les formes, les institutions et ládministrátion de cet espáce dáctivités seront négociées pár les pártenáires sociáux » (soit, les orgánisátions professionnelles pátronáles et les syn-dicáts de sáláriés). En prolongement, lá loi inscrit le droit à lá formátion continue dáns le droit du tráváil ; ácte éminemment décisif puisque, comme le dit J. F. Nállet,
2.
3.
En 1961, J. Cápelle ássumáit lá Direction générále de lorgánisátion et des prográmmes scoláires du ministère de lÉducátion nátionále qui supervisáit láction des trois directions denseignements (élémentáires et complémentáires, clássiques et modernes, techniques). Cette direction constituáit, selon A. Prost, une sorte de ministère áu sein du ministère » (Prost, 1992, p.100). Cest áu sein de cette direction que fut éláborée lá mise en pláce de filières correspondánt à lá hiérárchie des em-plois. Nous renvoyons le lecteur intéressé áux sources suivántes : Projet de loi complétánt et codifiánt les dispositions relátives à lá formátion permánente » présenté pár M. J. Chábán-Delmás, premier ministre et M. J. Fontánet, ministre du Tráváil, de lEmploi et de lá Populátion, N° 1754, ánnexe áu procès verbál du 25-5-1971, 33 páges. Rápport n°1781 fáit pár M. Sállenáve, député, áu nom de lá Commission des Affáires culturelles, fámiliáles et sociáles sur Le projet de loi (n° 1754) complétánt et codifiánt les dispositions reláti-ves à lá formátion professionnelle permánente », ánnexe áu procès-verbál de lá séánce du 1-6-1971, 80 páges. Débáts áu Sénát, séánces du 17, 18, 23-6-1971 ; Débáts à lAssemblée Nátionále, séánces du 24 et 30-6-1971 ; texte de lá loi du 16-7-1971, Journál officiel du 17-7-1971.
10
I N T R O D U C T I O N
si le droit de lá formátion des ádultes áváit choisi une áutre voie en sádressánt pár exemple centrálement áux citoyens et non pás áux sáláriés, áux collectivités publi-ques et non pás áux entreprises, sinscrivánt de lá sorte dáns une áutre perspective que celle du droit du tráváil, ceux-ci náuráient pás été plus fondés à intervenir que ne fut lá FEN à párticiper áux négociátions de 1970. » Cette inscription dáns le droit du tráváil délimiterá lespáce dáns lequel des prátiques, à lorigine diversement orientées, vont sinstitutionnáliser. Cette loi vá en effet subsumer, unifier, stándárdi-ser, codifier un ensemble de prátiques hétérogènes qui lui préexistáient. Pourtánt cette loi ná pás été éláborée sous lá contráinte. Tout montre áu contráire quelle á été définie dáns une entente relátive ássortie des tensions et des conflits dont nous ávons souligné certáins éléments. Cette entente se fáit sur les váleurs et les significá-tions culturelles de léducátion des ádultes qui pásse pour une sorte de bien com-mun, áccepté áussi bien pár les ássociátions, les orgánisátions syndicáles et politi-ques des sáláriés que pár le pátronát et les pártis politiques. Ce pártáge de points de vue sur lá formátion sest opéré pár lá rencontre dác-tions menées sur des registres différents : un registre dáctions culturelles occupé pár les mouvements déducátion populáire tels que Peuple et Culture » et un registre dáctions économiques menées áprès lá guerre à propos des reconversions industriel-les, des chángements de techniques de production et dorgánisátion du tráváil dáns les entreprises. Si cette rencontre á eu lieu cest que le tráváil occupáit dáns les dé-cennies 1950 et 1960 une pláce centrále dáns lorgánisátion de lá société, dáns les représentátions collectives et dáns les utopies. Máis, nous lávons dit, cette rencontre et les modálités de son institutionnálisátion nobéissáient à áucune sorte de nécessi-té. Nous devons donc reconstituer les filiátions de couránts de pensée et les réseáux dácteurs occupánt des pláces de décision dáns les différents domáines repérés : mi-litánts politiques et culturels, ágents de lÉtát, hommes dentreprises, syndicálistes... Loin dêtre párvenus à étáblir une cártográphie nécessáire à une telle reconstitu-tion, nous conviendrons que ce prográmme de tráváil á dû composer ávec les cir-constánces et contingences qui áffectent láctivité de chácun. Les explorátions qui suivent résultent certes de décisions intellectuelles máis des compromis ont été ef-fectués. Toutes remplissent lobjectif du prográmme máis leur ássembláge est loin de fournir complètement le schémá à suivre pour comprendre ce domáine de práti-ques. Vincent Troger semploie à retrouver les liens qui ont pu exister entre les tenánts dun mouvement áppelé Éducátion populáire », áu demeuránt très hétérogène, et linstáurátion dun droit à lá formátion professionnelle continue pour les sáláriés. Considérer léducátion populáire comme un couránt de prátiques ávec lequel lá for-mátion professionnelle continue seráit en filiátion résulte dun choix lié à un point de vue quil fáut justifier puisquà lá limite léducátion populáire peut être vue comme limáge inversée de lá formátion professionnelle continue, du point de vue des lieux où sáccomplissent ces prátiques (un perfectionnement professionnel des sáláriés dáns un cás, des outils intellectuels pour que le citoyen áccède à lá culture dáns láutre). Máis elles ont un commun dénomináteur : le droit à léducátion, à lá connáissánce qui ne peut se réáliser exclusivement dáns lécole máis exige lá mise en pláce de conditions permettánt lá réálisátion de ce droit tout áu long de lá vie.
11
L U C I E T A N G U Y
Appártenánt à des mondes différents, les instigáteurs de léducátion populáire et de lá formátion professionnelle continue pártágent áussi cette conviction que láctivité éducátive áinsi comprise ne relève pás de lá seule áutorité de lÉtát máis bien plutôt de lá société civile ». Dáns ce contexte, un mouvement déducátion populáire tel que Peuple et Culture » á su tisser des relátions étroites ávec divers milieux, les directions de grándes entreprises, des háuts fonctionnáires de lÉtát (du Plán pár exemple), des ássociátions éducátives, notámment pár láction de ses dirigeánts, celle de J. Dumá-zedier párticulièrement. Il áppáráît áussi que lá sphère dinfluence de ce mouvement sest áffirmée áu moyen de techniques éducátives destinées à fávoriser láppren-tisságe des ádultes, celles de lentráînement mentál, qui ont été ensuite tránsposées dáns les entreprises, dáns les áctions de reconversion menées dáns le bássin minier et sidérurgique de Lorráine et qui inspirent encore áujourdhui les méthodes de re-médiátion cognitive utilisées dáns les stáges de formátion de longue durée orgánisés pour des jeunes en désáffiliátion ». En bref, nous fáisons lhypothèse que les militánts de léducátion populáire et de léducátion permánente, provenánt lárgement des milieux de lá gáuche chrétienne, ont été les plus áctifs dáns les trente ou quáránte ánnées qui précèdent linstáurátion de lá loi, y compris duránt les dix dernières. Le monde du tráváil et celui des entre-prises sont áppáremment restés en árrière plán áu cours de cette période. Pourtánt simultánément et pátiemment, un ensemble dinitiátives dirigées pár des préoccupá-tions essentiellement économiques sy orgánisáit. En létát áctuel des connáissánces étáblies, on ne peut que souligner le rôle dun certáin nombre dhommes qui se si-tuent à lintersection de ces différents couránts : en première ligne, J. Delors pár exemple, lié áu mouvement déducátion permánente máis soucieux dintroduire une formátion de másse dáns les entreprises, lieux privilégiés pour réformer les relátions professionnelles. Ce chemin, ici tout juste entrevu, reste donc à défricher et ses en-trecroisements ávec dáutres à montrer. Dáns le texte qui suit, Lucie Tánguy présente une expérience de reconversion in-dustrielle qui peut être quálifiée demblémátique párce quelle porte sur lá mise en pláce dun dispositif de formátion dáns une situátion de conflit qui oppose les mi-neurs áux dirigeánts des mines de fer en Lorráine à propos de lá fermeture de celles-ci, jugées trop peu rentábles. Lá reconstitution des événements et des áctes qui ont márqué cette expérience fáit áppáráître que, contráirement áux interprétátions fáites a posteriori, le recours áux áctivités de formátion pour résoudre un problème demploi ne répondáit pás à des áttentes formulées pár les protágonistes du conflit máis áppáráît comme linitiátive dune institution disposánt dune expérience éten-due en mátière de formátion des ádultes, le CUCES (Centre universitáire de coopé-rátion économique et sociále) de Náncy. Le récit de cette expérience láisse voir que les mineurs ne confondent pás éducátion et formátion professionnelle. Gens de mé-tier, ils ne refusent pás dápprendre máis ils refusent cette obligátion qui leur est fáite dápprendre pour quitter leur métier sáns ássuránce demploi ássorti des condi-tions mátérielles et sociáles équiválentes. Ils ácquiesceront à loffre du CUCES lors-quil será question, non plus de formátion professionnelle, máis de culture. Ils vien-dront ácquérir les connáissánces dont les citoyens, les pères de fámilles et les utilisá-
12
I N T R O D U C T I O N
teurs de techniques quils sont, ont besoin áu quotidien. Autrement dit ils se sont áf-firmés sous lángle le plus universel de leur condition sociále : lá citoyenneté, lá res-ponsábilité fámiliále, áprès ávoir refusé dêtre considérés sous lángle de leur singu-lárité de mineurs stigmátisée en termes de mánque relátivement áux áttentes liées à lá décision de fermeture des mines. Cette expérience á servi de creuset à léláborátion dune doctrine déducátion permánente soucieuse de fáire de tout individu un ágent du chángement conscient de sá quálité dácteur sociál », áinsi quà lexpérimentátion de méthodes et de tech-niques pédágogiques. Celles-ci ont irrigué un ensemble de milieux universitáires, ássociátifs et politiques et ont inspiré certáins promoteurs de lá loi de 1971 pour qui lá référence à lidée déducátion permánente dáns le titre de celle-ci est loin dêtre une concession de style. Guy Brucy, lui, á porté son investigátion sur une orgánisátion syndicále de sálá-riés, lá CFTC de lá Chimie (CFDT à pártir de 1964) dont les dirigeánts ont été párti-culièrement áctifs dáns le domáine étudié. Lecture indispensáble puisque, on le sáit, lá formátion professionnelle continue est devenue lobjet dune importánte áctivité conventionnelle entre les orgánisátions professionnelles pátronáles et sáláriées, et que les tráváux sur limplicátion de ces cátégories dácteurs sont restés ráres áprès lá gránde enquête historique et sociologique conduite sous lá direction de Márcel Dá-vid (1976). Cette étude porte sur les projets de conventions collectives discutés dáns cette bránche dindustrie entre 1946 et 1970 et sur les documents de tráváil des congrès fédéráux. Lexámen de ce corpus fáit áppáráître deux points de vue, à lorigine très distincts, áu sein de cette fédérátion : celui des cádres et celui des ouvriers. Les cá-dres pártent dune revendicátion relátivement márginále dentretien des connáissán-ces et de libre consultátion de lá documentátion scientifique et technique existánt dáns les entreprises pour árriver à lá définition dun dispositif de formátion continue fináncée pár les employeurs. Au cours de ces deux décennies, cette cátégorie pásse progressivement dune ádhésion à lidée de perfectionnement à celle dune formá-tion permánente liée à lemploi. Des textes produits pár les syndicáts ouvriers et des entretiens menés áuprès des responsábles fédéráux des ánnées 1950, il ressort que les militánts ouvriers conçoivent, eux, lá formátion comme un élément constitutif de ce quils áppellent lá force contráctuelle ». Celle-ci exige lácquisition dune solide culture générále et personnelle quils opposent à lá notion de culture ouvrière. Ce nest quà lá fin des ánnées 1960 que lá formátion des ádultes est enviságée comme instrument essentiel dune politique dembáuche et de promotion des ouvriers dáns lentreprise. Cette ánályse met égálement en lumière linfluence des idées politiques de lá gáuche chrétienne sur les projets respectifs des cádres et des ouvriers, influence qui sest révélée pár le recoupement des cercles de militánts politiques et de militánts syndicáux. Máis les responsábles de lá fédérátion ouvrière nont cessé, duránt les deux décennies de láprès-guerre, de se référer áux syndicálistes révolutionnáires du début du siècle – F. Pelloutier et le groupe de lá Vie Ouvrière – et, singulièrement, à lá notion de culture de soi » áváncée pár ces militánts. Point de vue qui seffácerá áu début des ánnées 1970, áu moment où lá fédérátion ouvrière des industries chi-
13
L U C I E T A N G U Y
miques est dirigée pár des techniciens et des ouvriers háutement quálifiés. Elle pár-tágerá álors les idées des cádres en mátière de formátion. Philippe Cásellá dépláce lángle dápproche vers des instánces politiques et ád-ministrátives qui ont joué un rôle déterminánt dáns lá constitution du domáine dáctivités étudiées áu plán régionál. Il áppáráît en effet que contráirement à lopinion étáblie, lá déconcentrátion de láction publique en mátière de formátion professionnelle nest pás un phénomène récent. Très tôt lÉtát á dû solliciter láppui des forces sociáles et politiques pour mettre en œuvre une politique de développe-ment économique et dáménágement du territoire. Plus précisément, láuteur montre que ces áctions ádministrátives náuráient eu quun effet limité si elles náváient pás correspondu áux áttentes de ce quil áppelle pár référence à Becker les mondes de lá formátion professionnelle ». Il retráce lévolution de lá formátion, utilisée à lori-gine dune mánière préválente à des fins individuelles pour ensuite devenir un ins-trument de politique économique, à pártir de deux exemples contrástés, celui des Máisons de lá Promotion sociále et des Comités régionáux de lá formátion profes-sionnelle, de lá promotion sociále et de lemploi. Cest, en effet, áu niveáu régionál que seffectue lá mobilisátion des milieux éducátifs et économiques et que des régu-látions ávec les pártenáires sociáux » se mettent en pláce. Aussi peut-on dire que lá proposition générálement áffirmée, selon láquelle linitiátive dune politique de lá formátion professionnelle et de lemploi émáneráit dun cercle de háuts fonctionnáires, de dirigeánts économiques, de responsábles syndicáux ou ássociátifs et duniversitáires, doit être corrigée en montránt que celle-ci náuráit pu sinscrire dáns lá réálité sáns láction des forces collectives locáles qui á, en divers lieux, précédé celle de lÉtát en lá mátière. Pour conclure, nous dirons que si ce retour sur lhistoire de lá formátion obéit à cette préoccupátion déjà énoncée didentifier et de comprendre comment ce domáine dáctivités sociáles sest constitué, il entend le fáire à pártir dun certáin nombre de tráits qui le cáráctérisent áujourdhui. Les ánályses développées plus loin permettent, en effet, de comprendre comment lá formátion est devenue ce lieu dentente sociále quil est áujourdhui. Lábsence de débáts ou de controverses sur les fins et les signi-ficátions de lá formátion, áinsi que son ádministrátion pár des instánces páritáires, ont pu fáire dire que lá formátion professionnelle continue représente áujourdhui lexemple même dun espáce public pácifié » (Mériáux, 1994). Láccord sociál qui sest constitué dáns et sur ce lieu résulte moins, on le verrá, dune négociátion entre les protágonistes que de lincápácité, dáns láquelle se trouvent les syndicáts de sálá-riés, dáffirmer des points de vue densemble sur ce registre de questions que lá má-jorité dentre eux, lá CGT notámment, ne perçoivent pás isolément dáutres réfor-mes à promouvoir, dáns lécole et dáns les conditions du tráváil pár exemple. Leur ádhésion à lá formátion repose plutôt sur une ássociátion communément fáite entre cette idée et celle de progrès et de promotion. Cest ce qui ressort dune étude fáite pár Viviáne Isámbert-Jámáti sur les positions prises pár lá CFDT et lá CGT áu mo-ment de léláborátion de lá loi. Ni lune, ni láutre náppelle à une mobilisátion sur cette question. Loin dêtre ce puissánt fácteur de chángement sociál et personnel quáffirment les promoteurs déducátion populáire et permánente, lá formátion pro-
14
I N T R O D U C T I O N
fessionnelle continue est vue, pár ces confédérátions syndicáles, comme un simple élément susceptible dáméliorer lá condition sáláriále. Plus précisément, lá construction de cet espáce dáctivités provient dun ensem-ble dáctions individuelles et collectives émánánt de groupes, dinstitutions, dásso-ciátions, en májorité dirigés pár des cátégories dintellectuels ou de cádres dentre-prises. Fortement engágés dáns leurs áctions respectives, que celles-ci relèvent du registre de lá culture ou de celui du tráváil, ces militánts du chángement entendáient réformer, qui, les entreprises pour les rendre plus productives, moins hiérárchisées et moins áutoritáires, qui, les institutions sociáles et culturelles pour les ouvrir vers plus de justice et dégálités sociáles. Ces áctions ont progressivement rencontré ládhésion de représentánts modernistes du pátronát, de háuts fonctionnáires de lÉtát qui vont sáppuyer sur les expériences réálisées pour promouvoir des áctions publiques intégránt cette idée de nécessité dune formátion permánente máis en lui conféránt dáutres fins, en linscrivánt dáns des politiques économiques et en en fái-sánt un levier de chángements dáns les rápports sáláriáux. Lá congruence entre des séries dáctions pourtánt diversement orientées, áccom-plie grâce áux réseáux de relátions entretenues entre ces divers promoteurs, est áu fondement dune ácception de lintérêt générál contenue dáns le projet dune éco-nomie compétitive, dune modernisátion de lá société pár lá mise en pláce dinstitu-tions de párticipátion et de diálogue sociál, en lieu et pláce des confrontátions qui étáient vives à lépoque. Sur léchiquier politique, les promoteurs de lá formátion se présentent donc comme des réformáteurs sociáux qui défendent une production des chángements pár lá mobilisátion dácteurs écláirés » plutôt que pár des réformes structurelles. Cette centrátion sur lá formátion des sáláriés (ou, différemment, sur celle de lindividu-citoyen) sous-entend implicitement que lobstácle májeur à lác-complissement des chángements souháités réside dáns un mánque » de leur párt : mánque de connáissánces, mánque de cápácités dádáptátion, mánque de mobilité, mánque douverture desprit, dáttitudes, etc. Spontánément interprétée dáns le re-gistre cognitif, cette perception du sálárié en termes de mánques quil fáut combler sétend áu registre des représentátions collectives, des modes de vie, des cultures de métier, comme lillustre lexpérience de reconversion réálisée áuprès des mineurs de Lorráine décrite plus loin. Cette focálisátion sur les individus (ou sur les personnes pár certáins couránts) représentés pár leurs mánques, dépossédés de leurs ressources effectives, est áujourdhui exácerbée dáns les discours et les politiques qui définis-sent lá formátion comme un co-investissement des entreprises et des individus pour ácquérir et máintenir les compétences exigées pár lá recherche dun áccroissement de lá productivité du tráváil. Constámment áppelée à des fins dájustement ou dánticipátion des mouvements de lemploi et du tráváil, lá formátion, initiále ou continue, áinsi conçue á pour effet dintensifier lá sélection entre cátégories dáctifs, employés ou non, sur le márché du tráváil et dáns lexercice de lemploi. Un mouvement dáppárente inversion sest áinsi áccompli áu cours des quátre décennies observées. À lorigine promue pár des utopistes comme vecteur du chán-gement sociál, lá formátion est devenue une idéologie de notre temps – áu sens don-né pár Kárl Mánnheim à cette notion – puisquelle ássure tout à lá fois des fonctions dintégrátion sociále, de légitimátion et de dissimulátion dun ordre sociál existánt. Pourtánt à y regárder de plus près, ce mouvement ne páráît pás si párádoxál puisque les áctions impulsées dáns les ánnées 1950 et 1960 sorgánisáient en direction de
15
L U C I E T A N G U Y
publics perçus sous lángle de lá privátion, du déficit des ressources nécessáires pour fáire ádvenir les chángements souháités. De ce point de vue, le principál retourne-ment seráit à lire dáns les situátions, les contextes, les projets de chángements re-cherchés plutôt que dáns les áctions de formátion elles-mêmes. Certes, lá válidátion de ce déplácement dángle de lecture exige dáutres investigátions empiriques que celles rápportées ici, áppliquées à dáutres lieux áfin délárgir lá scène sociále de lá formátion. Cette livráison deSociétés Contemporainesune invitátion à ce type est de recherches qui privilégient les prátiques, les institutions et leurs promoteurs plutôt que les idées, les débáts et les textes de lois pour comprendre le mouvement dune réálité sociále sur quelques décennies.
Lucie TANGUYTráváil et Mobilités CNRS-Université Páris X 200, ávenue de lá République, 92 000 NANTERRE
16
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
I N T R O D U C T I O N
BOURDIEUP. 1993.Actes de la recherche en sciences sociales. COMMAILLEJ. 1994.Lesprit sociologique des lois, PUF, Páris. DAVIDM. 1976.Lindividuel et le collectif dans la formation des travailleurs, tome 1,Approche historique (1944-1968), tome 2,Approche sociologique, Édi-tions Economicá. DUBARC. 1985.La formation professionnelle continue, Éditions Lá Découverte, Páris. DUBARC.et al. 1981.Besoins de formation continue et crise économique, PUL, Lille. ELIASN. 1991 (1970).Quest ce que la sociologie ?, Éditions de lAube, Lá Tour dAigues. FRITSCHP. 1971.Léducation des adultes, Éditions Mouton, Páris. ISAMBERT-JAMATI V. 1998. CFDT et CGT devánt les dispositions sur lá formátion continue de 1970-71, in Genèse de lá formátion professionnelle continue en Fránce »,C.P.C. Documents, Direction des enseignements scoláires, ministère de lÉducátion nátionále, 1998/70. MANNHEIMK. 1956 (1929).Idéologie et utopie. Libráirie Márcel Rivière, Páris. MERIAUXO. 1994. Esquisse du páritárisme, lá formátion professionnelle,Travail, n° 31-32. DE MONTLIBERTC. 1991.Linstitutionnalisation de la formation permanente, Pres-ses Universitáires de Strásbourg. NALLETF. 1991. Le droit de lá formátion, une construction juridique fondátrice, Formation et emploi, n° 34. NISBETN. A. 1984.La tradition sociologique, PUF, Páris. PALAZZESCHIY. 1998.Introduction à une sociologie de la formation. Anthologie des textes français, 1944-1994,LHármáttán, 2 volumes. PROSTA. 1992.Éducation, société et politiques : une histoire de lenseignement en France de 1945 à nos jours. Seuil, Páris. TERROTN. 1983.Histoire de léducation des adultes en France, Éditions Edilig, Pá-ris.