La vie posthume d'Edouard Manet : l'art national et la biographie artistique au début de la IIIe République - article ; n°93 ; vol.26, pg 51-63

Michael R.Orwicz

Description

Romantisme - Année 1996 - Volume 26 - Numéro 93 - Pages 51-63
En janvier 1884, la première rétrospective majeure de l'œuvre d'Edouard Manet fut organisée. Cet événement donna l'occasion aux écrivains, critiques d'art et administrateurs culturels alliés aux factions diverses du bloc républicain au pouvoir d'inscrire Manet dans l'histoire d'un « art national » et d'une culture républicaine. Mais afin « d'officialiser » Manet, ses partisans républicains devaient reformuler sa carrière. Il leur fallait réévaluer son œuvre de façon à contrecarrer directement l'image de « rapin scandaleux » que les critiques conservateurs donnaient de l'artiste : le Manet du Déjeuner sur l'herbe et de l'infâme Olympia. Le Manet officiel devait être domestiqué, reformulé et réinventé selon des conceptions différentes quant à son rôle dans le développement de la peinture moderne.
The first major retrospective of Edouard Manet's work was organized in January 1884. This event gave the opportunity for writers, art critics and cultural administrators belonging to the French Republican majority, to integrale Manet into the history of the « art national » and the Republican culture. But in order to consider Manet as « official », his Republican partisans had to reconsider his work in order to change his reputation, given by conservative critics, as a scandalous art student : the Manet of the « Déjeuner sur l'herbe » and of the infamous « Olympia ». The official Manet had to be domesticated and his role in the development of modem painting reinvented.
13 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Sujets

• Sociologie, société et politique

Informations

• Publié par: ROMANTISME
• Publié le: 01 janvier 1996
• Nombre de lectures: 40
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 1 Mo

Extrait

M. Michael r Orwicz
Nicolas Dupin
La vie posthume d'Edouard Manet : l'art national et la biographie
artistique au début de la IIIe République
In: Romantisme, 1996, n°93. pp. 51-63.
Résumé
En janvier 1884, la première rétrospective majeure de l'œuvre d'Edouard Manet fut organisée. Cet événement donna l'occasion
aux écrivains, critiques d'art et administrateurs culturels alliés aux factions diverses du bloc républicain au pouvoir d'inscrire
Manet dans l'histoire d'un « art national » et d'une culture républicaine. Mais afin « d'officialiser » Manet, ses partisans
républicains devaient reformuler sa carrière. Il leur fallait réévaluer son œuvre de façon à contrecarrer directement l'image de «
rapin scandaleux » que les critiques conservateurs donnaient de l'artiste : le Manet du Déjeuner sur l'herbe et de l'infâme
Olympia. Le Manet officiel devait être domestiqué, reformulé et réinventé selon des conceptions différentes quant à son rôle dans
le développement de la peinture moderne.
Abstract
The first major retrospective of Edouard Manet's work was organized in January 1884. This event gave the opportunity for
writers, art critics and cultural administrators belonging to the French Republican majority, to integrale Manet into the history of
the « art national » and the Republican culture. But in order to consider Manet as « official », his Republican partisans had to
reconsider his work in order to change his reputation, given by conservative critics, as a scandalous art student : the Manet of the
« Déjeuner sur l'herbe » and of the infamous « Olympia ». The official Manet had to be domesticated and his role in the
development of modem painting reinvented.
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Orwicz Michael r, Dupin Nicolas. La vie posthume d'Edouard Manet : l'art national et la biographie artistique au début de la IIIe
République. In: Romantisme, 1996, n°93. pp. 51-63.
doi : 10.3406/roman.1996.3126
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1996_num_26_93_3126R. ORW1CZ Michael
La vie posthume d'Edouard Manet : l'art national
et la biographie artistique au début de la IIP République*
Dans les mois qui suivirent la mort d'Edouard Manet, en 1883, la réputation du
peintre - réputation qui faisait de lui l'un des artistes ayant le plus d'influence sur le
développement de la peinture française moderne - était en passe de se voir « officie
llement » établie. En janvier 1884, la première rétrospective majeure de son œuvre fut
organisée, accompagnée de l'habituel appareil de légitimation culturelle : un catalogue
de l'exposition, une monographie, et les critiques qui leur firent suite. Cet événement
donna l'occasion aux écrivains, critiques d'art et administrateurs culturels alliés aux
factions libérales et modérées du bloc républicain au pouvoir, bloc nouvellement
consolidé, l'occasion d'inscrire Manet dans l'histoire d'un « art national » et d'une
culture républicaine en émergence. Bien que les limites précises de cet art et de cette demeurassent hautement contestées au sein de ce groupe hétérogène composé
d'écrivains, de critiques et de membres de l'administration, leur opinion générale
accordait au succès de Manet une importance véritablement cruciale '. Mais afin
« d'officialiser » Manet, ses partisans républicains, les libéraux comme les modérés,
devaient reformuler sa carrière. Il leur fallait réévaluer son œuvre de façon à contre
carrer directement l'image de rapin scandaleux que les critiques conservateurs don
naient de l'artiste : le Manet du Déjeuner sur l'herbe et de l'infâme Olympia 2.
Autrement dit, le Manet officiel devait être domestiqué et son accomplissement réin
venté. Mais le Manet qui vit le jour à travers les discours de ses partisans républicains
était un Manet réécrit selon deux conceptions entièrement différentes quant à la nature
exacte du rôle qu'on pouvait lui attribuer dans le développement de la peinture fran
çaise moderne.
I
L'objectif de l'exposition controversée qui canonisait Manet était, cela fait peu de
doute, d'avoir un impact important sur la politique générale de l'administration des
arts. Organisée par un comité présidé par Antonin Proust — député républicain libéral
* Je remercie vivement Annie E. Coombes pour la lecture critique qu'elle a bien voulu faire de cet
article et les précieuses suggestions qu'elle a formulées.
1. En ce qui concerne l'importance de cette hétérogénéité dans l'élaboration de la politique culturelle
républicaine portant sur les arts visuels au cours de cette période, voir Michael R. Orwicz, « Anti-academi-
cism and state power in the early third republic », Art History, vol. 14, n° 4, décembre 1991, p. 571-92, et
Nicholas Green, « "All the Flowers in the Field" : The State, Liberalism and Art in France Under the Early
Third Republic », Oxford Art Journal, vol. 10, n° 1, 1987, p. 71-84. Pour un exposé plus général, voir
Marie-Claude Genet-Delacroix, Art et État sous la IIIe République. Le système des Beaux-Arts 1870-1940,
Paris, 1992, et Pierre Vaisse, La Troisième République et les peintres, Paris, 1995.
2. Voir, au sujet des réactions des critiques conservateurs face à la rétrospective Manet, Michael R.
Orwicz, « Reinventing Edouard Manet : rewriting the face of national art in the early third republic », dans
Michael R. Orwicz, éd., Art Criticism and its Institutions in Nineteenth-Century France, Manchester, 1994,
p. 122-129. Pour un compte rendu dépolitisé d'une partie des critiques portant sur Manet, voir Jean-Paul
Bouillon, « Manet 1884 : un bilan critique », dans Jean-Paul Bouillon, La Critique d'art en France 1850-
1900, Saint-Étienne, 1989, p. 159-75, et Éric Darragon, Manet, Paris, 1989, p. 393-419.
ROMANTISME n° 93 (1996-3) 52 R. Orwicz
et administrateur des arts, ancien ministre des Beaux-Arts de Léon Gambetta et ami
de toujours de Manet -, cette rétrospective reçut la sanction officielle du gouverne
ment par l'intermédiaire du ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, qui
intervint personnellement pour obtenir une salle d'exposition située en un point strat
égique : la galerie principale de l'École supérieure des Beaux-Arts, bastion culturel et
éducatif de l'Académie 3. L'obtention de cette salle ne fut pas tâche facile, le calen
drier des expositions de l'École des Beaux- Arts pour cette année-là étant presque
entièrement consacré à des manifestations qui, soit renforçaient les normes de
l'Académie, soit étayaient les principes éducatifs de l'École 4. Ce fut d'ailleurs préc
isément l'argument qu'avança le directeur de l'École pour s'opposer à la demande du
ministre de présenter les œuvres de Manet, de même qu'aux autres expositions propo
sées car ce ministre pour l'année 1884. Comme la priorité allait au mandat éducatif
de l'Ecole, argumentait le directeur, l'usage des galeries de l'institution devait être
réservé à l'exposition des œuvres de ses étudiants et du corps enseignant, à celle des
œuvres primées au concours des étudiants - qui jouait un rôle si essentiel dans la
structure pédagogique de l'École - et au jugement des œuvres soumises aux divers
concours organisés par l'Académie (parmi lesquels le prestigieux prix de Rome) 5.
Exprimant son inquiétude au sujet de la rétrospective proposée, le directeur déclarait :
Si nous faisons des sacrifices [le sacrifice de nos salles d'exposition] ne serait-il pas
admissible de les tourner à l'instruction de nos élèves et de n'admettre que les exposi
tions qui peuvent être pour eux un haut enseignement et un exemple ? [...] il serait
regrettable de voir nos services entravés, nos études dérangées par des Expositions d'un
ordre moins élevé 6.
Les républicains comprenaient également que les artistes et les œuvres que l'École
choisissait d'exposer étaient considérés comme exemplaires des normes esthétiques et
techniques de l'art français que les futures générations de « l'École française » se
devraient d'imiter. Proust et