« Y a pas l argent » : l endetté insolvable et le créancier floué, deux figures complémentaires de la pauvreté abidjanaise - article ; n°142 ; vol.36, pg 303-324
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« Y'a pas l'argent » : l'endetté insolvable et le créancier floué, deux figures complémentaires de la pauvreté abidjanaise - article ; n°142 ; vol.36, pg 303-324

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Description

Tiers-Monde - Année 1995 - Volume 36 - Numéro 142 - Pages 303-324
22 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1995
Nombre de lectures 109
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Alain Marie
« Y'a pas l'argent » : l'endetté insolvable et le créancier floué,
deux figures complémentaires de la pauvreté abidjanaise
In: Tiers-Monde. 1995, tome 36 n°142. pp. 303-324.
Citer ce document / Cite this document :
Marie Alain. « Y'a pas l'argent » : l'endetté insolvable et le créancier floué, deux figures complémentaires de la pauvreté
abidjanaise. In: Tiers-Monde. 1995, tome 36 n°142. pp. 303-324.
doi : 10.3406/tiers.1995.5764
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1995_num_36_142_5764« Y A PAS L'ARGENT » :
L'ENDETTÉ INSOLVABLE
ET LE CRÉANCIER FLOUÉ,
DEUX FIGURES COMPLÉMENTAIRES
DE LA PAUVRETÉ ABIDJANAISE1
par Alain Marie*
Dans un contexte de crise économique touchant l'ensemble des cou
ches moyennes et inférieures de la société abidjanaise, la pauvreté n'est
pas un critère de classement social, dans les milieux populaires du
moins. Tout le monde y est « pauvre », en ce sens que chacun s'y plaint
de manquer d'argent et que le constat le plus entendu se résume dans la
sempiternelle formule : y a pas l'argent. A cet égard, quel que soit son
statut, commerçant, artisan, ménagère, étudiant, employé, ouvrier ou
chômeur, tout le monde est logé à la même enseigne : que l'on dispose
de ressources régulières ou intermittentes, ou que l'on soit presque sans
ressource, l'expérience la plus commune est celle de l'insuffisance des
revenus monétaires, de la cherté du coût de la vie, de la compétition
pour l'activité rémunératrice et de la course obsessionnelle à « l'Ar
gent », ce maître mot que l'on décline toujours avec l'article défini,
comme s'il s'agissait de signifier par là qu'avant d'être un nom commun
indéterminé quant à sa qualité, ne relevant que de l'article partitif, il
était avant tout le nom propre de la plus puissante et de la plus inacces-
* Anthropologue, maître de conférences, IEDES.
1. Ce texte est une version largement remaniée et augmentée de la conclusion d'un rapport de fin
d'étude présentant les recherches d'une équipe franco-abidjanaise : cf. A. Marie, O. Boizo, S. Ouattara,
G. Kponhassia, R. Zogbo, C. Denot, Paradoxes de l'individualisation dans la société abidjanaise. Etudes de
cas en milieu social précarisé. Rapport de fin d'étude, Abidjan, Centre Orstom de Petit-Bassam, GIDIS-CI -
ORSTOM, décembre 1994, 364 p. Sur les mêmes thèmes, cf. également A. Marie, R. Vuarin, F. Leimdorfer,
J.-F. Werner, E. Gérard, I. Bardem, O. Tiekoura, Processus d'individualisation dans les villes ouest-afri
caines, Gremovia-IEDES-Paris I, ministère de la Coopération et du Développement, CNRS-ORSTOM, Rapp
ort de fin d'études, Paris, juin 1994, 442 p.
Revue Tiers Monde, t. XXXVI, n° 142, avril-juin 1995 Alain Marie 304
sible des nouvelles divinités régissant les temps modernes et la condition
de chacun.
Au demeurant, la notion de pauvreté est relative et subjective : elle
dépend notamment de l'appréciation (subjective) que chacun peut port
er, dans la synchronie, sur sa situation (objective) et sur sa position
(relative) par rapport aux autres ; dans la diachronie, sur sa
actuelle par aux positions précédemment occupées dans son
parcours biographique ou par rapport à ses aspirations (passées et pré
sentes) ainsi qu'à son évaluation des perspectives qui s'offrent à lui. La
pauvreté est donc une réalité qu'on ne saurait mesurer à l'aide de seuls
indicateurs quantitatifs si relativisés fussent-ils, notamment par la prise
en compte du pouvoir d'achat réel, même si la monétarisation, en inves
tissant tous les rapports sociaux de manière encore amplifiée et accélérée
par la crise, rend de plus en plus pertinentes les évaluations en termes de
revenus monétaires et de consommation calculée en équivalent monét
aire.
Dans cet article, on s'attache donc surtout à mettre en évidence ces
appréciations subjectives et relatives qui donnent sens à une réalité diffi
cile à objectiver du dehors. C'est pourquoi l'on utilisera la méthode de
l'analyse de récits d'itinéraires biographiques de manière à montrer que
ce qui compte, c'est moins l'expérience des difficultés matérielles d'exis
tence et des privations, que l'appréciation des à tenir son rang
ou à en conquérir un ou du déclassement provoqué par la
perte d'un emploi ou par l'insuccès d'une stratégie scolaire.
En somme, on montrera que la pauvreté est une réalité moins perti
nente pour rendre compte de la crise et de ses effets que ce que les Ivoi
riens appellent le manque de moyens, qui est une catégorie beaucoup plus
large. Elle connote en effet l'idée d'une précarité multidimensionnelle :
manque d'argent, absence d'emploi stable et de revenus réguliers, statut
résidentiel incertain et dévalorisé (hébergé, locataire), manque de femme
(l'accès aux femmes passant par l'argent, celui qui n'en a pas est souvent
condamné au célibat, celui qui n'en a plus est souvent condamné à la
séparation), manque d'autonomie (maintien prolongé dans un statut
d'assisté, de dépendant) ou isolement du repli sur soi par incapacité à
tenir son rang et à remplir son rôle au sein du réseau social communauta
ire — notamment lors des rassemblements cérémoniels fortement
monétarisés — , difficultés accrues à maintenir sa position ou à en
acquérir une au sein de la société globale.
Chômage prolongé, inactivité forcée, déclassements brutaux des tra
vailleurs licenciés, des salariés réembauchés au rabais comme contractuels
temporaires ou des diplômés sans emploi, concurrences exacerbées sur un
marché du travail informel saturé de mille petites activités sollicitant des « Y a pas l'argent » 305
clients aussi désargentés et trop souvent mauvais payeurs, errances du tra
vail précaire et temporaire, sorties prématurées du circuit scolaire, lutte
quotidienne pour gagner l'argent de la survie au jour le jour, du loyer à
payer, des médicaments à acheter, des frais de scolarité à régler, instru-
mentalisation et durcissement des rapports sociaux sous l'empire de la
rareté, de la précarité et du struggle for life, défaillances, lourdes de ten
sions et de menaces sorcières, de la solidarité communautaire, obsessionn
el constat du « manque » (d'argent, de « moyens », de relations, de « sou
tien »), tel est en effet le lot d'un nombre sans cesse grandissant de
nouveaux pauvres dans les milieux populaires abidjanais.
LA SOLIDARITÉ EN CAUSE :
INDIVIDUALISATION ET COMPROMIS SUBJECTIFS
Cette précarité est donc menace d'exclusions cumulées et cumulat
ives ; elle est porteuse d'un processus d'individualisation de la per
sonne, dès lors livrée de plus en plus à elle-même, ce qui, en Afrique, est
le comble de la pauvreté : celle qui n'a plus personne sur qui compter,
faute de moyens pour entretenir le cycle de la réciprocité, dont on sait,
aujourd'hui, que, sous les dehors « enchantés » de la morale de la « soli
darité », il fonctionne, en réalité, comme un « placement social »
(C. Vidal)1, tout acte de solidarité consistant en fait en un investissement
dont on attend un rapport ultérieur : une aide en retour quand le besoin
s'en fera sentir ; des manifestations de reconnaissance de la part de l'en
fant que l'on a soutenu dans ses études et qui, une fois qu'il aura réussi,
sera tenu d'apporter son aide à ses parents, à ses jeunes frères, aux aînés
de la famille élargie et, surtout s'il a réussi à être bien placé, à l'ensemble
de sa communauté d'origine (son lignage, son village) ; une intervention
en faveur du fils quand on est redevable envers le père ; un hébergement
d'un jeune villageois à la recherche d'un emploi en ville ; des cotisations
pour financer un projet de modernisation du village ; la construction
d'une belle maison pour la famille et pour embellir le village ; des dons
ostentatoires aux funérailles qui y sont organisées, pour montrer sa

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