Taine et la décadence - article ; n°42 ; vol.13, pg 35-46

Jean-Thomas Nordmann

Description

Romantisme - Année 1983 - Volume 13 - Numéro 42 - Pages 35-46
12 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Sujets

• Sociologie, société et politique

Informations

• Publié par: ROMANTISME
• Publié le: 01 janvier 1983
• Nombre de lectures: 17
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 1 Mo

Extrait

Jean-Thomas Nordmann
Taine et la décadence
In: Romantisme, 1983, n°42. pp. 35-46.
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Nordmann Jean-Thomas. Taine et la décadence. In: Romantisme, 1983, n°42. pp. 35-46.
doi : 10.3406/roman.1983.4675
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1983_num_13_42_4675NORDMANN Jean-Thomas
Taine et la décadence*
Loin de se réduire à l'expression d'une mode passagère, l'idée tra
verse le XIXème siècle tout entier. Quelques rares études synthétiques
l'ont montré (1). Rien d'étonnant dès lors à ce qu'un observateur aussi
vigilant que Taine à toutes les formes de la modernité l'ait rencontrée,
pour lui consacrer un examen attentif. A la différence de simples té
moins, Taine ne s'est pas borné à ressentir, à éprouver, à vivre la déca
dence. D a fait effort pour la situer, la penser, l'interpréter. Et ce sont
ces dimensions qu'il importe de distinguer et d'échelonner.
Au niveau le plus immédiat, le sentiment de décadence se rattache à
celui d'un écoulement irréversible du temps assorti d4ine dévalorisation
des effets et des résultats de cet écoulement. Il est donc naturel que ses
expressions prennent place lors de périodes de découragement qui, dans
l'existence de Taine, accompagnent les échecs personnels ou nationaux ;
il en va ainsi des dénonciations d'un horizon philosophique apparem
ment sombre et bouché du début des années cinquante, lorsque, rejeté
de l'université officielle Taine s'abandonne à dénoncer tout à la fois
l'oppression d'un régime despotique et la médiocrité d'une vie intellec
tuelle réduite à la répétition et aux ressassements de lieux communs
consacrés. C'est encore plus net après 1870 ; Taine tient sa place dans
la crise de conscience nationale nourrie des réflexions sur la défaite et
* Les œuvres de Taine ont été publiées par la librairie Hachette. Nous utilisons
l'édition in-12, et notamment, pour le La Fontaine et ses Fables la 6ème édition,
pour le Voyage aux Pyrénées la 5ème édition, pour les Essais, la 9ème édition, pour
les Nouveaux Essais la 7ème édition, pour les Derniers Essais la 3ème édition
YHistoire de la Littérature Anglaise la 8ème édition, en 5 volumes, pour la Philoso
phie de l'Art, la 4ème édition, en 2 volumes, pour le Voyage en Italie l'édition en
livre de poche publiée par Julliard en 2 volumes en 1962, pour les Notes sur Paris la
7ème édition, pour les Origines de la France contemporaine la 19ème édition, en
6 volumes in-8.
(1) La décadence semble un sujet neuf. D'estimables travaux ont pourtant déjà
largement défriché cette terre réputée vierge. Cn citera notamment : A.E. Carter,
The Idea of decadence in French literature 1830-1900, Toronto UP, 1958, 153 p.
(travail rapide mais utile et intelligent) ; K.W. Swart, The Sense of decadence in
nineteenth century France, The Hague, M. Nijhoff, 1964 ; et le colloque de Nantes
sur « l'esprit de décadence » tenu en 1976 et dont la publication a été partiellement
assurée (t.l, Minard, 1980). 36 Jean-Thomas Nordmann
sur les convulsions qui l'ont suivie et qui s'élargit jusqu'à la mise en
cause des illusions du progrès. Le confinement dans les recherches
historiques et la rédaction des Origines de la France contemporaine
constitueront le tribut que Taine entend payer à une réflexion collec
tive qui naît de la conscience d'une décadence nationale. Cette cons
cience s'approfondit et s'enrichit des constatations moroses d'un
vieillissement qui creuse les divergences d'avec le milieu environnant,
qui isole d'un monde extérieur de plus en plus condamné et réprouvé.
Sur le fond d'un pessimisme diffus et à peu près constant, relevé et
discuté par plusieurs commentateurs (2) s'exprime alors plus direct
ement une véritable conscience de décadence : « ce final du siècle en
France est lamentable », écrit Taine à Melchior de Vogué en octobre
1888 (3) ; l'aveu intervient dans un moment de dépression, mais d'une
dépression que Taine rattache au sentiment d'appartenir à « une
génération qui finit ». Mais avant même d'éprouver personnellement
ce vieillissement, Taine a fortement lié le sentiment de la décadence
à celui de la relève des générations : on le mesure, tout particulièrement
dans les Notes sur Paris à travers le portrait sans complaisance que le
narrateur, Frédéric Thomas Graindorge trace de son neveu Anatole
Durand ; en ces années de l'Exposition universelle où triomphe le
second Empire et alors que Taine frise à peine la quarantaine, il est
assurément trop tôt pour parler de fin de siècle ; mais c'est déjà une
fin de race, une véritable dégénérescence qui se laisse diagnostiquer à
travers le portrait d'une jeunesse dans laquelle l'auteur des Notes ne
parvient à retrouver ni ce qu'il a cru être ni la vigueur des mœurs du
Nouveau Monde ; car, sous le titre « les Jeunes Gens », s'enchaînent
deux chapitres fortement contrastés : à travers le récit d'un lynchage,
le premier montre la brutalité et aussi la vigueur de jeunes américains,
tandis que le second met en relief la fadeur de caractère du neveu :
« en vérité, en quoi diffère-t-il d'une jolie femme ? Il est moins joli voilà
tout ; pour le reste, il est au niveau. Ses préoccupations sont à peu près les
mêmes ; quand il a réfléchi à sa toilette, à son ameublement, à sa petite repré
sentation de jeune homme, il est au bout de ses idées » ;
suit le tableau de la vie quotidienne d'un tel jeune homme, avec une
insistance toute particulière sur la frivolité, la paresse et, pour tout
dire, l'exténuation du personnage : « il n'a pas de passions violentes,
pas même de fougue ; presque tous les jeunes gens sont ainsi aujour
d'hui, modérés en tout, même dans leurs sottises » (4). Par delà les
(2) Voir notamment l'étude de Victor Giraud « Taine et le pessimisme d'après les
autres et d'après lui-même », dans Hippolyte Taine, Études et documents, Vrin,
1928, p.84-102, avec de nombreuses références biographiques. Se reporter aussi
aux pages consacrées à Taine dans l'étude de A. Baillot : L'Influence de Schopen
hauer en France, Vrin, 1927, p. 58-77 ; plus récemment de Guy Sagnes : L'Ennui
dans la littérature française de Flaubert à Laforgue (1848-1884), Colin, 1969,
p.464-467.
(3) Vie et correspondance, t.IV, p. 275.
(4) Notes sur Paris, p. 1 14. et la décadence 3 7 Taine
portraits individuels ou collectifs, en notations cursives, et souvent en
maximes, tout le volume répand l'amertume d'un homme qui se pré
sente volontiers comme un « ours » mais dont la bile s'échauffe à la
dénonciation des « mœurs de la décadence » (5). Par delà l'aspect
primesautier du propos des Notes, la apparaît déjà dans la
dimension fondamentale que l'on retrouve constamment dans les
diverses formes qu'elle peut prendre dans l'œuvre de Taine, celle de la
mise en perspective ; elle se dégage de comparaisons, explicites ou
implicites, avec d'autres sociétés, ou avec les autres époques vécues ou
imaginées par le narrateur. De là les résonances nostalgiques dont son
sentiment s'accompagne, notamment lorsque Taine relève la présence
anachronique de qualités de finesse ou de distinction : il en va ainsi du
portrait admiratif d'un séducteur sexagénaire qui « use en cela d'une
politique bien simple, celle du grand monde qui a fini en 89 » (6).
Regrets d'une élégance qui s'accentueront dans les Origines de la France
contemporaine lorsque Taine détaillera le « plaisir de vivre avec des gens
parfaitement polis », des chapitres durant, mais non sans reconnaître
combien de tels plaisirs sont révolus : « de ce bonheur tant recherché,
nous n'avons plus que des copies informes, et nous sommes réduit à
le reconstruire par raisonnements » (7). Déjà, dans Y Histoire de la
Littérature Anglaise, les longues descriptions du public du théâtre éliza-
béthain montraient, avec force et insistance,