Ludovic Desmedt et Pierre Piégay
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Niveau: Supérieur
1 Ludovic Desmedt et Pierre Piégay Maîtres de conférences – Université de Bourgogne et LEG UMR 5118 du CNRS* Monnaie, État et Production : une lecture critique de l'approche néo-chartaliste Résumé : La dollarisation de certaines économies, la création de l'euro ou la question de l'indépendance des banques centrales soulèvent des interrogations centrées sur le privilège de « battre monnaie ». A cet égard, la thèse néo-chartaliste, qui développe l'analyse initiée par Knapp, mérite une attention toute particulière, puisqu'elle aborde spécifiquement les liens entre monnaie et État. Nous en proposons dans ce texte une lecture critique, basée sur des éléments historiques et théoriques. L'approche néo-chartaliste suppose tout d'abord un lien entre fiscalité et acceptabilité collective de la monnaie. Or, en s'appuyant notamment sur les travaux d'Aglietta et Orléan, il apparaît que le seul recours à l'État n'est pas suffisant pour appréhender dans toute sa complexité ce problème. Lorsqu'ils s'intéressent aux phénomènes d'intégration de la monnaie dans l'économie, les néo-chartalistes établissent de nouveau un lien entre fiscalité et émission monétaire. Toutefois, l'analyse du système des paiements actuel montre qu'il est délicat de conférer à l'État un rôle moteur en matière de création monétaire. Au sein de nos économies monétaires et bancaires, la monnaie semble ainsi bien plus une créature des banques que de l'État.

  • pôle d'économie et de gestion

  • approche juridique des phénomènes monétaires

  • analyse néo-chartaliste

  • néo-chartalistes

  • métaux monétaires

  • méthode d'analyse combinant des arguments théoriques et des validations historiques

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  • lecture de la littérature néo-chartaliste


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Langue Français

Extrait

Ludovic Desmedt et Pierre Piégay  Maîtres de conférences  Université de Bourgogne et LEG UMR 5118 du CNRS*   Monnaie, État et Production : une lecture critique de lapproche néo-chartaliste   
Résumé : La dollarisation de certaines économies, la création de leuro ou la question de lindépendance des banques centrales soulèvent des interrogations centrées sur le privilège de « battre monnaie ». A cet égard, la thèse néo-chartaliste, qui développe lanalyse initiée par Knapp, mérite une attention toute particulière, puisquelle aborde spécifiquement les liens entre monnaie et État. Nous en proposons dans ce texte une lecture critique, basée sur des éléments historiques et théoriques. Lapproche néo-chartaliste suppose tout dabord un lien entre fiscalité et acceptabilité collective de la monnaie. Or, en sappuyant notamment sur les travaux dAglietta et Orléan, il apparaît que le seul recours à lÉtat nest pas suffisant pour appréhender dans toute sa complexité ce problème. Lorsquils sintéressent aux phénomènes dintégration de la monnaie dans léconomie, les néo-chartalistes établissent de nouveau un lien entre fiscalité et émission monétaire. Toutefois, lanalyse du système des paiements actuel montre quil est délicat de conférer à lÉtat un rôle moteur en matière de création monétaire. Au sein de nos économies monétaires et bancaires, la monnaie semble ainsi bien plus une créature des banques que de lÉtat.  Abstract : Dollarisation, EMU or the question of central banks independence raise questions centered on the privilege of minting money. In this perspective, it seems important to study Neochartalism, in so far as it extends the analysis initiated by Knapp, and investigates specifically the links between money and the State. This text is a critical analysis, based on both historical and theoretical arguments. Neochartalism first assumes that there is a link between fiscal policy and the collective acceptability of money. However, as argued by Aglietta and Orlean, focusing exclusively on the power of the State to impose taxes does not seems sufficient to appraise all of this phenomenons characteristics. When Neochartalists focus on the way money is integrated into the economy, they again establish a link between fiscal policy and monetary emission. Nevertheless, the analysis of our modern systems of payments shows that it is difficult to consider that the State can initiate the process of money creation. Within our current banking and monetary economies, money seems to be created by the banks rather than by the State.                                                   *bd. Gabriel  BP 26611  21066 Dijon cedex. déconomie et de gestion, 2  Pôle ludovic.desmedt@u-bourgogne.fr,pie.rriep.fruogrgoengeyau@b-   
 
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Introduction  Au XXe siècle, lassociation communément opérée entre « une nation » et « une monnaie », ainsi que lexistence de Banques Centrales plus ou moins dépendantes du pouvoir politique, ont pu laisser penser que le lien entre puissance étatique et monnaie était peu discutable. Or, on assiste depuis quelques années à la manifestation dévènements qui peuvent paraître singuliers au regard des trajectoires empruntées par lhistoire monétaire. On songe en particulier à la création dune monnaie en dehors du cadre de lÉtat-Nation en Europe, ou du choix effectué par des États de renoncer à leur souveraineté monétaire dans le cadre de la dollarisation. Outre dindéniables questions pratiques, ces phénomènes soulèvent des interrogations théoriques centrées sur le privilège de « battre monnaie » : les règles démission et de circulation des instruments monétaires peuvent être déconnectées du territoire national. La ré-émergence récente dun courant analytique déjà ancien  le chartalisme  peut savérer utile pour appréhender ces évolutions. En effet, cette doctrine sattache tout particulièrement à souligner les liens établis entre monnaie et État. Initiée par Georg-Friedrich Knapp au début du XXe siècle, cette thématique de recherche se voit réactivée depuis quelques années sous limpulsion des travaux de Randall Wray. Développant ce quil nomme « lapproche néo-chartaliste de la monnaie »1, Wray incorpore à son analyse des éléments développés par Keynes dans leTraité de la monnaie. La synthèse ainsi obtenue souligne la dimension dunité de compte de la monnaie et insiste sur les liens entre fiscalité et création monétaire. Ainsi, par le biais de sa politique fiscale, lÉtat pourrait faire émerger une unité de compte et des moyens de paiement communs. La jonction opérée entre le fonctionnement déconomies monétarisées et le circuit fiscal offre dintéressantes
                                                 1Cf. les travaux du Center for Full Employment and Price Stability de luniversité du Missouri, par exemple Bell (2000), Mosler (1997) et bien sûr Wray (1998). 
 
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perspectives car elle permet détudier la question de la souveraineté monétaire. En outre, elle restaure la dimension politique au sein des phénomènes économiques.  Si les éléments développés par les néo-chartalistes paraissent cruciaux lorsque lon étudie les questions monétaires, le lien monnaie/État établi nest pas totalement dénué dambiguïtés. De fait, à partir doptions théoriques tranchées et étayées par certaines expériences historiques, cette approche conduit à considérer la monnaie comme linstrument de règlement des impôts. Il nest toutefois pas certain que lÉtat soit toujours capable de faire accepter tout moyen de paiement dans toute société. En premier lieu, des recherches menées en ethnologie indiquent que la circulation monétaire peut seffectuer dans des sociétés sans État2sociétés simples ne sont nullement a-monétaires. Dune manière plus générale, il: les apparaît que les pistes novatrices initiées conjointement par Aglietta et Orléan fournissent des éléments essentiels à une lecture critique du néo-chartalisme. Ce dernier considère notamment que lÉtat émet la monnaie dont il a besoin pour ses dépenses et en initie ainsi lutilisation dans la sphère marchande. Or, aussi bien lanalyse théorique que certains faits historiques conduisent à remettre en cause ce point de vue. Plusieurs travaux notables proposent dintéressantes interprétations économiques des phénomènes historiques3. Ils montrent que lhistoire est jalonnée de tentatives dimposition dinstruments monétaires par la puissance publique et  parfois - de leur rejet. Il en ressort également que lessor industriel  et commercial européen na pu seffectuer quà partir du moment où un système de monnayage capitaliste se mit en place. Ce dernier point suscite un deuxième type de problème qui surgit à la lecture de la littérature néo-chartaliste : la capacité démission des banques secondaires se voit extrêmement minorée par le système de monnayage fiscal décrit.                                                   2Cf. le numéro 162 de la revueLHomme, en particulier la contribution de Breton (2002). 3On songe en particulier aux travaux de Benetti et Cartelier (1980) ; Bichot (1984) ; Courbis, Froment et Servet (1990) ; Boyer-Xambeu, Deleplace et Gillard (1990).
 
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Précisons demblée lobjectif de ce travail : en pointant certaines questions posées par lanalyse néo-chartaliste, il ne sagit absolument pas dexclure lÉtat de lanalyse monétaire. On ne trouvera pas dans les pages qui suivent une défense des thèses visant à décentraliser totalement loffre de monnaie dans une logique defree banking. On insistera au contraire sur le rôle de lÉtat dans lacceptation et la régulation de la monnaie.   Le partisan le plus opiniâtre de loptique néo-chartaliste, Randall Wray, adopte une méthode danalyse combinant des arguments théoriques et des validations historiques. Si lon désire discuter certains de ses postulats, on se doit demprunter un cheminement similaire. Dans une première étape, nous présentons brièvement les principaux arguments développés par les néo-chartalistes, avant daborder la question plus précise du rôle que lÉtat est censé jouer dans lacceptation collective de la monnaie. Nous nous interrogeons ensuite sur le lien supposé entre lintégration de la monnaie et la politique fiscale. Dans une seconde partie, la conjonction établie par les néo-chartalistes entre fiscalité et monnaie centrale nous conduira à étudier la relation hiérarchique qui sétablit entre la Banque Centrale et les banques commerciales. Il apparaîtra quen matière dintégration de la monnaie, les liens essentiels sont plutôt à rechercher entre lactivité bancaire et la production quentre le système fiscal et la Banque Centrale.   I. Le néo-chartalisme et le rôle de lÉtat dans lacceptation collective de la monnaie  Au début du XXe siècle, Knapp élabore une analyse nominaliste ouchartale de la monnaie : « la monnaie est une création du droit et peut subsister sans métaux monétaires, et
 
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la raison fondamentale en est que lunité monétaire se définit non techniquement mais juridiquement » [Knapp (1905), p. 282, cité par Rist (1951), p. 399]4. Il sagit pour lui de réfuter les approches métallistes et/ou quantitatives pour placer au premier plan laspect conventionnel de la monnaie. La monnaie ne constitue pas un domaine annexe de lanalyse économique, mais doit être intégrée aux phénomènes sociaux. Wray a récemment réactivé cette voie de recherche chartaliste en focalisant notamment lapproche sur le circuit fiscal.   I.1. Les fondements de la thèse néo-chartaliste  Létude des liens entre le droit et la monnaie nest aucunement inaugurée par Knapp. En effet, lhistoire recèle de nombreux débats centrés autour du rôle du pouvoir dans la définition des unités monétaires : les controverses scolastiques du XIVe siècle se concentrent sur la question de savoir si la monnaie est le fait du prince ou possession de la communauté5. Constamment questionné, ces thèmes rejaillissent avec vigueur en Angleterre à la fin du XVIIe siècle lors de la refonte des espèces métalliques : Nicolas Barbon affirme dans son Discourse of Tradela monnaie soit en or ou en qu'il n'est absolument pas nécessaire que  « argent, puisque c'est la loi qui lui confère sa valeur » [Barbon (1690), p. 20]6. Avec le développement de lusage du papier-monnaie, on assiste progressivement à une déconnexion entre les valeurs intrinsèques et extrinsèques des instruments monétaires. Le droit (avec les notions de cours légal) tend à occuper une place de plus en plus importante dans le traitement de ces questions. Knapp va systématiser lapproche juridique des phénomènes monétaires. Il                                                  4creature of law. A theory of money must therefore deal with legal history. », Knapp, 1924, p.1.« Money is a 5 Voir Favier (1981).  : «Dans lEthique à Nicomaque, Aristote déclare à propos de la monnaie monnaie la dailleurs est devenue une sorte de substitut du besoin, à titre conventionnel. Et cest pour cela quelle porte ce nom de « monnaie » [en grec :nomismapas à la nature, mais à la loi [en grec], parce quelle tient, non  : nomos] ». Aristote (2004), p. 249. 6 « [...] Cf. également Barbon (1696), p. 86 :the Money has its value from the Authority of that Government where it is Coin'd, by which it is made Current and Lawful Money». 
 
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explique que la monnaiechartale (les moyens de paiements proclamés) peut-être hylogénique (monnaie-métal) ouautogénique LÉtat constitue lultime (papier-monnaie). décisionnaire lorsquil sagit dattribuer telle ou telle valeur aux divers instruments monétaires. Wray revendique explicitement une filiation avec ces apports. « Lapproche néo-chartaliste insiste sur le fait que la monnaie ne tire pas sa valeur de la marchandise dans laquelle elle est fabriquée (ni des réserves dune marchandise détenue pour couvrir son émission dans le cas du papier monnaie), mais plutôt de la volonté de lÉtat de laccepter en paiement » [Wray (2003), p. 55]7fait que la monnaie ne tire pas son pouvoir dachat de. Le la marchandise qui lui sert de support est désormais communément accepté. En outre, le néo-chartalisme permet de compléter les travaux montrant que la monnaie napparaît pas suivant « la fable du troc »8. Cette fable, exposée entre autres par Adam Smith, élimine toute intervention hiérarchique ou politique dans lapparition des formes monétaires : à létat primitif, les échanges sopéreraient sans aucune médiation monétaire ; seule lextension de la sphère des échanges nécessiterait un médium commun par la suite. Cette démarche consiste à réintégrera posterioridans lanalyse en supposant quelle ne modifiela monnaie pas fondamentalement les mécanismes à luvre. Se pose alors la question de la pertinence dune analyse du fonctionnement du système économique qui ne fasse pas appel, dès lorigine, à la monnaie9. Wray insiste sur le fait que les échanges ont longtemps pu être réglés par des opérations écrites de débit et de crédit. Dans cette perspective, laccent est logiquement mis sur la fonction dunité de compte. Cette fonction est en effet primordiale car cest dans cette dernière que les relations monétaires sont exprimées et que les paiements sont réalisés. « La monnaie de compte, cest-à-dire ce en quoi les dettes, les prix et le pouvoir
                                                 7Cf. également Goodhart (1998). 8notamment les travaux de Servet (1988).Voir 9 Benetti (1985) et Cartelier (1985).  Cf.On peut se reporter sur ce point à lensemble du numéro spécial  dÉconomie Appliquéecoordonné par Barrère (1985).
 
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dachat général sontexprimés, est le concept principal dune théorie de la monnaie » [Keynes (1930/1971), p. 3]. Le moyen de paiement et la réserve de valeur sont en relation directe avec celle-ci : « la monnaie elle-même, cest-à-dire ce quilibère des contrats de dette ou des contrats de prix et dans la forme de quoi le pouvoir dachat général estdétenu, tire sa nature de la relation à la monnaie de compte puisque les dettes et les prix doivent au départ être exprimés en termes de cette dernière » (ibidAinsi, la monnaie napparaît pas comme une.). marchandise qui émergerait afin de rompre les problèmes issus de la double coïncidence des besoins. La monnaie de compte, en tant quinstrument de mesure, ne possède pas de valeur intrinsèque. Elle constitue le « langage chiffré commun », la dénomination ; elle est linstrument de mesure des grandeurs économiques. Pour Hawtrey, « lorsquune marchandise est utilisée comme monnaie, elle sert naturellement dunité et peut être quun élément absolument conventionnel et arbitraire »10. En tant que moyen de paiement, cest elle qui éteint les dettes et permet dobtenir dans léchange les biens et services disponibles au sein de la communauté. Le paiement en monnaie permet au payeur dannuler sa dette envers le payé11fait quaujourdhui la monnaie est très. Lévolution du système des paiements largement dématérialisée.La conversion de la monnaie en une marchandise qui servait de base à son émission a perdu toute importance. Wray reprend la précision apportée par Keynes dans leTraité: « monnaie de la compte est laésigdon natiou lintitulé et la monnaie est lachose qui répond à cette désignation » [Keynes (1930/1971), p. 3]. Aussi le rôle de lÉtat est-il essentiel pour deux raisons. Tout dabord il définit le nom de lunité de compte et participe en cela à lunification du système monétaire en uniformisant le langage chiffré commun. Il détermine par ailleurs le ou les supports qui permettent la circulation et la reconnaissance collective du ou des moyens de paiement. Ainsi, pour reprendre la belle métaphore de Keynes, lÉtat « revendique le droit                                                  10p. 2, traduit par Diatkine (2002), p. 166.Hawtrey (1928), 11Cf. Courbis (1985).
 
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non seulement dimposer le dictionnaire, mais aussi décrire le dictionnaire » (ibid., p. 4). Par conséquent, « plutôt que dimaginer une économie de troc qui découvre un moyen déchange lubrifiant, lapproche néo-chartaliste insiste sur le rôle joué par lÉtat dans la désignation de lunité de compte et dans la dénomination précise de la forme qui lui correspond (pièces, billets, comptes courants, etc.) » [Wray (2003), p. 64-65].  Knapp reconnaît explicitement que « tous les moyens par lesquels un paiement peut être effectué au profit de lÉtat font partie du système monétaire. Sur cette base,ce nest pas lémission mais lacceptation qui est décisive. Lacceptation par lÉtat délimite le système monétaire » [Knapp (1924), cité par Wray (2000), p. 51, nos italiques]. A sa suite, le courant néo-chartaliste sintéresse essentiellement aux raisons pour lesquelles la monnaie devient le référent commun et se voit acceptée dans la communauté de paiement considérée. A ce stade, laccent est donc plutôt mis sur lacceptabilité de la monnaie que sur son intégration dans léconomie. Cest ce point précis du rôle de lÉtat dans lacceptation de la monnaie que nous voudrions discuter maintenant.   I.2. Une monnaie fiscale ?  Selon Wray, la monnaie « nest pas apparue comme un moyen déchange permettant de réduire les coûts, mais comme lunité de compte dans laquelle les dettes envers le palais (les obligations fiscales) étaient mesurées » [Wray (2000), p. 43]. Il y aurait donc dès lorigine un lien entre la frappe de la monnaie et les finances de lÉtat : « dès le tout début les
 
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pièces furent frappées afin de fournir un financement à lÉtat » (ibid., p. 46). Lintégration de la monnaie repose donc sur la capacité de lÉtat à imposer une « dette fiscale » à ses sujets12. En se référant notamment au travail de Lerner, Wray soutient que les lois de pouvoir légal ne sont pas suffisantes pour imposer lacceptation de la monnaie13. « Il est vrai quune simple déclaration que telle ou telle chose est monnaie ne sera pas suffisante, même si elle est soutenue par la plus convaincante évidence constitutionnelle de la souveraineté absolue de lÉtat » [Lerner (1947), cité par Wray (2003), p. 55]. En revanche, en définissant ce quil accepte aux caisses des percepteurs, lÉtat pourrait imposer lutilisation et lacceptation collective de la monnaie. En effet, les agents lutilisent et lacceptent dans les échanges car ils savent quelle leur permettra de sacquitter des dettes fiscales. Dans loptique néo-chartaliste, largument essentiel est que tout ce qui est accepté en paiement par lÉtat peut servir de monnaie de règlement dans la sphère privée, puisque chacun sait quil pourra à son tour lutiliser pour payer ses impôts. Cest le cas pour les monnaies métalliques qui reçoivent le sceau de lautorité ; cest également valable pour la monnaie fiduciaire14. Dans la mesure où des monnaies peuvent continuer de circuler parallèlement à la monnaie dÉtat, lunité de compte décrétée peut parfaitement saccommoder de différents moyens de règlement. On peut donc considérer que lÉtat impose essentiellement le nom de lunité de compte, tout ce qui est jugé équivalent au montant stipulé en cette unité pouvant permettre de sacquitter de sa dette. Une hiérarchie se dégagerait ainsi, allant de la monnaie dÉtat  qui fonde en premier lacceptabilité  aux autres monnaies qui, puisquelles sont acceptées aux caisses des percepteurs, sont à leur tour acceptées dans les paiements privés. Cest ainsi lacceptation par lÉtat dune certaine monnaie en règlement des obligations fiscales qui engendre
                                                 12« Le concept clé est la dette, et spécifiquement la capacité de lÉtat à imposer une dette fiscale à ses sujets » [Wray (2000), p. 47]. 13 Cf. Wray (2003), p. 54-55. Dans leTraité Knapp « :, Keynes adopte cet argument considère comme monnaie  je crois à raison  toute chose que lÉtat décide daccepter en paiement des impôts, quelle ait ou non cours légal parmi les citoyens » [Keynes (1930/1971), note 1, p. 6]. 14Cf. Wray (2000), p. 49.
 
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lacceptation conséquente de cette monnaie dans les échanges, au-delà du circuit fiscal. Wray trouve chez Tobin (1998) une argumentation similaire : « par sa volonté daccepter un actif quil désigne en règlement des impôts et autres obligations, le gouvernement rend cet actif acceptable à tous ceux qui ont de telles obligations et, à leur tour, à tous ceux qui ont des obligations envers eux, etc. » [cité par Wray (2000), note 18, p. 64]. Les différentes monnaies étant peu à peu remplacées par la monnaie de lÉtat, celui-ci participe à lhomogénéisation du système monétaire.  Il semble avéré que lÉtat joue un rôle primordial dans la définition du nom de lunité de mesure (il écrit le dictionnaire). En outre, il joue également un rôle important par les lois de cours légal ou en décrétant les formes monétaires quil accepte en paiement des impôts (il impose le dictionnaireargumentation est séduisante, il nest toutefois pas certain). Si cette quelle suffise à établir avec certitude un lien de causalité entre les décisions des autorités et les pratiques monétaires en vigueur. On doit dailleurs noter que lÉtat peut parfois avoir une responsabilité directe dans leffondrement du système monétaire quil cherche à unifier. Lorsque les agents doutent de la capacité de la puissance publique à gérer convenablement ses émissions de monnaie, ils vont rechercher un moyen alternatif de conserver leur pouvoir dachat (ce peut être une conversion en or, mais aussi en toute autre marchandise susceptible dêtre acceptée par le plus grand nombre). Dans ce domaine, lÉtat ne se trouve donc nullement investi dune puissance incontestable. Il ne suffit pas que soit décrété que tel instrument sera monnaie pour quune acceptation unanime suive cette déclaration. Limage du dictionnaire reprise à Keynes est utilisée pour avancer que lÉtat détermine les termes dans lesquels les agents vont sexprimer. Cela ne signifie pas pour autant quil initie la procédure. Le rôle dun dictionnaire est clair : il entérine lutilisation de
 
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mots intégrés à une langue depuis quelque temps15. De plus, « le dictionnaire » peut être rejeté par la communauté, les exemples puisés dans lhistoire plus ou moins récente en attestent. En lespèce, les expériences tentées en France sous la Régence ou durant la période révolutionnaire constituent des étapes marquantes de lhistoire nationale. On le sait, John Law suggéra un plan destiné à monétiser la dette publique avec des billets. Le financier écossais voulait explicitement faire passer la France à un régime de papier-monnaie. Au départ, les billets furent acceptés de la même manière que le métal aux bureaux de recettes de lÉtat. Ensuite, lorsque la Banque Générale devint Banque Royale, Law chercha à monétiser les actions de la Compagnie du Mississipi et à démonétiser lor ; lessentiel étant daprès lui que la richesse soit liquide. On le sait, le système finit par faire lobjet dun rejet extrêmement brutal16. Quelques décennies plus tard, la Convention lança lexpérience des assignats selon la logique suivante : « tandis que le papier de Law était hypothéqué sur les fantômes du Mississipi, le nôtre lest sur les très réelles et très apparentes propriétés du clergé » [Barnave cité par Sédillot (1979), p. 51]. Lémission dun montant de plusieurs milliards dassignats gagés sur les biens du clergé submergea la société et mis la confiance à mal. Bientôt, les billets ne circulèrent plus, malgré la menace de la guillotine pour ceux qui les refuseraient. En septembre 1796, on finit par brûler les planches à billets. Beaucoup plus récemment, la gestion de la dette souveraine fut au cur des déboires monétaires et financiers connus par lArgentine : au cours des années 1990, les provinces créèrent leurs propres instruments pour payer les fonctionnaires et les retraites. Avec 88 émissions obligataires en circulation dans cinq territoires relevant de cinq juridictions différentes,
                                                 15Citons un grammairien du XVIIe siècle : « une personne particulière, de quelque qualité quelle soit, fût-ce un  Prince et un Souverain, bien loin de pouvoir ajouter des mots à la langue, ne peut pas même ajouter une lettre à lAlphabet », cité par Olender (2003), p. 101. Le dictionnaire ratifie les usages et tente de les figer, mais en aucun cas il nintroduit de vocablesex nihilo. 16Pour une présentation beaucoup plus fouillée, se référer à Cartelier (2005).
 
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